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Quatrième degré : l’activité inconsciente du cerveau durant le sommeil

B. Les manifestations inconscientes de la Volonté dans la nature

5. Quatrième degré : l’activité inconsciente du cerveau durant le sommeil

Si la base des formes supérieures de l’échelle des êtres, ce que Schopenhauer désigne comme la partie végétative des organismes animaux, est fondamentalement dénuée de conscience, le cerveau, qui produit la connaissance et distingue l’animal, n’échappe pas, lui non plus, à la notion d’inconscient. En effet, celle-ci apparaît pour désigner un certain type d’activité cérébrale. Schopenhauer évoque l’existence d’une activité inconsciente du cerveau, et plus spécifiquement, de l’imagination durant le sommeil. C’est de cette activité, lorsque le cerveau est en repos et ne traite plus les informations extérieures, que naissent les rêves1.

Le rêve est le résultat d’impressions internes : il est formé à partir des impressions exercées sur les sens durant la veille. Ils arrivent parfois, comme le souligne bien ici Schopenhauer, que des éléments extérieurs (sonnerie de téléphone, voix, etc.), pénètrent jusqu’au sensorium et viennent influencer le rêve, mais ce ne sont là que « des exceptions spéciales ». La conception du rêve de Schopenhauer, développée à l’occasion de l’Essai

sur les apparitions, présent dans les Parerga, se caractérise par deux idées essentielles.

Premièrement, le rêve ordinaire, distingué du rêve prophétique, très rare, est dépourvu de signification. Deuxièmement, les rêves ne sont pas régis, selon lui, par l’association des idées : ils ne sont pas le résultat d’une élaboration intellectuelle inconsciente à partir de représentations. Ils sont à proprement parler le résultat d’une corporéisation des données internes sensorielles et affectives. Les rêves sont des successions d’images formées par la résurgence dans le cerveau d’éléments sensoriels internes. Il est intéressant de noter l’écart qui sépare sur cette question Schopenhauer de Freud. Schopenhauer refuse ici ce qui sera à l’avenir deux principes essentiels de la théorie freudienne du rêve et de son interprétation.2

Sans vouloir entrer dans les détails de la conception schopenhauerienne du rêve, sur laquelle nous aurons l’occasion de revenir, nous souhaiterions mettre en lumière deux passages importants permettant illustrer nettement la différence entre les termes employés par Schopenhauer pour qualifier l'absence de conscience d'une chose ou d'une action. En

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« La condition caractéristique et essentielle du rêve, c’est le sommeil, c’est-à-dire la suppression de l’activité normale du cerveau et des sens. C’est seulement quand cette activité est interrompue que le rêve peut se produire, absolument comme les images de la lanterne magique ne peuvent apparaître tant qu’on n’a pas fait l’obscurité dans la chambre. La production, et, partant, la matière du rêve, ne proviennent donc pas avant tout d’impressions externes sur les sens ; des cas isolés où, dans un léger sommeil, des sons et même des bruits extérieurs ont pénétré jusqu’au sensorium et ont influencé le rêve, sont des exceptions spéciales dont je ne tiens pas compte ici » (Schopenhauer, 1851, p. 195 ; SW, Band IV., p. 282).

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Nous reviendrons plus largement sur ce point dans le chapitre qui lui est consacré – cf. Chapitre VII, p. 261.

49 effet, Nous avons distingué, en introduction de cette première partie, un sens négatif d’un sens positif, que nous avons pris le parti de faire apparaître dans nos traductions des différents extraits que nous citons. Un exemple frappant concernant la question du rêve, qui marque cette différence entre le sens négatif de bewußtlos et le sens positif de

unbewußt, est le suivant. À propos de la naissance du rêve Schopenhauer affirme que

« Il est très remarquable que les rêves ne sont pas non plus produits par une association d’idées. Ou ils naissent, en effet, au milieu d’un profond sommeil, repos du cerveau que nous avons toute cause de regarder comme complet – c’est-à-dire comme absolument sans conscience [bewußtlos] ce qui écarte même toute possibilité d’une association d’idées – ou ils naissent du passage de la conscience éveillée au sommeil, c’est-à-dire quand on s’endort » (Schopenhauer, 1851, p. 195, trad. mod. ; SW, Band IV., p. 282).

Concernant l’activité de l’imagination durant le sommeil, il affirme que

« [L’] imagination se trouvait dans cette espèce d’activité inconsciente [unbewußter] par laquelle, dans le rêve ordinaire dénué de signification, nous dirigeons et arrangeons les événements et dont l’occasion naît même parfois de circonstances objectives accidentelles, comme une pression ressentie dans le lit, un son qui nous arrive du dehors, une odeur, etc., qui nous inspire ensuite de longs rêves » (Schopenhauer, 1851, p. 236 ; SW, Band IV., p. 344).

Il y a là, à mon sens, une illustration parfaite de la différence de sens, que nous avons déjà soulignée, entre bewußtlos et unbewußt. Le premier décrit un état de fait : le cerveau est « inconscient », au sens où il se trouve dans un état dépourvu de conscience ; et le second décrit une action, un mouvement, ici une activité de l’imagination durant ce repos de la conscience. Il y a donc bien là un fonctionnement inconscient de l’imagination à l’origine de la production du rêve.

L’ensemble de ces éléments empiriques, résultats de l’observation des processus végétatifs de la vie organique tout au long de l’échelle des êtres, témoignent des manifestations inconscientes de la Volonté. Dans les plus bas degrés, jusque dans le cerveau humain – et particulièrement au repos –, se manifeste l’absence de conscience de la Volonté1. Le développement et l’activité du cerveau, et ainsi l’apparition de la connaissance dans l’échelle des êtres, repose sur des fonctions végétatives inconscientes. L’organe produisant la connaissance ne semble pas lui non plus échapper à l’absence de conscience, au moins en partie2. C’est la raison pour laquelle, dans ces hautes activités de

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« Nous avons donc constaté que le monde en soi était la Volonté ; nous n’avons reconnu dans tous ses phénomènes que l’objectité de la Volonté, nous avons suivi cette objectité depuis l’impulsion dépourvue de connaissance [wom erkenntnislosen Drange] des forces obscures de la nature jusqu’à l’action la plus consciente [bewußtvollsten] de l’homme » (Schopenhauer, 1819, p. 514, trad. mod. ; SW, Band I., p. 557). 2

Nous reviendrons très largement sur ce point essentiel de l’application de la notion d’inconscient à l’intellect, et au cerveau, dans le chapitre II. Il nous faut ici poursuivre, avant tout, le déploiement de la Volonté en tant que Volonté de l’espèce tout d’abord, à propos de la question de l’amour sexuel, et en tant

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l’existence, cette absence fondamentale de conscience de la Volonté se révèle à nous. Partout c’est elle qui agit, et donc partout se manifeste, soit en tant que fait, soit en tant qu’action, processus, influence, etc., son dénuement. La conscience, résultat de l’activité du cerveau, est secondaire, en tant qu’elle dérive, physiologiquement, de fonctions et de tendances proprement dénuées de conscience. Ainsi, à tous les échelons, le point de vue empirique nous fait apparaître la Volonté comme une force aveugle. Partout il nous fait aboutir à un x, à la pesanteur, à la force vitale, etc., en d'autres termes à une force fondamentale qui échappe à notre connaissance représentative. Cette force se manifeste dans les organismes vivants comme Volonté de vivre, tendant à la conservation de l’individu et de l’espèce par la procréation. Concernant cette haute fin de l'existence (la procréation), Schopenhauer affirme l'existence d'une Volonté de l'espèce, dont l'action ne pénètre pas dans la conscience de l'individu. Ce dernier, et c'est l'objet de notre prochain point, se voit guidé dans ses choix amoureux par des considérations inconscientes.