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C. La Volonté de l’espèce

2. Les considérations inconscientes guidant le choix des amants

Le sérieux profond et inconscient

C’est pourquoi les deux amants font preuve d’un sérieux profond et inconscient (unbewußten Ernst) dans la considération de l’autre : ils se font subir l’un et l’autre « un examen attentif » afin de considérer chacune de leurs parties et de leurs traits respectifs. La naissance d’un amour entre deux êtres, nous dit Schopenhauer, dépend de considérations inconscientes (die unbewußten Rücksichten), ayant pour but final la naissance d’un nouvel individu.

« Il y a quelque chose de tout particulier dans le sérieux profond et inconscient [unbewußten Ernst] avec lequel deux jeunes gens de sexe différent, qui se voient pour la première fois, se considèrent l’un l’autre, dans le regard scrutateur et pénétrant qu’ils jettent l’un sur l’autre, dans cet examen attentif qu’ils font subir réciproquement à tous les traits et toutes les parties de leur personne » (Schopenhauer, 1844, p. 1306, nous soulignons ; SW, Band II., p. 702).

La grandeur du sérieux est proportionnelle à l’importance de l’enjeu : là se joue la plus haute fin de l’existence. Par ailleurs, le fait que ce sérieux soit non seulement profond, mais aussi inconscient (unbewußt), prouve qu’il relève de la partie la plus obscure et ainsi la plus fondamentale de notre être : la Volonté de vivre. Ici se joue l’essence de la vie : conserver et propager l’existence. La dimension métaphysique du discours de Schopenhauer est complétée par des considérations physiologiques et empiriques. Comme nous allons le voir, Schopenhauer définit cinq grandes considérations qui guident l’inclination d’un homme pour une femme. « Le regard scrutateur et pénétrant qu’ils jettent l’un sur l’autre » permet ainsi à chaque individu de savoir si oui ou non l’autre

terrestres, de plus haute et de plus grande ? C’est la seule qui réponde à la profondeur de l’amour passionné, au sérieux avec lequel il se présente, à la gravité attachée à toutes les vétilles qui l’accompagnent ou le font naître. Admettons que tel est bien le vrai but : alors seulement les longues difficultés, les efforts et les tourments auxquels on se soumet pour obtenir l’objet aimé nous paraissent en rapport avec l’importance du résultat » (Schopenhauer, 1844, p. 1290).

55 correspond à ce qu’il recherche, et va déterminer son inclination ou sa répulsion vers telle ou telle personne1.

La notion d’inconscient, directement manifestée par l’emploi du terme spécifique de « unbewußt », apparaît ici positive : il s’agit bien d’une action ou tout au moins du sérieux qui la guide. Il faut donc ici la considérer non en un sens psychique, ce qui serait absurde, mais bien comme une action qui se joue en-deçà du domaine de la conscience. Il ne s’agit pas là d’une application dans l’action due à un raisonnement ou à une construction intellectuelle, mais bien d'une disposition inhérente à notre nature, qui relève directement de notre essence. Ce sérieux, constitutif, est inconscient au sens où il appartient à la partie de notre être dépourvue de conscience. Nous allons voir que, sous leurs aspects plus complexes, les considérations inconscientes, qui guident le choix des amants, possèdent le même statut.

Les inclinations inconscientes

En effet, Schopenhauer considère qu’il existe des considérations inconscientes qui

dirigent l’inclination d’un individu vers un autre. Il est important de noter qu’il ne s’agit

pas là de quelque chose que l’on aurait formulé et qui resterait caché. Nous aurons l’occasion d’aborder à nouveau, et beaucoup plus largement, ces questions dans la suite de cette étude. Cependant, simplement en tenant compte des extraits qui nous occupent ici, il est évident que Schopenhauer ne parle pas d’idées ou de pensées (représentations) qui auraient une influence inconsciente. Il s’agit de dispositions, de déterminations inconscientes, dont nous ne réalisons absolument pas l’influence. Ce sont des inclinations inconscientes qui influent sur notre considération et appréciation des caractéristiques physiques de l’autre individu.

Schopenhauer ne décrit pas les différentes « considérations » qui influent sur le comportement de la femme. En effet, il reconnaît que :

« Quant aux considérations inconscientes [die unbewußten Rücksichten], qui dirigent, d’autre part, l’inclination des femmes, nous ne pouvons naturellement pas les indiquer aussi nettement. » (Schopenhauer, 1844, p. 1300 ; SW, Band II., p. 695).

Par contre, il décrit plusieurs des « inclinations instinctuelles » inconscientes qui dirigent l’inclination d’un homme vers une femme. Elles sont, tout d’abord, dans l’ordre

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Si Schopenhauer, placé dans sa perspective générale, c’est-à-dire métaphysique, ne s’est pas livré à des observations psychologiques ou sociales, il est évident qu’un tel champ d’investigation pourrait s’avérer, notamment à notre époque, des plus intéressants.

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d’importance : le jeune âge, la santé, la charpente osseuse, la plénitude de la chair (qui doit assurer la nourriture de la progéniture) et la beauté du visage1. Remarquons seulement que ce sont là, contrairement à celles qu’il ajoutera plus loin, des considérations très générales, qui dépassent les caractères particuliers des individus. Ce sont, si on en croit Schopenhauer, des conditions nécessaires à la naissance de l’intérêt d’un homme pour une femme.

Il est inutile de débattre ici pour savoir si Schopenhauer est ou non dans le vrai. Ce qu’il est important de retenir, et nous verrons quelle portée cela possède dans notre point 3. (cf. infra), c’est que Schopenhauer affirme que la compatibilité de deux personnes repose sur la complémentarité. Il ne partage donc pas totalement l’adage « qui se ressemble s’assemble ». En effet, Schopenhauer considère que l'intensité de l'attirance entre deux personnes, à un niveau plus particulier que les « principes » énoncés plus haut, dépend de la complémentarité physique et morale des deux amants. En effet, si l’on veut résumer sa position, un individu cherche en l’autre ce qu’il n’a pas : les petits seront attirés par les grands, les bruns par les blonds, les fortes constitutions par les faibles, etc. Cela vaut également pour le caractère : nous recherchons en l’autre ce qui nous fait défaut comme par exemple le calme, la détermination, la patience, la bonté, la susceptibilité, etc. Notons que Schopenhauer considère que cette recherche porte autant sur les qualités que sur les défauts. À un autre niveau encore, il affirme que « l’homme le plus homme cherchera la femme la plus femme, et inversement ; chaque individu cherche celui qui lui correspond en puissance sexuelle » (Schopenhauer, 1844, p. 1303).

Cette complémentarité, qui détermine l'intensité de l’attirance, dépend de très nombreuses caractéristiques que Schopenhauer s’attache à énumérer dans son Supplément XLIV : Métaphysique de l’amour sexuel. En dernier lieu, il affirme que le nouvel individu qui doit naître va hériter du caractère du père et de l’intelligence de la mère. C’est pourquoi l’harmonie entre la Volonté du père et l’intellect de la mère joue également un rôle dans le choix amoureux.

« En dehors des considérations mentionnées plus haut, une passion si excessive doit encore reposer sur d’autres considérations inconscientes [unbewußten Rücksichten] et qui ne frappent pas tout d’abord notre vue. Nous devons donc admettre qu’il y a non seulement harmonie des qualités physiques, mais encore entre la Volonté de l’homme et l’intellect de la femme, une conformité spéciale, en vertu de laquelle tel individu déterminé, dont le génie de l’espèce [der Genius der

Gattung] se promet l’existence, ne peut naître que d’eux seuls pour des raisons inhérentes à

l’essence même de la chose en soi et par là même impénétrables à notre esprit ; ou, pour parler avec plus de précision, le vouloir-vivre aspire ici à s’objectiver dans un individu bien déterminé qui ne peut être engendré que par ce père et cette mère » (Schopenhauer, 1844, p. 1307, nous soulignons ; SW, Band II., p. 703-704).

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57 Toutes ses considérations, selon Schopenhauer, guident l’individu dans son choix avec pour seul but la procréation. En effet, tout amour sexuel1 vise la perpétuation de l’espèce par la naissance d’un individu bien déterminé. C’est l’aspiration de la Volonté de vivre qui tend à s’objectiver ici. L’individu, dirigé par le génie de l’espèce, se voit ainsi comme dépossédé de son choix : son attirance pour telle autre personne découle de nombreux critères, de dispositions purement inconscientes. Il apparaît ainsi, dans cette perspective métaphysique, comme une marionnette entre les mains du génie de l’espèce. S’il croit perpétuer son individualité, suivre son propre bonheur en aimant telle personne déterminée et voir dans la naissance de son enfant la perpétuation de son être, ce n’est que par une sorte d’illusion, que le génie de l’espèce fait danser devant son regard. C’est partout la Volonté de l’espèce qui, dans cette plus haute affaire de l’existence, donne le change.

Nous voyons apparaître ici la notion d’inconscient (unbewußt) à propos du sérieux avec lequel l’individu humain « choisi » l’objet de son amour, mais également à propos des multiples considérations qui déterminent ce « choix ». L’absence de conscience évoquée ici témoigne du fait que « l’instinct sexuel est le noyau de la Volonté de vivre », que cet instinct est l’expression de cette force obscure et aveugle que nous avons pu définir et voir se manifester dans la nature. En tant qu'expression de la Volonté de vivre, il vise la conservation non de l’individu, mais de l’espèce. Ainsi, l’inconscient désigne ici quelque chose de proprement dénué de conscience, qui se joue en-deçà d'elle, et donc indépendamment de l’intellect. Le sérieux dont parle ici Schopenhauer n’est pas une règle formulée que l’individu suit sans en avoir conscience. Les considérations, évoquées ci- dessus, ne sont pas des motifs cachés qui agiraient à l’insu de la conscience. Aucune personne amoureuse ne les forge en son intellect ; si elles le sont, ce ne peut être que par réflexion sur l’expérience, et leur formulation ne pourra en rien atteindre leur effectivité. Tout cela renvoie à des dispositions inconscientes, avant même toute connaissance. Ce sont des tendances obscures au même titre que celles qui guident les plantes vers la lumière, les racines des arbres vers les parties du sol les plus riches en nutriment, etc. Elles participent de notre dimension inconsciente, végétative, c’est-à-dire directement de notre Volonté.

Nous voudrions poursuivre nos considérations sur l’amour au-delà de ces investigations sur l’inconscient et tenter de réponde à cette question : aux yeux de

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Il est important ici, contrairement à ce que fait Auguste Burdeau dans sa traduction du Monde, de traduire

Geschlechtliebe par « amour sexuel ». Cela pour bien différencier, comme le fait Schopenhauer, l’amour

visant la procréation des autres formes d’attachement (amour maternelle, par exemple, ou bien encore l'amour pur comme compassion, que Schopenhauer définira dans le Livre IV du Monde). À noter, comme nous l’avons déjà souligné, que l’amour maternelle vise également la conservation, au sens où il s’agit de protéger et d’élever la progéniture afin qu’elle survive.

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Schopenhauer, l’amour est-il pure illusion ? Ce troisième point aura pour but de mesurer l’impact, souvent minoré, du discours de Schopenhauer sur ce thème de l’amour. Au-delà de ses considérations physiologiques parfois un peu provocatrices, la portée métaphysique du discours schopenhauerien ne dépasse-t-elle pas largement la simple affirmation de l’instinct sexuel comme essence de la Volonté de vivre ?