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NATURE ET CONSÉQUENCES DE LA DÉFORMATION DE LA CONNAISSANCE PAR LA VOLONTÉ

B. L’influence négative de la Volonté sur l’intellect

2. La dissimulation par la Volonté des désirs et des tendances

Cette dissimulation diffère de l’interdiction que nous venons de décrire. En effet, elle porte sur la connaissance intime de certaines de nos tendances et de certains de nos désirs. Si la première forme d’influence négative de la Volonté sur l’intellect empêche la formation des représentations, cette deuxième forme dissimule, à la conscience de soi1,

certaines aspirations, par exemple, contraires à la moralité, dont la révélation pourrait

blesser notre amour-propre.

Autre différence : l’interdiction de former des représentations, nous dit Schopenhauer, peut conduire à la folie, alors que cette dissimulation de nos tendances et désirs nous conduit à une méconnaissance de nous-mêmes. Par ailleurs, le discours, à propos de ces deux opérations est différent. Si la première se caractérise par « la violente exclusion d’une chose hors de l’esprit », la Volonté, dans le cas présent de dissimulation d’élément d’ordre affectif, « ne dit pas tout » à l’intellect : elle lui cache certaines aspirations et désirs, car elle les juge dangereux pour notre amour-propre et donc potentiellement douloureux. Schopenhauer nous illustre ce point par l’exemple suivant :

« Nous pouvons caresser un souhait pendant des années entières, sans nous l’avouer, sans même en prendre clairement conscience ; c’est que l’intellect n’en doit rien savoir, c’est qu’une révélation nous semble dangereuse pour notre amour-propre, pour la bonne opinion que nous tenons à avoir de nous-mêmes ; mais quand ce souhait vient à se réaliser, notre propre joie nous apprend, non sans nous causer une certaine confusion, que nous appelions cet événement de tous nos vœux ; tel est le cas de la mort d’un proche parent dont nous héritons » (Schopenhauer, 1844, p. 907-908 ; 1986, II., p. 270).

Il n’y a pas pour autant une distinction de nature à faire entre interdiction de la formation des représentations (ou liaisons entre représentations) et dissimulation des désirs et des tendances. Certes, les objets sur lesquelles portent ces deux formes de l’influence « négative » de la Volonté sont différents, mais le principe en action est le même. La première forme concerne le contenu premier de la conscience intuitive (les impressions), la seconde, les tendances et les affects que nous ressentons par le sens interne, dans la conscience de soi. À chaque fois, la Volonté intervient pour que la connaissance (représentation intuitive) ou la reconnaissance d’une tendance ou d’une aspiration, ne soit pas effective. Le but est également le même : empêcher un élément

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Schopenhauer distingue la conscience et la conscience de soi : la première est la conscience externe, intuitive, dans laquelle se forment les représentations à partir des formes de l’espace, du temps et de la causalité, elle nous donne accès à la connaissance des autres choses ; la seconde est la conscience interne, « affective », soumis à la seule forme du temps, et à partir de laquelle nous saisissons nos états intérieurs et nous pouvons les connaître comme les expressions de notre Volonté. Il me semble, pour cette raison, important de distinguer entre Veto de la Volonté et dissimulation des désirs et des tendances.

135 douloureux de devenir conscient, élément qui est, soit une représentation (conscience représentative), soit une tendance (conscience de soi).

Pour mieux saisir cette seconde forme de l’influence « négative » de la Volonté sur l’intellect, et illustrer les différences qu’il peut exister avec la première, prenons un exemple significatif. Dans Les affinités électives de Goethe, le personnage de Charlotte, suite au prolongement du séjour du Capitaine sur la propriété, en tombe secrètement amoureuse. Ses sentiments se révèlent à elle au moment où le Comte, au cours d’une promenade, lui fait part de son intention de recommander à un ami les services du Capitaine, ce qui l’éloignerait inévitablement d’elle. Cette déclaration du Comte « fut pour Charlotte comme un coup de tonnerre » (Goethe, 1809, p. 130). En effet, la perspective de perdre de vue l’être secrètement aimé, lève le voile et lui fait prendre conscience de la vraie nature et de l'intensité de son affection envers le Capitaine. Elle « était déchirée intérieurement » nous dit Goethe, entre la profonde satisfaction d’une belle perspective sociale pour l'être aimé et le déchirement de le voir s’éloigner.

Cette scène1 illustre parfaitement combien la Volonté est capable de dissimuler les tendances et les inclinations : Charlotte ignorait la profonde nature de ses sentiments pour le Capitaine avant qu’un événement ne menace de l’éloigner d’elle. La perspective de le perdre lui apparaît alors comme insoutenable et fait ainsi jaillir la profonde passion dont elle n’avait pas connaissance. Pour des considérations évidentes de bienséance et d’amour propre, la Volonté gardait cette passion naissante « couverte de la main », empêchant Charlotte de la concevoir clairement et de réaliser la profondeur de son attachement envers le Capitaine. Elle ne s’en « serait pas crue capable quelques minutes auparavant », car elle n’avait pas été confronté à la perspective d’une intense douleur si le Capitaine venait à s’éloigner d’elle.

Cet exemple, tiré de l’ouvrage de Goethe, illustre le propos de Schopenhauer : certaines inclinations, tendances, passions nous restent cachées. C’est notre étonnement vis-à-vis de leur jaillissement, suite à un événement déterminé (comme ici la perspective de perdre de vue l’être aimé), qui nous enseigne le caractère inconscient de certaines aspirations et, a fortiori, le secret que garde la Volonté sur elles. Certains désirs nous sont masqués car ils pourraient contrarier notre amour propre et compromettre une situation très favorable. L’amour que porte Charlotte au Capitaine, du fait de son mariage avec Edouard et du profond attachement qui les lient, ne pourrait être qu’une impasse. Ce n’est

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« Etonnée par la proposition qu’elle venait d’entendre autant que par sa propre réaction, elle était incapable de dire un mot. Par chance, le Comte continua à évoquer ses projets pour le Capitaine, dont tous les avantages n’étaient que trop évidents pour Charlotte. Il était temps que le Capitaine arrivât et déroulât un plan devant le Comte. Mais avec quels yeux différents ne voyait-elle pas maintenant l’ami qu’elle allait perdre ! Elle se détourna après une discrète révérence et descendit en courant vers la cabane aux pierres moussues. A peine était-elle arrivée à mi-chemin que ses larmes jaillirent. Elle se précipita à l’intérieur de l’étroite pièce du petit ermitage et s’abandonna tout entière à une douleur, une passion, un désespoir dont elle ne se serait pas crue capable quelques minutes auparavant » (Goethe, 1809, p.130).

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que suite à la perspective d’une souffrance plus grande encore, ici l’éloignement du Capitaine, que ses sentiments se révèle subitement à elle. L’aspiration n’est pas ici encore quelque chose de formulée clairement et qui demeurerait inconscient sous la pression de la Volonté, c’est simplement que la Volonté interdisait à l’intellect de se porter vers tel ou tel élément, d’en former une représentation claire ou de relier certaines choses, afin de garder secrète la passion naissante. Tout ceci en vu d’une meilleure conservation de la santé morale et de l’évitement de la profonde souffrance qui pourrait naître de cette révélation (en des circonstances normales). Nous voyons là, malgré une différence dans les modalités de son application, combien la seconde influence « négative » de la Volonté sur la connaissance rejoint essentiellement la première.