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C. La Volonté de l’espèce

3. L’amour comme illusion ?

L’illusion métaphysique

Comme nous l’avons vu, pour Schopenhauer, nous croyons rechercher dans l’amour notre bien propre, le plaisir et la satisfaction de notre besoin sexuel, alors que la seule et unique fin de toute intrigue amoureuse, de toute passion, de toute attirance, est le « bien de l’espèce. » L’homme croit, suivant le principe d’individuation, être séparé de l’ensemble des autres êtres et poursuivre, indépendamment des autres membres de l’espèce, son propre bien. Or, c’est là une illusion, car la fin dernière de l’acte sexuel, ce n’est pas le plaisir de l’individu, mais c’est la perpétuation de la vie, c’est l’affirmation de la Volonté de l’espèce. « L’homme est donc bien réellement guidé en ceci par un instinct préposé au bien de l’espèce, tout en s’imaginant ne chercher qu’une jouissance suprême pour lui-même » (Schopenhauer, 1844, p. 1295).

L’homme est ainsi abusé. Il croit « choisir » tel partenaire déterminé, telle personne particulière, selon tel ou tel critère, alors que c’est uniquement la Volonté de l’espèce qui détermine l’attirance et la naissance de la passion amoureuse1. C’est la naissance de tel

individu déterminé qui conditionne la naissance de la passion amoureuse. Toute attirance et tout amour relevant de la Volonté de l’espèce, l’individu n’est rien : il n’est en fin de compte qu’une manifestation de la Volonté de l’espèce. L’amour n’est pas une affaire de goût, de réflexion, de déterminations particulières, elle n’est pas l’affaire de l’intellect, du monde comme représentation, mais l’affaire exclusive de l’espèce, c’est-à-dire de la Volonté. Elle est l’affaire qui fait l’essence de l’homme.

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« Ici donc, comme dans tout instinct, la vérité a pris la forme d’une illusion pour agir sur la Volonté. C’est en effet une illusion voluptueuse qui abuse l’homme en lui faisant croire qu’il trouvera dans les bras d’une femme dont la beauté le séduit une plus grande jouissance que dans ceux d’une autre, ou en lui inspirant la ferme conviction que tel individu déterminé est le seul dont la possession puisse lui procurer la suprême félicité. Aussi il s’imagine qu’il accomplit tous ces efforts et tous ces sacrifices pour sa jouissance personnelle, et c’est seulement pour la conservation du type de l’espèce dans toute sa pureté ou pour la procréation d’une individualité bien déterminée qui ne peut naître que de ces parents là » (Schopenhauer, 1844, p. 1296).

59 C’est une illusion de croire « que tel individu déterminé est le seul dont la possession puisse (…) procurer la suprême félicité » (Schopenhauer, 1844, p. 1296). À la vérité, de la seule union avec cet individu déterminé peut naître un nouvel individu, qui conserve le type de l’espèce dans toute sa pureté ou qui est l’objectivation adéquate des vues de l’espèce. Cependant, au-delà de ce caractère illusoire de la passion amoureuse, les sentiments ne sont pas dépourvus de réalité. Nous nous trompons sur la fin suprême de l’amour, nous croyons que nous travaillons uniquement et seulement pour notre bien alors que ce que nous poursuivons, sans le savoir, c’est le bien de l’espèce. Ce qui donne toute réalité à l’amour c’est que l’homme, contrairement à l’animal, possède un caractère individuel. Ainsi, là où l’animal n’a aucun choix préalable à faire (les membres de l'espèce n'étant pas très différents les uns des autres), l’homme doit effectuer un « choix », qui le pousse vers tel individu déterminé et non tel autre. Tout comme l’animal, l’homme est soumis à la Volonté de l’espèce. Cependant, la forte individualité de l’homme conduit à une sélection, à une forte restriction du nombre possible de partenaires avec qui l’union est souhaitable pour l’espèce.

« Mais il y a un autre phénomène qui montre mieux cette individualité de caractère, qui marque une différence entre l’homme et les animaux ; c’est que chez ceux-ci, l’instinct sexuel se satisfait sans aucun choix préalable, tandis que ce choix, chez l’homme – quoique indépendant de la réflexion et tout instinctif – est poussé si loin qu’il dégénère en une passion violente » (Schopenhauer, 1819, p. 177).

Le fait que l’homme possède un caractère individuel marqué, fait qu’il y a un choix spécifique. Ce choix, comme le souligne Schopenhauer, est tout instinctif : il est indépendant de la réflexion, de l’intellect, c’est-à-dire qu’il est inconscient. « Le cœur a ses raisons que la raison ignore » disait Pascal. À sa manière, Schopenhauer partage cette vue puisque l’amour ne relève pas de la partie intellectuelle et consciente de la nature humaine : le choix est ici le fait de la Volonté, de la partie dénuée de conscience et de connaissance de notre être. Là encore, la connaissance n’est qu’un moyen pour nous guider, pour nous orienter et trouver la personne déterminée avec laquelle naîtra la passion amoureuse et s’objectivera alors la Volonté de l’espèce. Le choix étant restreint par l’exigence de s’accorder aux vues de l’espèce, il ne peut s'agir que d'une personne bien déterminée. Cette forte restriction des possibilités, comme le souligne Schopenhauer, est ce qui rend possible la passion amoureuse et nous distingue de l’animal. Elle rend possible la passion amoureuse car la restriction conduit à l’exclusivité. Il y a simplement quelques personnes bien spécifiques auxquelles un individu peut s’attacher. À dire vrai, comme il n’existe pas deux individus semblables, comme nous sommes tous différents, à tel individu ne peut convenir réellement qu’un seul individu. C’est là une conviction partagée par tous : c’est la possibilité d’une telle rencontre, d’une telle compatibilité qui donne toute sa réalité à la passion amoureuse. Par ailleurs, c’est dans cette conviction que nous trouvons, selon Schopenhauer, l’origine de l’idée d’âme sœur. En effet, une telle

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idée repose sur la possibilité de l’existence d’une seule et unique personne qui nous complèterait parfaitement. Dans cette passion, qui comme toutes les autres a pour but la procréation, s’objectiverait la plus pure expression de la Volonté de l’espèce. En effet, nous dit Schopenhauer, « la passion amoureuse, dans son essence, a pour but la procréation de l’enfant avec ses qualités, et c’est de là qu’elle tire son origine » (Schopenhauer 1844, p. 1293).

À en croire Schopenhauer, nous ne sortons jamais des considérations métaphysiques sur l’amour sexuel, qui semblent refuser toute réalité aux sentiments amoureux tels que nous les concevons habituellement. Tout cela ne semble être qu’une illusion au service d’une Volonté, celle de l’espèce, qui nous transcende et qui a en vue une fin qui dépasse toutes les fins individuelles. Si, aux yeux de Schopenhauer, la passion amoureuse trouve son origine dans la Volonté de l’espèce, dans la génération d’un enfant déterminé, elle n’en possède pas moins une profonde réalité. Certes, son discours reste la plupart du temps métaphysique et il semble prendre plaisir à remettre en cause la prétendue niaiserie et les illusions de ses semblables. Il n’en demeure pas moins que la passion amoureuse, apanage de l’homme en ce monde, n’est pas dépourvue de toute réalité.

Amour banal et amour passionné

En effet, si pour Schopenhauer, l’amour trouve son origine dans l’instinct, il ne se réduit pas à la fonction sexuelle et au plaisir que procure l’acte sexuel. Le plaisir est un élément contingent, un motif qui pousse l’individu à se reproduire, une illusion au service du bien de l’espèce. Quant au choix de l’autre individu, quant à l’apparition de la passion amoureuse, ce n’est là qu’une objectivation de l’espèce. Nous ne choisissons pas l’autre individu, c’est la Volonté de l’espèce qui nous pousse vers tel individu particulier, du fait de l’individu déterminé qui pourra naître d’une telle union. Ainsi,

« Toute passion, […] quelque apparence éthérée qu’elle se donne a sa racine dans l’instinct, ou même n’est pas autre chose qu’un instinct plus nettement déterminé, spécialisé ou, au sens exact du mot, individualisé » (Schopenhauer 1819, p. 1287).

Malgré les considérations d’ordre sexuel et physique, la pensée schopenhauerienne de l’amour est avant tout métaphysique. Si d’un point de vue purement métaphysique, la passion amoureuse est une illusion au service du bien de l’espèce, de la procréation, elle n’est pas absolument dépourvue de réalité. L’attirance et la passion entre deux individus est le moyen pour l’espèce de parvenir à ses fins. Elles se révèlent illusoires, puisqu'elles sont, en vérité, au service du bien de l’espèce et non des individus. Cependant, sans une telle passion, la procréation ne pourrait être assurée. La passion amoureuse est donc une

61 illusion nécessaire. Si elle est nécessaire pour que deux individus en produisent un troisième, elle est aussi nécessaire, au moins pour quelques temps après sa naissance, à la survie de ce nouvel individu. La passion, si elle est une illusion métaphysique nécessaire à l’accomplissement du bien de l’espèce, est tout ce qu’il y a de plus réelle car son intensité résulte de l’intensité de la Volonté d’objectivation de l’espèce dans l’individu déterminé qui pourrait naître d’une telle union1. Ainsi, ce qui confère de la réalité à la passion amoureuse, c’est son individualisation. Le fait que les êtres humains soient plus spécifiques, tant physiquement, que du point de vue du caractère, fait que l’attirance et la passion sont plus spécifiques, plus particulières, plus fortes. La passion amoureuse est un attachement, non pas à un membre quelconque de l’espèce (ce qui serait le plus bas degré de l’amour banal, sensuel), mais à un individu déterminé. C’est à la spécificité des individus que l’on doit la possibilité de l’amour, c’est-à-dire de l’attachement à une personne déterminée.

Schopenhauer prévient à l’éventualité que sa conception de l’amour paraisse « trop physique, trop matérielle, si métaphysique et si transcendante qu’elle soit au fond » (Schopenhauer, 1844, p. 1287). En effet, si elle n’est pas d’allure très poétique, et ne glorifie pas la passion amoureuse par nombre d’éloges et de grands sentiments, elle ne condamne pas pour autant le sentiment amoureux. Certes, du point de vue métaphysique, l’amour est une illusion au service du bien de l’espèce et Schopenhauer insiste quasiment exclusivement sur ce point. Comme de coutume, il reste à un niveau général, celui de la métaphysique. Cependant, ce qu’il nous dit ne condamne pas toute réalité ou toute signification de la passion amoureuse. Nous dirions même au contraire, car l’homme est « comme une manifestation particulière et caractérisée de la Volonté, dans une certaine mesure, comme une Idée particulière2 » (Schopenhauer, 1819, p. 177). De ce fait, l’attachement entre deux individus, bien qu’il soit conditionné par l’enfant déterminé qui pourra naître de leur union, est particulier, spécialisé et exclusif. Si d’un point de vue purement métaphysique, l’individu est comme rien, et que toutes les passions, les émotions et les sensations de plaisir qu’il ressent sont des illusions au service de la

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« C’est dans cette avidité et dans cette force [de l’individualité humaine qui tend à se réaliser sous une forme sensible] que consiste la passion réciproque des deux futurs parents. Elle admet des degrés innombrables ; mais qu’on en désigne toujours les deux extrêmes sous les noms d’’Aφροδίτη πάνδημος et ούρανία [l’amour vulgaire et l’amour céleste], son essence n’en est pas moins partout la même. Une passion est d’un degré d’autant plus élevée qu’elle est plus individualisée, c’est-à-dire que l’individu aimé, par sa constitution et ses qualités, est plus exclusivement propre à satisfaire les désirs de l’être aimant et les besoins que lui crée sa propre individualité » (Schopenhauer, 1844, p. 1292).

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Cette idée que chaque homme serait « comme une Idée particulière » a été un objet de discussion pour

tous les commentateurs de Schopenhauer. Il n’y a pourtant aucune raison de discuter, car Schopenhauer parle ici du fait que les hommes nous apparaissent, dans le monde comme représentation, si différenciés, que nous pourrions les voir comme des manifestations d’Idées particulières. Il exprime là l’illusion de la représentation, qui nous présente des êtres si différenciés, que nous pourrions croire à leur indépendance fondamentale, métaphysique.

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conservation de l’espèce, la possibilité et la réalité profonde de l’amour n’en sont pas moins conservées.

Le but premier de la passion amoureuse est la procréation d’un nouvel individu : ainsi, au point de vue de l’espèce, les parents ne sont que des marionnettes, un pur moyen pour l’espèce de parvenir à sa fin. En effet, ils sont abusés par une illusion, croyant chercher dans l’accouplement leur bien propre, alors qu’en fait, secrètement, c’est la Volonté de l’espèce qui est à l’œuvre et qui prépare la naissance d’un nouveau membre déterminé de l’espèce1. Cette illusion est l’œuvre de la Volonté qui cherche à s’objectiver dans

l’espèce » et qui « ne se présente à la conscience de l’homme passionné que sous le masque d’une jouissance anticipée de cette félicité infinie, qu’il croit devoir trouver dans son union avec la femme aimée » (Schopenhauer, 1844, p. 1312 ; SW, Band II., p. 710). L’ « objectif » de la Volonté de l’espèce « ne pénètre pas dans la conscience de l’individu »2. Les choses se jouent ici malgré lui, malgré sa conscience. Ainsi, c’est la

Volonté, partie dénuée de conscience de notre être qui agit ici, qui est le moteur de toute passion amoureuse et de tout désir sexuel, qui dépasse en intensité, tous les autres.

Les individus participent inconsciemment de la Volonté de l’espèce, qui les transcende et dont la fin dépasse leur simple survie individuelle. L’individu croit rechercher son propre plaisir, son propre intérêt, alors qu’en secret il est inconsciemment guidé dans son choix par des considérations physionomiques. Ce choix s'effectue avec le plus grand sérieux, car se joue là, indépendamment de sa conscience, la plus haute affaire de l’existence. L’amour est ainsi, pour reprendre l’expression chère à Schopenhauer, une illusion au service de la conservation de l’espèce. L’individu croit suivre son propre intérêt, alors qu’en réalité, dans le secret de son être, il vise à perpétuer son espèce par la procréation.

L’amour n’a pas sa source dans la partie intellectuelle et consciente de notre être : bien au contraire elle provient de sa partie dénuée de conscience : la Volonté. Ces considérations métaphysiques de Schopenhauer à propos de l’amour sexuel, marquent un effacement de l’individu et renvoie à son essence aveugle et dénuée de conscience. Le choix l’amant, se basant sur des considérations instinctuelles et donc inconscientes (unbewußten), témoigne du fait que la plus haute fin de l’existence humaine, comme de toute existence, n’est pas le fait de l’intellect, de la réflexion, de l’esprit, etc. mais bien de

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« Les parents n’ont certainement pas conscience de tout cela ; bien plus, chacun pense bien ne faire ce choix si laborieux que dans l’intérêt de sa jouissance personnelle (qui, au fond, n’est ici nullement en question) » (Schopenhauer, 1844, p. 1306 ; SW, Band II., p. 702).

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« Ce désir [sexuel - visant la procréation] était en effet à tous ses autres désirs ce que l’espèce est à l’individu, par conséquent ce que l’infini est au fini. Mais la satisfaction n’en est profitable qu’à l’espèce seule et ne pénètre pas dans la conscience de l’individu, qui, animé par la Volonté de l’espèce, a travaillé avec dévouement à une fin qui n’était pas du tout la sienne » (Schopenhauer, 1844, p. 1296 ; SW, Band II., p. 691).

63 la partie instinctive, dénuée de conscience et de connaissance que nous avons définie plus haut. Il se manifeste ainsi ici la remise en cause de la primauté de la conscience et plus largement de la dimension intellectuelle de l’être humain.