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Un enjeu pour la définition de l’intuition : le débat avec Hermann von Helmholtz

UNE ACTIVITÉ INCONSCIENTE DE L’INTELLECT ?

A. Les inférences inconscientes dans la perception visuelle

2. Un enjeu pour la définition de l’intuition : le débat avec Hermann von Helmholtz

À travers le débat avec Edouard von Helmholtz, se pose la question de la nature de l’intuition. À la suite de Kant, qui a toujours refusé de conférer un caractère intellectuel à l’intuition, Schopenhauer va franchir ce pas, sans pour autant défendre une conception rationnelle des inférences effectuées par l’entendement. Le cas de la perception visuelle donne lieu, à la suite de Schopenhauer, à un débat sur la nature de l’intuition entre ses disciples et Helmholtz notamment. Ce dernier soutient l’existence d’un caractère rationnel de l’inférence inconsciente dans la perception visuelle : l’entendement effectue immédiatement, par habitude, un raisonnement consistant à inférer A (la cause) à partir de B (l’effet).

La conception helmhotzienne des inférences inconscientes

La première esquisse de l’hypothèse helmholtzienne des inférences inconscientes se trouve dans son article publié en 1855 intitulé « Sur le voir humain ». Il poursuivra ses développements à propos de cette idée dans son Optique physiologique publié en 1866, avant de renoncer en 1878 à cette expression trop confuse et comportant des accents trop schopenhaueriens. Or, Schopenhauer n’emploie pas l’expression unbewußter Schluss, même si, comme nous l’avons vu, il parle bien du caractère inconscient du passage de l’effet à la cause. Le terme d’inconscient (unbewußt) ne figure pas dans l’Essai sur la vue

et les couleurs, mais uniquement dans le Chapitre II des Suppléments au Monde (cf.

Schopenhauer, 1844, p. 695) et dans la Probevorlesung.

Helmholtz, à la différence de Schopenhauer, va affirmer qu’une telle inférence repose sur une étape intermédiaire entre la sensation et le travail de l’entendement, visant à produire l’intuition. Entre les deux intervient un raisonnement, basé sur les lois de la logique, consistant par habitude à inférer A lorsque B se présente. Il y a donc bien, pour

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Helmholtz, une inférence rationnelle inconsciente mise en œuvre dans la formation de l’intuition visuelle. L’inférence inconsciente n’a pas le même sens pour Helmholtz que pour Schopenhauer, et c’est pour cette raison qu’il va, en 1878, explicitement récuser l’emploi de cette expression :

« J’ai renoncé à l’expression d’ « inférences inconscientes », afin d’éviter la confusion avec la représentation à mon sens entièrement confuse et injustifiée que Schopenhauer et ses héritiers désignent par ce terme » (Helmholtz, 1878, p. 65).

On comprend bien ici la volonté de Helmholtz d’éviter toute confusion possible entre sa théorie et la conception schopenhauerienne de la perception visuelle. Si, pour Schopenhauer, l’inférence est l’action par laquelle, sans aucune pensée, nous rapportons nos impressions aux objets hors de nous, pour Helmholtz, elle est le fruit d’un raisonnement inconscient. Une telle idée ayant été, dans la seconde édition de l’Essai sur

la vue et les couleurs, rejetée catégoriquement par Schopenhauer.

« Ce passage de l’effet à la cause est cependant immédiat, vivant, nécessaire : car il est une connaissance de l’entendement pur : il ne s’agit pas d’une conclusion rationnelle, d’une combinaison de concepts et de jugements, selon des lois logiques. » (Schopenhauer, 1854, p. 39- 40)

Or, c’est justement de cette façon que Helmholtz conçoit les inférences inconscientes. Dès l’article « Sur le voir humain » de 1855, il parle de jugement et de réflexion qui se déroule en nous, et à notre insu.

« J’ai toujours affirmé jusqu’ici que la représentation en nous jugeait, inférait, réfléchissait, etc., en me gardant bien de dire que c’est nous qui jugeons, inférons, réfléchissons. En effet, j’ai reconnu que ces actes se faisaient à notre insu et qu’ils ne pouvaient être infléchis par notre volonté ou notre conviction, si forte soit-elle. Est-il toutefois légitime de parler ici d’authentiques processus de pensée, alors que cette pensée échappe à la conscience et au contrôle de l’intelligence consciente de soi ? » (Helmholtz, 1855, p. 29).

À cette question, Helmholtz semble répondre de manière positive lorsqu’il affirme, dans son Optique physiologique, que l’opération consistant à rapporter une sensation rétinienne à droite de la rétine, à un rayon lumineux provenant de la gauche, repose sur un

jugement qui échappe à la conscience. En effet, il affirme que « nous jugeons qu’il en est

de même dans tout cas nouveau où l’excitation intéresse la même partie de la rétine, de même que nous prétendons que tout homme qui vit à présent doit mourir, parce que l’expérience nous a appris jusqu’ici que tous les hommes ont fini par mourir » (Helmholtz, 1866, t. II., p. 565, nous soulignons). Il s’agit donc bien, pour Helmholtz, d’une règle générale, obéissant aux lois de la logique : l’effet suit logiquement de la cause, c’est pourquoi nous pouvons y remonter à l’aide d’un raisonnement inconscient.

Dans le même passage de son œuvre, cependant, Helmholtz précisera qu’il utilise là une analogie : un tel processus, consistant à reconnaître tel objet comme cause de nos

85 impressions rétiniennes est « comme » ou « comparable à » un processus de pensée, c’est- à-dire à un raisonnement conclusif. Nous ne pouvons pas pour autant le reconnaître comme un pur raisonnement conclusif, au sens où la conclusion logique « est un acte de la pensée consciente ». En effet,

« les activités qui nous amènent à conclure qu’un objet déterminé, de structure déterminée, se trouve en un endroit déterminé qui est en dehors de nous, ne sont pas, en général, des actes conscients mais des actes inconscients. Dans leurs résultats, ils sont analogues à des conclusions [. . .]. Mais ce qui se passe en réalité diffère d’une conclusion — en prenant ce mot dans sa signification ordinaire — en ce qu’une conclusion est un acte de la pensée consciente » (Helmholtz, 1866, t. II, p. 564).

Même si Helmholtz ne fait que recourir ici à une analogie pour rendre intelligible le mécanisme de l’inférence – il semble tout de même reconnaître une réalité à une forme inconsciente de raisonnement et de jugement, le recours à des éléments rationnels n’est en rien nécessaire. C’est ce que s’est attaché à montrer Christophe Bouriau dans son article

Schopenhauer : les inférences inconscientes1. Le recours à un raisonnement logique pour expliquer les illusions perceptives, car là est bien l’enjeu de la théorie helmholtzienne, semble bien inutile. Schopenhauer, sans l’aide de la dimension abstraite de l’intellect, parvient à expliquer les illusions perceptives qui peuvent toucher les différents sens.

De manière générale, Schopenhauer explique les illusions perceptives de la façon suivante : notre entendement, habitué à inférer A (la cause) quand B (l’effet) se présente, ne peut s’empêcher d’inférer A dès que B se présente, même si A n’est pas la cause de B. Ainsi, « l'illusion résulte de ce que l'entendement attribue à des effets donnés une cause inexacte » (Schopenhauer, 1847, p. 209). De plus, nous dit Christophe Bouriau, la position helmholtzienne du raisonnement inconscient ne tient pas car :

« Schopenhauer souligne que le raisonnement est incapable de corriger la perception illusoire : pour reprendre l'exemple précédent, j'ai beau savoir que j'ai affaire à deux pièces, je ne peux m'empêcher de n'en percevoir qu'une seule. Cela prouve, selon Schopenhauer, que l'illusion perceptive est totalement indépendante du raisonnement, qui est impuissant à la corriger » (Bouriau, 2011, p. 100).

Si l’illusion reposait sur l’application fallacieuse d’un raisonnement abstrait, la démonstration de l’erreur de l’entendement par la raison pourrait corriger l’illusion. Un raisonnement inverse aurait forcément le pouvoir d’annuler l’erreur perceptive. Or, l’expérience nous apprend que ces illusions dans la perception ne peuvent être corrigées par le raisonnement. Lorsque nous voyons la partie immergée d’un bâton subir une déformation par rapport à sa forme réelle, que nous pouvons voir lorsqu’il est hors de

1

« Schopenhauer : les inférences inconscientes », in Schopenhauer et l’inconscient : approches historiques,

métaphysiques et épistémologiques, dir. J-C. Banvoy, Ch. Bouriau, et B. Andrieu, Nancy : PUN, 2011, p.

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l’eau, cela ne corrige en rien l’image que nous pouvons en avoir lorsque nous le plongeons dans l’eau. Schopenhauer de résumer l’impuissance de la raison dans cette situation par la phrase suivante :

« La raison aura beau reconnaître exactement in abstracto le véritable état de choses, elle ne pourra être d'aucun secours ; l'illusion persistera malgré la connaissance plus vraie acquise par la raison » (Schopenhauer, 1847, p. 209).

La conception helmholtzienne des inférences inconscientes, reposant sur l’hypothèse d’un raisonnement logique inconscient, n’est pas économique et ne peut semble-t-il pas expliquer comment, si l’illusion repose sur un raisonnement, la raison ne peut pas la corriger. S’il s’agit seulement là d’une simple analogie avec le raisonnement logique, l’hypothèse de Helmholtz est beaucoup moins économique que l’hypothèse schopenhauerienne, comme n'a pas manqué de le souligner le philosophe américain William James1. En tout cas, les conséquences de ces deux hypothèses pour la conception de l’intuition et de la connaissance, sont nettement divergentes. Selon Helmholtz, si l’intuition n’est pas indépendante du raisonnement et dépend en cela de l’activité rationnelle, Schopenhauer admet clairement une profonde indépendance de l’intuition vis- à-vis de l’abstraction. La constitution de la représentation visuelle est un processus non accompagné de conscience, immédiat et surtout vivant : rapporter l’effet à la cause est le résultat d’une disposition constitutive de l’entendement humain. L’autre conséquence, c’est que le processus de formation de la représentation, émanant de nos facultés humaines de connaissance, ne possède aucune différence de nature avec celles à l’origine de la perception animale.

Une connaissance vivante et non rationnelle

Si Schopenhauer nous parle ici de l’absence de conscience du processus d’inférence (passage de l’effet à sa cause) dans la perception visuelle, ses analyses mettent en lumière qu’en fait, c’est l’ensemble du travail de l’entendement qui est inconscient. Il effectue instantanément et inconsciemment ce rapport de causalité, du fait de sa propre forme, mais également la synthèse des sensations rétiniennes. Corriger le sens des images, constituer la troisième dimension de l’espace, tel est le travail complexe de l’entendement dont nous n’avons pas conscience, mais que l’optique et l’anatomie nous révèle. Schopenhauer considère que sans l’entendement nous serions réduits à la sensation, à une masse d’informations difforme et sans relation les unes avec les autres. Nous ne pourrions

1

« Qualifier la perception de raisonnement inconscient est une métaphore inutile » (James, 1890, vol. 2, ch. XIX, p. 113, traduction Ch. Bouriau, cf. Bouriau, 2011, p. 102).

87 pas parvenir à l’intuition du monde. C’est l’entendement qui forme, à partir des formes a

priori de l’espace, du temps et de la causalité, l’ensemble de nos intuitions, en effectuant

la synthèse du divers sensible. Précisément dans le cas de l’intuition visuelle, cette activité échappe à la conscience, ce qui est d’autant plus étonnant que c’est là le travail le plus complexe qu’il ait à réaliser.

Par ailleurs, une telle absence de conscience du processus de formation de la représentation, tel qu’il est décrit par Schopenhauer, renvoie, comme le soulignent certains commentateurs - notamment Sebastian Gardner1 et Jean-Marie Vaysse - à ce qu’ils nomment un « inconscient transcendantal » déjà présent chez Kant. En effet, dans la théorie kantienne de la connaissance, la synthèse du divers sensible n’est possible que par l’intervention de l’imagination : elle est la condition nécessaire de la naissance de l’intuition. Kant la qualifie ainsi comme étant une « fonction de l’âme, aveugle, mais indispensable, sans laquelle nous ne pourrions jamais et nulle part avoir aucune connaissance, mais dont nous n’avons que très rarement conscience » (Kant, 1781, p. 161-162)2. En tant qu’activité productrice, l’imagination n’apparaît pas, en un sens, comme « un troisième terme s’ajoutant à l’entendement et à la sensibilité », mais plutôt comme « leur activité inconsciente productrice » (Vaysse, 2004, p. 83). Il existerait donc déjà chez Kant, certes de manière moins affirmative, et moins fondé sur des données physiologiques, une activité la plupart du temps dénuée de conscience, assurant la formation de l’intuition.

Le développement schopenhauerien sur la notion d’inférence, et la caractérisation du travail de l’entendement comme une activité dépourvue de conscience, apparaît comme une donnée essentielle pour comprendre et définir l’importance de la notion d’inconscient dans la pensée de Schopenhauer. Il ne s’agit pas simplement d’une étape dans la constitution de la représentation visuelle, mais de l’ensemble du travail de l’entendement

dans le cas de la vision, l’ensemble du processus de formation de la connaissance

intuitive (au moins pour le cas de la vue) qui n’est pas accompagné de conscience. Il y a donc présence ici d'une activité inconsciente au sein du processus de constitution de l’intuition, c'est-à-dire dans la formation même de notre connaissance. C’est le point important qui se dégage de cette question des inférences dans la perception visuelle. Selon Schopenhauer, il existe bien un travail inconscient de l’intellect, une constitution,

une synthèse et une transformation des sensations visuelles non accompagnée de conscience. Cette formation immédiate et vivante nous renvoie à l’essence de notre

cerveau comme Volonté-de-connaître : la formation des représentations visuelles, en tant qu’elles nous fournissent des éléments essentiels à notre conservation, se font de manière immédiate, c’est-à-dire vivante. Ne pourrait-on pas justement voir dans cette formation

1

Cf. Gardner, 1999, p. 387-390. 2

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inconsciente de la représentation un indice pouvant rapprocher ces développements de la théorie schopenhauerienne de la connaissance, avec la notion d’inconscient neurocognitif qui émerge des récents développements des neurosciences ?