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NATURE ET CONSÉQUENCES DE LA DÉFORMATION DE LA CONNAISSANCE PAR LA VOLONTÉ

A. L’influence de nos passions et de nos tendances sur nos pensées et nos actions

2. La déformation de la connaissance

La Volonté, comme nous venons de le voir, possède une grande influence sur la

connaissance abstraite et toutes les productions conceptuelles de l’esprit. Cependant,

Schopenhauer s’attache à de nombreuses reprises à faire sentir la profonde influence de la Volonté sur la connaissance intuitive, tant du point de vue de sa formation, que de celui de l’orientation qu’elle peut donner à l’action. Elle peut « modifier, colorer et déformer » non seulement notre jugement, mais également « l’intuition primitive de toute chose ». Une telle chose s’explique par la nature même de l’intellect comme Volonté-de- connaître : il est le produit d’une Volonté « irrationnelle et même aveugle », et donc bien imparfait.

« Une Volonté irrationnelle et même aveugle qui se manifeste comme organisme, est la base et la racine de tout intellect ; de là, l’imperfection de chacun et les traits de folie et d’absurdité dont n’est exempt aucun humain » (Schopenhauer, 1851, p. 463).

Cette influence perturbatrice inconsciente de la Volonté atteint très clairement et très régulièrement, pour Schopenhauer, notre faculté de connaissance, jusque dans la formation de l’intuition. « Ainsi chaque jour notre intellect est aveuglé et corrompu par les mirages trompeurs des inclinations » (Schopenhauer, 1844, p. 917-918). La dépendance de notre connaissance, vis-à-vis de notre Volonté, du fait même de la nature de notre intellect comme Volonté-de-connaître, rend notre connaissance partielle et faussée. Nous sommes parfois exclusifs au point de ne voir dans les choses que ce qui se rapporte à notre Volonté1. À la constitution individuelle spécifique qui contamine la

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« La Volonté et ses fins rendent l’intellect si exclusif qu’il ne voit dans les choses que ce qui s’y rapporte ; le reste disparaît en partie et arrive en partie faussé à la conscience » (Schopenhauer, 1844, p. 1110).

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connaissance, et qui la rend fondamentalement subjective, s’ajoute l’influence « de la Volonté et de sa disposition momentanée »1 (Schopenhauer, 1851, p. 463).

Les influences néfastes qui se manifestent dans la connaissance abstraite et les discours savants, sont présents dès la formation de la connaissance intuitive. Ce que nous dit ici Schopenhauer, c’est qu’en plus des caractéristiques particulières de chaque individu, nous ne percevons pas les choses de la même manière selon le temps et l’humeur. Nous trouvons la preuve de ceci dans l’expérience, puisque les personnes et les objets peuvent s’offrir à nous de manières bien différentes selon les moments, et la disposition d’esprit dans laquelle nous sommes. L’intellect n’est donc pas indépendant de la Volonté (il en est même le produit), et son influence est donc intrinsèque. Dès que la chose possède pour nous un quelconque intérêt, il est exceptionnel de la voir en toute clarté, puisque nous dit Schopenhauer « à chaque fait qui survient, la Volonté intervient aussitôt, sans que l’on puisse distinguer sa voix de celle de l’intellect même, les deux étant fondus en un seul moi » (Ibid.). C’est la nature même de l’homme qui fait que l’intellect n’existe pas de manière indépendante : l’intelligence n’est pas originelle et pure. L’intelligence est bien au contraire « une faculté secondaire ayant nécessairement sa racine dans une Volonté, devant ainsi souffrir une contagion de presque toutes ses connaissances et de tous ses jugements » (Ibid.).

En effet, la contagion de la connaissance fausse nécessairement le jugement : dès que nous avons intérêt dans une situation, nous perdons toute possibilité d’objectivité. « C’est ce qui apparaît le plus clairement surtout lorsque nous voulons pronostiquer l’issue d’une chose qui nous tient à cœur : l’intérêt fausse alors chaque mouvement de l’intellect, que ce soit par crainte ou par espérance » (Ibid.). Ce n’est pas uniquement le jugement présent, concernant une situation déterminée, qui est faussé par la Volonté : notre conception du passé et de l’avenir est corrompue par les inclinations. En effet, Schopenhauer affirme que

« Nous ne pouvons former un jugement exact des choses passées ou un pronostic exact des choses futures que lorsqu’elles ne nous intéressent pas du tout, c’est-à-dire quand elles ne portent aucun préjudice à notre intérêt ; car nous ne sommes pas intègres, et, sans que nous ne le remarquions, notre intellect est en réalité infecté et souillé par la volonté » (Schopenhauer, 1851, p. 463-464). Dès que notre intérêt est engagé, l’intégrité nous fait défaut, car « notre intellect est en réalité infecté et souillé par la Volonté ». Le jugement d’autrui n’échappe pas à cette

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« Outre la contagion de la connaissance par la nature du sujet donnée une fois pour toutes, l’individualité, s’ajoute celle qui provient directement de la Volonté et de sa disposition momentanée, c’est-à-dire de l’intérêt, des passions, des affects de l’être connaissant. Pour mesurer dans toute son étendue la grande part de subjectivité ajoutée à notre connaissance, il faudrait voir souvent le même fait avec les yeux de deux personnes ayant des idées et des intérêts différents. Cela étant impossible, nous devons nous contenter d’observer combien les mêmes personnes et les mêmes objets s’offrent à nous sous un jour différent selon le temps, la disposition d’esprit et l’occasion » (Schopenhauer, 1851, p. 463).

129 déformation : dès que son intérêt en en jeu, il « se laisse toujours guider par ses intentions » (Schopenhauer, 1844, p. 918). Schopenhauer ajoute qu’il ne faut guère s’attendre « même de la part des gens d’ailleurs honnêtes, à une sincérité pleine et entière, si leur intérêt est quelque peu en jeu » (Schopenhauer, 1844, p. 918-919). C’est pourquoi, lorsque la situation réclame un jugement objectif, lorsque nous avons besoin d’aide pour trancher une question, dans le cadre d’affaires financières par exemple, le jugement d’une personne extérieure est précieux. Ces faits sont établis par notre expérience quotidienne, dans notre rapport aux autres, mais surtout à nous-mêmes. C’est par notre propre expérience, en mesurant les autres à nous-mêmes, que nous pouvons nous rendre compte de la partialité et de la subjectivité profonde de tous les conseils que l’on peut recevoir de personnes concernées par l’affaire en question1

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L’espoir, la crainte, les soupçons, la vanité, les hypothèses et les fins les plus proches sont autant de choses qui peuvent altérer notre perception, notre jugement et du même coup nos actions. Ainsi, ne nous étonnons pas, lorsque nous cherchons en nous une solution à un problème, un jugement clair sur une situation donnée ou une résolution objective, d’être toujours guidé par notre Volonté et non notre raison : il en va de notre nature. De même, lorsque nous demandons conseil à une personne ayant ou pouvant trouver un quelconque intérêt à la situation, la réponse qu’il nous donne ne provient pas de sa raison, mais bien de sa Volonté2. Elle est profondément imprégné de subjectivité et nous donne à voir la corruption de la connaissance par les tendances et inclinations égoïstes de sa Volonté.

Nous avons pu voir ici combien « notre intellect est en réalité infecté et souillé par la Volonté », et nous aurions pu encore donner beaucoup d’autres exemples qui parcourent l’œuvre de Schopenhauer. Cependant, l’essentiel est ici affirmé et surtout prouvé par l’expérience que nous pouvons faire de notre partialité, même si celle-ci s’affiche plus clairement à nous chez les autres. À tous les niveaux, et dès l’intuition primitive, la connaissance se voit modifier, colorer, voire déformer par la Volonté, par les inclinations

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« Mesurons-les à nous-mêmes, qui nous mentons si souvent, dès que l’espoir nous corrompt, que la crainte nous aveugle, que les soupçons nous tourmentent, que la vanité nous flatte, qu’une hypothèse nous éblouit ou qu’une fin moins importante mais plus proche nous détourne de la fin sérieuse, mais plus éloignée : ce jeu de dupes dont nous sommes les acteurs et les victimes nous montrera bien l’influence immédiate et inconsciemment funeste de la Volonté sur la connaissance [den unmittelbaren und unbewußten nachteiligen

Einfluß des Willens auf die Erkenntnis] » (Schopenhauer, 1844, p. 919 ; SW, Band II., p. 282).

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« Aussi ne nous étonnons pas si, quand nous demandons conseil, la réponse est immédiatement dictée par la Volonté de la personne consultée, avant même que notre question ait pu pénétrer jusqu’au forum de son jugement » (Schopenhauer, 1844, p. 918-919 ; SW, Band II., p. 282).

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et les tendances inconscientes qui entre en jeu dès que nous y avons intérêt1. C’est pourquoi la connaissance la plus objective réclame nécessairement un désintéressement vis-à-vis de la situation. Une chose est certaine, la conduite de notre vie (notre intérêt est en jeu la quasi-totalité du temps) n’est pas l’affaire de la raison, ni même de l’intellect. Ou du moins, s’il est l’outil qui nous guide, il n’est pas pur et objectif. Nous voyons là, dans les rouages de la connaissance, s’illustrer l’idée selon laquelle l’intellect n’est qu’un outil au service de la Volonté. Nos connaissances, et les jugements qui en découlent, sont en permanence trompés par les mirages des inclinations. Nous avons là la claire illustration du caractère proprement volontaire, c’est-à-dire affectif, de notre existence et de la connaissance qui en découle. Ainsi, cette déformation de la connaissance a pour inévitable conséquence de fausser notre rapport au monde.

3. Les conséquences sur l’action de cette déformation de la connaissance par