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UNE ACTIVITÉ INCONSCIENTE DE L’INTELLECT ?

A. Les inférences inconscientes dans la perception visuelle

3. Une voie vers l’inconscient neurocognitif ?

L’élaboration inconsciente de la représentation

Nous avons souligné, à la fin de notre Chapitre I, la différence essentielle entre la conception schopenhauerienne de l’inconscient et celle de Leibniz. Schopenhauer, en effet, ne parle pas d’un inconscient cognitif : il établit que la Volonté dénuée de conscience est le fond de notre existence, et que la conscience n'en est que la partie émergée. Cependant, les précédents développements sur la notion d’inférences inconscientes dans la perception visuelle, nous font ici relativiser cette différence. Certes, Schopenhauer ne parle pas de petites perceptions inconscientes : toute perception est consciente, mais les sensations (rétiniennes et motrices) et la formation de la représentation sont inconscientes.

Si Schopenhauer ne partage donc pas la conception leibnizienne des perceptions inconscientes, il n’en reconnaît pas moins que le processus de perception visuelle, dans sa majeure partie, échappe à la conscience. Le travail de l’entendement, qui part de la sensation pour aboutir à la représentation, lui apparaît immédiat et donc inconscient1. Face aux descriptions anatomiques de la formation des images visuelles, on ne peut que convenir du caractère inconscient de leur formation.

Or, c’est justement sur ce processus que les neuroscientifiques, grâce à la technique de l’imagerie cérébrale, ont largement fait porter leurs recherches durant les trois dernières décennies. L’émergence du récent concept d’inconscient neuro-cognitif, à partir des résultats de ces travaux d’observations du fonctionnement du cerveau, participe d’une conception de la perception comme processus inconscient. Suivant ces travaux, la conscience n’intervient que 450 ms après la sensation rétinienne : ainsi la preuve a été faite que la production de l’image par le cerveau, production qui réclame des opérations complexes, est inconsciente2. Il semblerait donc que la conception schopenhaueriennes des inférences inconscientes, qui témoigne d’un travail proprement inconscient de

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Il est intéressant de noter qu’il s’agit purement et simplement de la description d’une expérience commune : l’absence de conscience du processus est un fait car il nous apparaît comme totalement immédiat et facile, alors que les sciences naturelles nous prouvent combien il nécessite de nombreuses opérations complexes de notre cerveau.

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Pour plus de détails, nous renvoyons ici à l'exposé des résultats du physiologiste Benjamin Libet fait par Bernard Andrieu dans son ouvrage, La neurophilosophie, coll. « Que sais-je ? », 1998, p. 50 -57.

89 l’entendement, puisse entretenir un dialogue intéressant et sans doute fécond avec ces récents travaux des neurosciences. Cette question du rapport entre la théorie schopenhauerienne de la connaissance et les travaux neuroscientifiques est bien trop large pour être traitée ici. Une telle étude des possibles points de contact entre les différents éléments de la philosophie de Schopenhauer et ces développements scientifiques actuels, mériterait d'être menée1.

Le cerveau : l’organe vivant de la connaissance

L’essentiel pour notre propos réside dans le fait que la formation de la perception témoigne du caractère vivant de la connaissance. Schopenhauer, qui identifie le cerveau à l’intellect2

, considère que la connaissance est une qualité essentielle de l’animalité. L’animal est un être connaissant, et c’est ce qui le distingue des autres formes de vie organique.

Ainsi, il est dans notre nature d’être tendu vers la connaissance : c’est en ce sens que Schopenhauer, dans le paragraphe 47 la première édition de la Quadruple racine, parle du « besoin qui nous est propre d’achever notre connaissance » (Schopenhauer, 1813, p. 121)3. Appréhender la réalité et former des représentations afin de s’orienter dans le monde fait intrinsèquement partie de notre essence : la connaissance, comme nous le disions dans le premier chapitre, est un processus vital en tant que fonction de l’organe (le cerveau) régissant le rapport avec le monde extérieur. La question des inférences inconscientes dans la perception visuelle nous a conduit à reconnaître que le processus de formation de la représentation est fondamentalement dénué de conscience. Le travail immédiat de l’entendement, qui échappe à la conscience, témoigne donc du fondement corporel, c’est-à-dire vivant, de notre connaissance. La formation de la représentation échappe à notre conscience, et nous renvoie à notre essence comme Volonté, et à

l’essence de notre cerveau comme Volonté-de-connaître. Tout acte de connaissance est un

acte de Volonté, et plus spécifiquement un acte de notre Volonté-de-connaître : la connaissance du monde est un besoin animal et a fortiori humain. Cette connaissance ne se limite pas à la simple représentation. Elle repose sur les relations qui s’établissent entre

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Il nous semble, en tout cas, à la vue de nos lectures et de nos présents développements qu'il serait fécond d'envisager la possibilité d'un dialogue entre la métaphysique de Schopenhauer et les neurosciences contemporaines.

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L’organe et la faculté ne sont qu’une seule et même chose considérée sous deux points de vue différents : le point de vue objectif, empirique, pour le premier ; le point de vue subjectif, du vécu, pour le second. Cela introduit une corrélation essentielle entre notre vécu et la description biologique des phénomènes.

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Il est intéressant de noter, sur ce point, que la première édition de la dissertation sur la Quadruple racine

du principe de raison suffisante, nous fournit ici certains éléments essentiels (notamment par l’emploi des

termes besoin et désir appliqués à la connaissance) pour comprendre la notion centrale (à mon sens) d’Erkennenwollen qui apparaîtra par la suite sans être véritablement précisée.

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elles (suivant les quatre formes du principe de raison suffisante) et s’étend jusqu’à l’abstraction et la réflexion. C’est justement dans l’activité réflexive, et dans des considérations élargies sur la nature de la connaissance, que nous allons maintenant chercher à déceler les manifestations de la Volonté-de-connaître. Ceci avant de nous pencher sur ses éventuelles manifestations dans les facultés intellectuelles elle-même et dans les rapports des représentations entre elles, notamment à travers l’importante notion d’association des idées.