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4. Quelques figures du temps en Sciences de la Terre

4.3. Gradualisme contre équilibres ponctués (fin du 20è siècle)

Depuis près de 150 ans, c'est-à-dire depuis la publication en novembre 1859 de "L'origine des espèces" de Charles Darwin (1809-1882), la théorie de l'évolution des espèces ne cesse d'être enrichie, aménagée, controversée. C'est une théorie qui de nos jours reçoit l'adhésion de la quasi-totalité de la communauté scientifique (Langaney, 1990, p.153) et comme l'écrit E. Mayr (1993, p. 179), "La saine agitation qui caractérise aujourd'hui la biologie de l'évolution ne doit pas être considérée comme une lutte dévastatrice, mais plutôt comme la pétulance que l'on rencontre dans toutes les branches bien vivantes de la science." Nous n'allons pas reprendre toutes les discussions autour de cette théorie mais nous attacher à l'opposition qui existe actuellement entre les chercheurs sur le rythme de l'évolution : dans le prolongement de l'oeuvre de Darwin, certains comme E. Mayr, se rangent à l'idée d'évolution graduelle des êtres vivants alors que d'autres comme Eldredge et Gould proposent une évolution véritablement "saltatoire". En quoi ces deux approches illustrent-elles la "multiplicité" des temps ?

4.3.1. Le gradualisme

Au milieu du 19e siècle, la publication de "L'origine des espèces" de C. Darwin ébranle la communauté scientifique. Même si quelques autres avant lui, le zoologiste Lamarck par exemple, ont envisagé l'idée d'évolution, la théorie que développe Darwin est novatrice parce qu'elle donne un mécanisme de l'évolution, la sélection naturelle, et parce qu'elle introduit le hasard dans l'histoire des êtres vivants. Darwin considère que les espèces vivantes présentent en leur sein une certaine variabilité qui tient au hasard. Dans leur "lutte pour l'existence" (conditions environnementales, concurrence vitale, réussite de la reproduction), seuls les organismes d'une espèce présentant les variations avantageuses survivent : il y a sélection naturelle des plus aptes, c'est-à-dire "conservation des différences ou des variations individuelles favorables" et "élimination des variations nuisibles" (Darwin, 1983 (1886), p.86). "Hasard" des variations, "nécessité" imposée par le milieu, voilà ce qui peut caractériser le mécanisme de l'évolution selon Darwin. Celui-ci s'emploie dans son ouvrage à fonder et à discuter les limites de sa théorie. Dans ces développements, il affirme sa conception d'une évolution graduelle des espèces en empruntant à Leibniz le vieil adage : "Natura non facit saltum" (Ibidem, p. 226). C'est progressivement, graduellement, par le jeu de modifications légères et répétées associées au tri par le milieu des plus avantageuses que les espèces se sont transformées ou se transforment. Elles engendrent en leur sein d'abord des variétés qui insensiblement, conduisent à de nouvelles espèces.

L'idée de gradualisme appelle en conséquence :

a) un ou des mécanismes permettant la variation elle-même dans tout ce qu'elle a d'aléatoire et la pérennisant de génération en génération. Cela renvoie à l'étude des supports et des mécanismes de l'hérédité. Darwin manquait à ce sujet d'arguments forts (il adhérait, comme beaucoup de chercheurs de son époque, à la théorie de l'"hérédité flexible"9) mais ses

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successeurs, à la lumière des recherches sur les gènes et leur transmission, conforteront la théorie de la sélection naturelle (M. Blanc, 1990, p. 63).

b) l'existence de formes de transition entre les espèces. La paléontologie ne cessera de s'y intéresser tout en reconnaissant le manque fréquent de ces "chaînons" dans les archives géologiques. Faut-il y voir, comme Darwin, "l'extrême imperfection" des documents fossiles ou, comme Gould, un argument de poids contre le gradualisme ?

c) la nécessité de l'immensité des temps géologiques pour que de grandes modifications aient le temps de se faire et se concrétisent par une diversité des espèces et des groupes. "La seule durée du temps ne peut rien par elle-même, ni pour ni contre la sélection naturelle" écrit Darwin mais cette "durée du temps est seulement importante (...) en ce qu'elle présente plus de chances pour l'apparition de variations avantageuses et en ce qu'elle leur permet (...) de s'accumuler et de se fixer" (1983 (1876), pp. 112-113). Cette nécessité du temps long n'a jamais posé réellement de problème, l'immensité des temps géologiques étant admise. C. Darwin d'ailleurs renvoyait assez sèchement ses détracteurs à la lecture des Principes de la Géologie de C. Lyell (1797-1875) : "Quiconque peut lire le grand ouvrage de Sir Charles Lyell sur les Principes de la Géologie, auxquels les historiens futurs attribueront à juste titre une révolution dans les sciences naturelles, sans reconnaître la prodigieuse durée des périodes passées, peut fermer ici ce volume." (Darwin, 1983 (1876), p. 357)

Il y a dans la théorie de l'évolution développée par Darwin et consolidée depuis à la lumière de la génétique, la prise en compte des modifications aléatoires s'effectuant chez les êtres vivants, suivie de la prise en compte de l'action du milieu (survie des plus aptes)10. Ainsi se

construit un "chemin" irréversible de l'histoire de vie conduisant, à cause de la sélection, vers plus de complexité. Mais ce n'est pas une "route" globalement prévisible, car Darwin introduit le hasard dans l'histoire des espèces : c'est ce qui sépare radicalement la théorie darwinienne de toute pensée évolutionniste antérieure (Jacob, 1970, p. 170). Il est vrai que de nombreuses données (paléontologiques, géographiques,...) concourent à montrer la contingence des êtres vivants et de leur formation (Ibidem, p. 183).

4.3.2. Les équilibres ponctués

Selon le paléontologue américain S.J. Gould (1941-2002), l'histoire de la vie est insuffisamment expliquée par la théorie "continuiste" de l'évolution parce qu'elle sous-estime la complexité de notre monde : "...les évènements sont si imbriqués et embrouillés par des éléments chaotiques et aléatoires, ils sont si peu reproductibles, ils mettent en jeu tant d'éléments spécifiques, que les modèles standard de prédiction ne s'appliquent pas" (Gould, 1994, p. 90). Darwin mettait en jeu le hasard, Gould affirme le rôle déterminant de la

contingence, à tout le moins bien supérieur à l'impact de la sélection naturelle : "presque

chaque phénomène intéressant de l'histoire de la vie relève du royaume de la contingence" (Gould, 1991, p. 324), contrairement à l'origine de la vie, il y a quatre milliards d'années, qu'il considère comme inévitable compte tenu des conditions physico-chimiques d'alors. C'est ainsi que " pour comprendre les évènements et tendances générales de l'histoire de la vie, nous devons dépasser les principes de la théorie de l'évolution et examiner d'un point de vue paléontologique les structures contingentes de l'histoire de la vie, la seule version réelle qui se soit développée sur notre planète, parmi des millions d'autres qui auraient été possibles" (Gould, 1994, p. 92).

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Sans remettre donc en cause la théorie générale de l'évolution, Gould en démonte certains aspects et mécanismes, fragiles selon lui au vu de certaines données paléontologiques. Précisons un peu :

- La théorie classique parle d'une complexification voire même d'un "progrès" dans les formes vivantes qui se sont succédées sur la Terre (pour certains, l'Homme en serait l'aboutissement le plus parfait). Faux, selon Gould, au regard notamment des études de la faune cambrienne : les schistes de Burgess au Canada livrent des formes d'une incroyable diversité et complexité. Si on replace l'explosion de la vie cambrienne dans l'histoire de la vie telle qu'on la connaît : sur environ 4 milliards d'années au total, on a "trois milliards de vie unicellulaire, 5 millions d'années d'une créativité intense (au Cambrien), le tout couronné par plus de 500 millions d'années de variations sur des thèmes anatomiques donnés" (Gould, 1994, p. 96), ce qui met en doute une tendance prévisible et continue vers la complexité et le "progrès".

- La théorie classique envisage une évolution graduelle dont le mécanisme principal serait la sélection naturelle. Eldredge et Gould remettent en cause le gradualisme, mais non le darwinisme (Gould, 1982, p. 208). Ils opposent au gradualisme la théorie des équilibres ponctués : l'évolution des espèces se serait faite en "marches d'escaliers inégales" plutôt que selon un "plan plus ou moins incliné" : "...l'équilibre ponctué, dans son principe fondamental, se fie à l'interprétation littérale du témoignage géologique et soutient que la plupart des espèces sont apparues brusquement avant de se perpétuer "en plateau", et que ce n'est pas là l'expression d'un authentique gradualisme masqué par les lacunes de nos collections de fossiles." (Gould, 1990, p.284). C'est en s'appuyant sur son expertise paléontologique que Gould souligne que l'on n'a jamais "vu" le gradualisme dans les roches elles-mêmes (Gould, 1982, p. 208).

Selon Gould et Eldredge, l'évolution des espèces est donc discontinue, alors que la théorie "classique" la pense continue. Pour A. de Riqlès (2002, pp. 27-28), titulaire de la chaire de biologie historique et évolutionnisme au Collège de France, il y a, derrière ces propositions, un "problème de temps" : les mécanismes micro-évolutifs étudiés par les systématiciens et les généticiens relèvent du "temps écologique" court. Or Gould, en tant que paléontologue, travaille sur ses témoins dans les strates géologiques. Il n'est pas dans la même échelle de temps ; il est sur du "temps géologique" profond. Comme de Riqlès l'écrit : "Tout le problème est de parvenir à transposer un temps dans l'autre et à rendre compte des inéluctables distorsions correspondantes" (2002, p. 28). Pour Gould et Eldredge, si les processus de spéciation sont longs à l'échelle du temps écologique, il n'en demeure pas moins qu'ils sont très courts à l'échelle des temps géologiques. La théorie classique de l'évolution proposerait une extrapolation simple du temps écologique au temps géologique. Outre le fait que cet exemple illustre la "multiplicité" des temps, ne montre-t-il pas également la rencontre et la difficulté d'articulation d'un problème fonctionnel (l'évolution actuelle des populations) et d'un problème historique (l'histoire des espèces) ? Nous sommes sur un cas d'utilisation de l'actualisme, dont Gohau dit qu'il est à la rencontre des deux géologies. Sa complexité, que nous percevons sur ce problème en rapport avec la paléontologie, sera étudiée dans le chapitre 2.

Ajoutons enfin que selon Gould, les catastrophes qui ont jalonné l'histoire de la Terre et ont provoqué des extinctions de masse11, n'auraient pas seulement accentué des évènements

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Les géologues identifient cinq crises majeures caractérisées par des extinctions en masse. Elles se situent il y a 65 millions d'années (crise Crétacé/ Tertiaire = crise K/T, à la limite entre l'ère Secondaire et l'ère Tertiaire), il y a 210 millions d'années (à la limite entre le Trias et le Jurassique), il y a 250 millions d'années (à la limite

ordinaires, à savoir la sélection plus marquée des plus aptes (la compétition darwinienne). Elles auraient également changé brutalement les règles du jeu. En effet, les groupes ou espèces survivantes ne semblent pas être les mieux adaptées lors des périodes normales. Les archives paléontologiques montrent par exemple que les groupes ou espèces qui ont survécu à la crise de la fin du Crétacé n'ont pas vraiment de points communs qui signaleraient des adaptations particulières (Gould, 1994, p. 97).

4.3.3. Conclusion

Le tableau suivant illustre la multiplicité des temps dans la controverse "gradualisme/ équilibres ponctués". On peut remarquer que ces deux théories s'opposent principalement en termes de continuité/ discontinuité.

L'évolution des espèces Gradualisme Equilibres ponctués * s'incrit dans : - un temps sagittal

- un temps long

* se caractérise par : - l'irréversibilité des mécanismes Hasard s'exerçant sur des

phénomènes

Contingence des évènements

Continuité Discontinuité

Tableau 1.2. La multiplicité des temps dans le gradualisme et les équilibres ponctués

Si nous prenons en compte les deux exemples étudiés, neptunisme/ plutonisme et gradualisme/ équilibres ponctués, nous remarquons que la "multiplicité" des temps participe de la construction des problèmes et des savoirs géologiques : elle accompagne l'histoire de la recherche en géologie, elle concerne des domaines divers de la géologie, elle existe au sein d'un même domaine.

D'autre part, il paraît important de noter que cette multiplicité ne se limite pas à la seule prise en compte du temps linéaire, de la chronologie et de la durée. On voit combien la durée peut être investie de certains rôles du temps : ainsi, la contingence qui par ses effets oriente le cours de l'histoire.

5. Conclusion.

Les approfondissements de ce chapitre permettent de situer les sciences de la Terre entre un pôle fonctionnaliste et un pôle historique. Mais la dualité géologie fonctionnaliste/ géologie historique n'est pas si tranchée qu'on pourrait le croire : beaucoup de problèmes géologiques sont mixtes et le temps n'est pas l'apanage de l'une ou de l'autre. Plutôt que de "mettre tout dans tout", nous allons réfléchir sur ce qui fonde chacun de ces pôles et les met en tension.

- Nous interrogerons d'abord l'articulation entre le pôle fonctionnaliste et le pôle historique de la géologie. Nous consacrerons le chapitre 2 à étudier le principe de l'actualisme, dont Gohau nous dit qu'il les réunit.

entre l'ère Primaire et l'ère Secondaire) , il y a 370 millions d'années (entre le Frasnien et le Famennien, dans la période du Dévonien) et enfin il y a 440 millions d'années, entre l'Ordovicien et le Silurien. (Jaeger, 1996, p. 145).

- Il paraît également nécessaire d'étudier les caractéristiques des savoirs construits dans la géologie "plutôt" fonctionnaliste et dans la géologie "plutôt" historique, et les liens qu'ils entretiennent avec le temps. Ce sera l'objet du chapitre 3.

- Enfin, nous pensons que les problèmes choisis (deuxième partie de notre recherche) pour réaliser une étude didactique devront tenir compte de cette complexité des sciences géologiques vis à vis du temps.

Chapitre 2