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LE FONCTIONNEMENT D’UNE DORSALE L’actuel extrapolé et la mise à l’écart du temps

LE FONCTIONNEMENT D'UN OCEAN Un état du savoir

3. Caractéristiques comparées de la sédimentation et de l'expansion

5.2. La mobilisation de l'actualisme

En sa qualité de géophysicien, Xavier Le Pichon nous dit qu'il est un chercheur qui se focalise sur les processus (XLP, 260, 262, 264). La géologie historique ne l'intéresse que par les processus physiques en jeu (processus sédimentaires par exemple ; XLP, 262). Il exprime d'ailleurs le rôle de l'actuel dans ses recherches : "Je travaille toujours à partir des processus actuels et je m'en sers pour expliquer des situations antérieures" (XLP, 266). C'est dire qu'il recourt à de l'actualisme méthodologique. Il est alors nécessaire de voir quel actualisme il utilise (actualisme de 1er niveau ou d'analogie ? Actualisme de 2è niveau ?) et comment il l'utilise, quand nous savons combien cette utilisation peut être difficile dans un cadre directionnaliste (voir le chapitre 2).

5.2.1. Le temps long pour les géologues et les géophysiciens

Une façon d'entrer dans l'utilisation de l'actualisme des chercheurs est de préciser le rapport qu'ils entretiennent avec le temps. Or Xavier Le Pichon oppose les besoins des géophysiciens aux besoins des géologues. Quand nous lui demandons le rôle que les chercheurs donnaient au temps au milieu du 20è siècle (DO, 207), il nous rappelle d'abord qu'après la seconde guerre mondiale, la communauté scientifique dispose d'une estimation fiable de l'âge de la Terre et de ses principales époques "donc on avait l'idée de l'importance du temps" (XLP, 210). Puis il nous dit la nécessité du temps long qu'avaient les géologues, alors que cela n'était pas une exigence des géophysiciens :

" Les géologues avaient toujours dit qu'il fallait beaucoup de temps. Au contraire des géophysiciens d'ailleurs qui s'étaient complètement trompés tant qu'ils n'ont pas connu la radioactivité." (XLP, 210). La teneur de "l'erreur" des géophysiciens confirme l'idée que la durée préoccupe les géologues et moins les géophysiciens. Cette "erreur" remonte à la fin du 19è siècle, quand le physicien Sir William Thomson (1824-1907), plus connu sous le nom de Lord Kelvin, calcule l'âge de la Terre (plus précisément l'âge écoulé depuis la consolidation du globe) en utilisant ses recherches sur la transmission et la perte de chaleur. Il parvient au fait que l'âge de la croûte est vraisemblablement compris entre 98 et 200 millions d'années. Cette estimation est alors contestée par les géologues "qui avaient pris l'habitude de raisonner sur des durées supérieures" (Gohau, 1987, p. 193) et les héritiers de Darwin qui travaillaient sur l'évolution des espèces. A la fin du 19è et au début du 20è siècle, la découverte de la radioactivité naturelle (H. Becquerel, 1896), les travaux des Curie et de Rutherford (datation absolue des roches grâce à leurs éléments radioactifs) vont conduire à la réfutation des calculs de Kelvin et de leur assise43

au profit des longues durées.

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J. Joly (1909) montre dans son ouvrage Radioactivity in Geology que la chaleur de la Terre comprend sa chaleur résiduelle augmentée de la chaleur produite par la radioactivité de ses roches (Gohau, 1987, p. 193).

Selon Xavier Le Pichon, les géologues ont donc absolument besoin du temps long, les géophysiciens pas nécessairement. Nos approfondissements sur l'actualisme (chapitre 2) pourraient expliquer cet état de fait : les géologues feraient jouer l'actualisme de 2è niveau qui exige le temps long. Qu'en est-il alors des géophysiciens ?

5.2.2. L'actualisme des géophysiciens Les priorités géologiques des géophysiciens

Xavier Le Pichon pose les limites à étudier la Terre dans la seule posture de géologue. Il nous dit ce que faisaient les géologues : ils observaient et décrivaient qualitativement, des strates par exemple, et ils essayaient de reconstruire une histoire qualitative, comme l'histoire d'une chaîne de montagnes (XLP, 190, 198). Mais il y a selon lui un grand problème : "Les géologues reconstruisaient dans le temps mais sans avoir une idée précise de la vitesse des processus" (212) puis il ajoute "Le temps... Ca ne veut rien dire de dire que telle roche a, je ne sais pas, 30 millions d'années etc... si on ne sait pas quelles sont les constantes de temps des processus physiques qui vous permettent de passer du niveau de cette roche à la situation actuelle, quand vous parlez en termes de compréhension de l'histoire de la Terre. C'était ça le grand problème." (XLP, 214) Nous comprenons que les géologues replacent dans le passé des objets ou des processus physiques sans toujours suffisamment connaître la teneur de ces processus et prendre en compte leur constante de temps. Voici la fin de son intervention : "C'est que les constantes de temps des processus physiques, pas seulement les constantes de temps mais les processus physiques eux-mêmes, n'étaient souvent pas connus et quand ils étaient connus, on se trompait complètement sur leurs constantes de temps"(XLP, 214). Xavier Le Pichon nous donne des exemples de processus : érosion, mouvements des plaques, glaciation , déglaciation ... (XLP, 220, 222) ; pour leur constante de temps, ses propos orientent vers leur vitesse (XLP, 222). En fait, il dit la nécessité de tirer le travail du géologue du côté de la quantification des processus physiques, ce que font les géophysiciens. La suite de ses propos est à ce sujet instructive : "Le temps, c'est pas seulement connaître une échelle. C'est connaître quels sont les processus qui font que vous passez d'une étape à l'autre. Et quelles sont leurs constantes de temps" (XLP, 216).

Xavier Le Pichon place donc la recherche géologique entre un pôle géologique et un pôle géophysique, avec une mise en valeur du rôle du pôle géophysique : en accordant de l'importance à la quantification, le pôle géophysique renforce le pôle géologique. Il nous semble cependant que Xavier Le Pichon limite les apports du pôle géologique. Car nous l'avons vu, le géologue ne se contente pas de construire une échelle de temps ; il reconstitue des évènements et des phénomènes passés. Quant au pôle géophysique, nous souhaitons en préciser les rôles, toujours dans le but de comprendre la nature de l'actualisme en jeu.

Quantifications chez les géophysiciens

A plusieurs moments de l'entretien, nous pouvons nous faire une idée du travail des géophysiciens, préoccupés d'expliquer la physique de la Terre (XLP, 188). Ils quantifient : "une quantification continuelle" (XLP, 228). Ils choisissent et mesurent des paramètres

dans un cadre problématique (XLP, 286) : champ magnétique, champ gravimétrique, flux

de chaleur, passage des ondes acoustiques dans la Terre (sismique réflexion et sismique réfraction) (192) ; ou encore ils mesurent des vitesses (vitesse des plaques, des déformations) (XLP, 18, 22). De là, il déduisent la répartition des propriétés physiques et précisent la structure actuelle de la Terre (XLP, 192,194). S'ils s'intéressent à l'histoire de la Terre, c'est

pour dresser l'évolution temporelle des paramètres qu'ils mesurent : les géophysiciens ne vont pas "sur l'histoire de la terre en tant que telle sauf une histoire par exemple l'histoire d'un point de vue flux de chaleur ou des choses comme ça" (XLP, 196). A propos de l'histoire thermique de la Terre, Xavier Le Pichon nous donne des précisions sur le mode d'appréhension par les géophysiciens de cette évolution temporelle (XLP, 212) : " ils connaissaient (les géophysiciens) les constantes radioactives donc ils faisaient des modèles qui étaient une évolution dans le temps de la thermique de la Terre". Les mesures du flux thermique actuel participent de cette construction de modèle quantitatif d'évolution. C'est leur façon de se projeter dans le passé et de construire de l'histoire : par la quantification.

Extrapolation à partir de l'actuel et actualisme

Il y a dans la mise en avant du quantitatif l'expression de l'intérêt de le généraliser à toutes les composantes de la géologie (par exemple la paléontologie, XLP, 224), sans toutefois rompre avec les apports des méthodes géologiques classiques, mais pour faire des recoupements qui consolident les résultats. A propos des anomalies magnétiques, ce que dit Xavier Le Pichon montre une coopération entre géophysique et géologie. Etudions ses propos quand nous l'interrogeons sur la manière dont s'est faite la datation des anomalies magnétiques des fonds océaniques (DO, 239). Il nous précise que ce que l'on a d'abord daté, ce sont les inversions du champ magnétique "en prenant des séquences en général de laves mais quelquefois de sédiments, enfin de roches volcaniques qui étaient bien datées et dans lesquelles on mesurait c'est normal, inverse, normal, inverse, et on a reconstruit l'histoire des inversions du champ magnétique" (XLP, 240). Au début des années 1960 en effet, les Anglais Vine et Matthews (et le canadien Morley) mettent en relation l'échelle des inversions magnétiques définie sur les continents et l'hypothèse du "tapis roulant" des fonds océaniques de Hess44 pour expliquer

les profils d'enregistrement des anomalies magnétiques en milieu océanique : les anomalies seraient dues à des laves tantôt émises en période de champ normal (anomalies positives) et tantôt pendant des époques de champ inverse (anomalies négatives). Cela a vraisemblablement permis aux chercheurs de calculer des taux d'expansion océaniques. Mais le problème s'est posé lorsqu'il a fallu étendre cette échelle à des âges plus anciens. "Quand on a étendu beaucoup plus loin, alors là, ça devenait très difficile, quand on se retrouvait à des âges de 15-20 millions d'années, on n'arrivait plus à avoir la séquence à partir de la terre donc c'était trop difficile. Il y avait trop d'inversions. Donc là, on l'a fait... On a vérifié les âges qu'on avait extrapolés en supposant des taux comparables et en comparant les séquences d'anomalies d'un océan à l'autre. Donc on disait, donc là, avec ce taux là, on doit arriver à ce moment là à 35 millions d'années alors on forait et puis on vérifiait qu'on était bien dans l'Oligocène. Voilà. Donc après, ça a été vérifié comme ça. En général, on datait les sédiments qui étaient juste au-dessus parce que c'est très facile à faire avec les fossiles dedans" (XLP, 244). Qu'ont donc fait les chercheurs ? Ils ont extrapolé à des anomalies plus anciennes les résultats obtenus de l'étude de plus récentes. Pour chaque océan, la connaissance de la vitesse d'expansion, en faisant l'hypothèse de sa constance, leur a permis d'estimer l'âge des anomalies très anciennes situées beaucoup plus loin de l'axe de la dorsale. Cet âge a été confronté d'un océan à l'autre et à celui donné par les fossiles des sédiments reposant directement sur le fond. Et il y a eu convergence des résultats.

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En 1960, Hess reprend l'hypothèse des courants de convexion déjà envisagée par Holmes et Ewing, qu'il fait parvenir jusqu'à la surface ; le fond des océans serait ainsi un double tapis roulant qui émerge au rift (Le Pichon, 1984, p. 418).

En définitive, les chercheurs ont extrapolé des mesures obtenues sur une partie récente de l'océan à une partie plus ancienne de ce même océan. C'est bien de l'utilisation de l'actuel pour comprendre le passé. Est-ce de l'actualisme d'analogie ? Pas tout à fait en ce sens que le chercheur travaille sur un même domaine, l'océan Atlantique par exemple. Il ne projette pas les résultats d'un océan actuel sur un océan ancien différent : actuel ou passé, c'est toujours le même océan en jeu. S'agit-il d'un actualisme de 2è niveau où le temps long est nécessaire ? Il est vrai que retracer l'histoire d'un océan requiert du temps long, plusieurs dizaines de millions d'années, que la quantification par extrapolation reconstitue. Mais il s'agit d'un temps long "banalisé" en ce sens que les phénomènes qui s'y passent se constatent aujourd'hui (expansion océanique) ; on étend en continuité vers le passé des processus actuels. Dit autrement, ce temps long ne produit pas du qualitativement différent, comme ce serait le cas pour expliquer un charriage par exemple ; il ne produit que du quantitatif. Ce n'est donc pas le temps long de l'actualisme de 2è niveau.

En résumé, Xavier Le Pichon nous met en présence d'un actualisme d'extrapolation, qu'on peut considérer comme une sorte d'actualisme d'analogie qui fait jouer la durée. Cet actualisme projette intégralement dans le passé des phénomènes actuels ; mais cette projection se fait par extrapolation de l'actuel à des périodes plus ou moins reculées : elle étire donc l'actuel vers le passé. Le temps long a pour seule fonction de représenter la latitude d'étirement temporel de l'actuel. C'est un temps long qui prolonge dans le passé un phénomène actuel mais qui ne construit pas de phénomènes imperceptibles à l'homme parce que très longs.