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C. La Volonté de l’espèce

1. La plus haute fin de l’existence

L’organisme, incarnation de la Volonté de vivre, est l’expression d’une poussée aveugle vers la vie. Schopenhauer considère que la plus haute expression de cette tension s’exprime par la procréation. En effet, l’individu ne conserve plus simplement sa vie, mais perpétue la vie. La perpétuation de l’espèce est la plus haute fin de l’existence de tout être vivant, car il ne vise plus simplement sa propre survie, mais celle de toute l’espèce à laquelle il appartient.

L’essence même de la vie

Une fois sa propre conservation assurée, tout être vise à propager l’espèce, c’est-à-dire à procréer. Schopenhauer affirme, de ce fait, que chacune des actions de l’homme vise plus ou moins la satisfaction de l’instinct sexuel. L’amour, en tant que sa fin dernière est la production d’un nouvel individu, est donc l’élément central de l’essence de toute vie. Selon Schopenhauer, c’est à bon droit que l’amour est symbolisé par le cœur : il peut, en effet, être considéré comme le « primum mobile de la vie animale »1. Si le cœur est le

primum mobile physique, l’amour est le primum mobile métaphysique. Ce primum mobile

métaphysique qu’est l’amour, en tant que foyer de la Volonté, se trouve exprimé corporellement par les parties génitales.

L’amour est donc « l’occupation essentielle du vouloir humain ». C’est la chose de la vie la plus sérieuse, qui monopolise toutes les forces de l’individu. C’est pour cette raison que l’amour est un thème inépuisable, un sujet sans fin de discussion, une source infinie

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« C’est à bon droit que le cœur, ce primum mobile de la vie animale, a été adopté comme symbole, comme synonyme même de la Volonté ; il sert à la désigner comme essence primitive de notre existence phénoménale, en opposition à l’intellect qui est véritablement identique à la tête. (…) Les choses d’amour tout particulièrement s’appellent affaires de cœur ; parce que l’instinct sexuel est le foyer de la Volonté et que le choix qui le concerne est l’occupation essentielle du vouloir humain » (Schopenhauer, 1844, p. 941- 942).

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d’inspiration pour l’artiste. C’est justement « parce qu’aucun thème ne peut égaler celui- ci en intérêt » (Schopenhauer, 1844, p. 1289) qu’il est omniprésent. Au thème le plus sérieux et le plus important, correspond l’enjeu le plus sérieux et le plus important de la vie : la conservation de l’espèce. Si l’appétit sexuel dépasse tous les autres appétits, si les affaires de cœur dépassent en intérêt toutes les autres affaires de la vie, c’est parce que l’amour n’est pas une simple affirmation de la Volonté de l’individu, mais de la Volonté de toute l’espèce. Ce qui s’exprime là c’est la Volonté de vivre dans toute sa plénitude, c’est « le désir qui forme l’essence même de l’homme »1

. Si elle pousse premièrement à la satisfaction des besoins physiques de l’individu, sa fin dernière est la satisfaction du « besoin sexuel », du besoin le plus métaphysique de l’individu. « L’instinct sexuel en général, tel qu’il se présente dans la conscience de chacun, sans se porter sur un individu déterminé de l’autre sexe, n’est en soi et en dehors de toute manifestation extérieure, que la Volonté de vivre » (Schopenhauer, 1844, p. 1289).

Par ailleurs, c’est cette même tendance à la conservation de l’espèce qui se manifeste dans l’attachement de la mère à ses enfants, dans tous les attentions qu’elle leurs porte, dans tous les soins et l’éducation qu’elle leurs prodigue. Cette forme d’amour trouve, elle aussi, sa racine dans la Volonté de vivre. Schopenhauer considère que cet instinct ne se manifeste pas chez l’Homme sans intermédiaire et une certaine altération2

. Ce qui ne l’empêche pas d’être présent et de se manifester comme un profond attachement de la mère à ses enfants, attachement qui comme l’amour sexuel, est inconditionnel, c’est-à- dire non fondé. Il est sans raisons et même totalement indépendant de l’intellect. Il n’y a pas non plus ici de rupture entre l’Homme et les différents animaux, puisque Schopenhauer considère que l’amour maternel, au même titre que l’amour sexuel, est une manifestation de la Volonté de vivre. Le « but » de cet amour est ainsi d’assurer la conservation de la progéniture, c’est-à-dire la survie de l’espèce.

L’amour sexuel a donc bien, pour Schopenhauer un statut métaphysique, en tant qu’il est la plus puissante affirmation de la Volonté de vivre. De plus, sa signification et son importance dépasse l’individu, et concerne l’espèce et la vie dans son ensemble. C’est en ce sens qu’à propos de son discours, que nous allons continuer à développer ici, il affirme, en pensant à ceux qui sont dominés par cette passion, que cette « conception de l’amour leur paraîtra trop physique, trop matérielle, si métaphysique et transcendante qu’elle soit au fond » (Schopenhauer, 1844, p. 1287).

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« Ces considérations nous expliquent pourquoi l’appétit sexuel est empreint d’un caractère bien différent de tous les autres appétits : il n’en est pas seulement le plus fort, il est même spécifiquement de nature plus puissante qu’aucun autre. Il est partout tacitement supposé, comme inévitable et nécessaire, et n’est pas, à l’exemple des autres désirs, affaire de goût et d’humeur : car il est le désir qui forme l’essence même de l’homme » (Schopenhauer 1844, p. 1263).

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Puisque « chez les animaux, incapables de réflexion, l’instinct de l’amour maternel (le mâle n’est en général pas conscient [nicht bewußt] de sa paternité) se manifeste sans intermédiaire et sans altération, par suite dans une pleine clarté et dans toute sa force » (Schopenhauer, 1844, p. 1266 ; SW, Band II., p. 658).

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L’affirmation de la Volonté de vivre de l’espèce

La « voie intérieure » nous fait éprouver notre être comme Volonté : en tant qu’organisme nous sommes l’expression de la Volonté de vivre, et en cela nous visons essentiellement la conservation. Comme nous venons de le voir, cette perspective individuelle est transcendée par un point de vue supérieur : celui de l’espèce. Aux yeux de la Volonté, nous dit Schopenhauer, l’individu n’est rien. Ainsi, ce qu’il vise, ce n’est pas essentiellement sa propre conservation, mais, à travers elle et la procréation, qui est son principal objet, la conservation de l’espèce. Schopenhauer, en ce sens, considère l’amour comme la chose la plus sérieuse et la plus profonde dans la nature : son but dépasse les individus et leurs plaisirs particuliers. La passion amoureuse a fondamentalement pour but la naissance d’un nouvel individu.

L’appétit sexuel est l’expression de l’essence même de l’homme, ce contre quoi aucun autre motif ne peut rivaliser. L’instinct sexuel, en tant qu’il vise la procréation d’un nouvel individu, est la plus forte affirmation de la Volonté de vivre. En effet, c’est là que s’exprime entièrement la dimension métaphysique de la conception schopenhauerienne : la procréation, qui est l’essence de la fonction sexuelle, n’est pas simplement l’affirmation de l’individu, mais l’affirmation de la Volonté de l’espèce (Wille der

Gatung). « C’est le plus haut degré de ce vouloir qui s’exprime par l’acte de génération »

(Schopenhauer 1844, p. 1262).

La Volonté qui s’affirme dans l’acte de génération n’est pas celle de l’individu, mais celle de l’espèce. Ainsi, l’accouplement de deux individus n’est déterminé que par le nouvel individu qui pourra naître d’eux1

. On voit ici comment les deux « acteurs » sont ainsi soumis à une force qui les transcende, puisque toute attirance, toute passion amoureuse naissant entre deux individus, a pour fin la production d’un nouvel individu déterminé. Ce qui se trame dans toute rencontre amoureuse, c’est l’objectivation anticipée de la Volonté de l’espèce dans un nouvel être, qui ne peut naître que de l’union de ces deux individus particuliers2. L’amour de deux individus a pour condition que le nouvel individu qui va naître soit conforme aux vues de l’espèce3. Comment expliquer tant

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« Ce qui enfin attire si fortement et si exclusivement l’un vers l’autre deux individus de sexe différent, c’est le vouloir-vivre de toute l’espèce, qui par anticipation s’objective d’une façon conforme à ses vues dans un être auquel ces deux individus peuvent donner naissance » (Schopenhauer, 1844, p. 1291).

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Cette idée centrale de la métaphysique de l’amour est difficilement représentable et n’a de sens que si l’on considère que la Volonté est hors du temps, et que le devenir ne vaut que pour ses manifestations dans le monde considéré comme représentation.

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« La procréation de tel enfant déterminé, voilà le but véritable, quoique ignoré des acteurs, de tout roman d’amour : les moyens et la façon d’y atteindre sont chose accessoire. (…) Peut-il y en avoir parmi les fins

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d’efforts, tant de forces mises en œuvre, tant de souffrances acceptées, tant de concessions, tant de sacrifices parfois au détriment même de la propre conservation de l’individu, si la fin dernière de l’amour ne surpassent pas ses sentiments individuels et la satisfaction de son instinct sexuel ? L’amour a une fin plus haute que toutes ces satisfactions et ces plaisirs individuels : « la détermination des individualités de la génération future ».