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Une utilisation partielle des thèses dans l’historiographie

0.5 Plan de la thèse

1.1.4 Une utilisation partielle des thèses dans l’historiographie

Dans La France mathématique, Hélène Gispert considère le corpus des doctorats des sociétaires de la Société mathématique de France. Sur ce corpus, elle réalise une analyse quantitative ainsi qu’une analyse des rapports de thèses et utilise donc, pour

34. Cf. Gispert 1991, p. 126 Cette citation est extraite d’un article de Lebesgue de 1926. 35. Cf. Gispert 2007. L’importance de ce phénomène se traduit notamment par l’augmentation importante de publications de sociétaires sur ces questions dans la revue l’Enseignement mathématique à partir des années 1900, cf. Gispert 1993, p. 144-145 mais également par l’évocation de ce sujet lors des conférences pédagogiques dans le cadre des réformes de 1902, cf Gispert 2007. Poincaré et Borel sont ainsi les auteurs de deux conférences pédagogiques la première en 1904 sur la question de l’intuition, de la logique et de la rigueur dans les sciences mathématiques, la seconde en 1905 portant plus sur le lien de la recherche aux applications.

36. En témoignent la création de la Commission internationale de l’enseignement des mathéma- tiques en 1908 et la forte implication des membres du milieu mathématique français, pris dans son ensemble, cf. Gispert 1991, p. 131-136. Y participent non seulement des professeurs de la faculté des sciences de Paris, tels que Darboux, Appell, Koenigs, Goursat ou Borel mais également des profes- seurs de l’École polytechnique, du Conservatoire des arts et métiers ainsi que des professeurs de faculté de province et des enseignants du secondaire et des classes préparatoires. Dans Nabonnand 2006, Philippe Nabonnand évoque également ce même questionnement sur l’enseignement mathématique à fournir pour le public plus spécialisé des ingénieurs et sur l’adaptation des programmes aux demandes de ces derniers en rapport avec le réel.

37. Notons que cette dimension ne peut a priori apparaître directement ni dans l’étude du corpus des thèses, ni dans celui de leur rapport. C’est d’ailleurs l’un des manques des informations fournies par l’analyse de ce corpus.

reprendre les niveaux d’analyse que je distingue, les niveaux un et un-et-demi que j’ai décrits dans mon introduction. Dans « La théorie des ensembles en France avant la crise de 1905 : Baire, Borel, Lebesgue . . . et tous les autres », Gispert 1995a, elle n’étu- die les thèses que de quelques mathématiciens (dont Baire, Borel, Lebesgue, Fréchet, Montel, Denjoy), qui utilisent dans leur mémoire de doctorat des notions de théorie des ensembles. Pour ce corpus spécifique, elle analyse les rapports de thèses et se place donc au niveau un-et-demi d’analyse.

Dans un des tableaux présentés en annexe de La France mathématique Gispert (1991) figure la répartion par branche des thèses mathématiques soutenues à Paris sui- vant les trois sujets distincts : analyse, géométrie et mathématiques appliquées38. Pour la période 1900-1909, les 44 thèses se répartissent dans les trois catégories sus-citées respectivement au nombre de 21, 3 et 16. Ces données, qui ne sont pas explicitement exploitées dans Gispert 1991, figurent dans « Le milieu mathématique français et ses journaux en France et en Europe » Gispert 1993, p. 151. Hélène Gispert les énonce alors pour confirmer la part dominante de l’analyse dans les travaux de recherche du milieu mathématique ainsi que la grande faiblesse de la géométrie et le peu d’intérêt que suscitent les mathématiques appliquées. Le total de 16 thèses de mathématiques appliquées semble aller à l’encontre de cette affirmation, mais se trouvent regroupées dans cette rubrique les thèses de mécanique, de physique mathématique et les thèses d’astronomie. Ces dernières sur-évaluent cette rubrique39.

Parmi les docteurs ès sciences mathématiques, on peut noter la présence de nom- breux mathématiciens étrangers, et notamment d’Europe de l’Est, qui participent à l’activité de la SMF et font partie de ces étrangers qui investissent le milieu français de l’époque40. Ce phénomène traduit un mouvement plus global, à savoir la venue importante d’étudiants étrangers qui viennent se former dans les universités françaises avant de retourner dans leur pays d’origine pour obtenir des postes universitaires et construire de nouvelles écoles mathématiques. L’étude de la nationalité des doctorants apparaît donc pertinente pour saisir des échanges mathématiques internationaux.

Parallèlement à l’exploitation quantitative des données fournies par les thèses, Hé- lène Gispert montre dans son article « La théorie des ensembles en France avant la crise de 1905 : Baire, Borel, Lebesgue . . . et tous les autres », Gispert 1995a, p. 63-76, com- ment l’étude plus précise des contenus des thèses des sociétaires de la SMF soutenues à

38. Cf. tableau 5.5, les thèses mathématiques en France (1860-1910), p.174. Ce classement a été effectué par Hélène Gispert (cf. Gispert 1991, p. 77) d’après le Jahrbuch über die Fortschritte der Mathematik.

39. Dans la seconde partie de ce chapitre, je complèterai ces données en tenant compte de l’ensemble des doctorats soutenus à Paris mais également dans les facultés de province et je prolongerai jusqu’en 1914 la période étudiée.

40. Cf. Gispert 1991, p. 137-143 et notamment p.141. On peut ainsi citer Davidoglou, Serge Berstein de Saint-Pétersbourg, ainsi que Lalesco, Popovici, Burileanu, Pompeiu de Roumanie qui, tous, soutiennent une thèse à la faculté des sciences de la Sorbonne.

la Sorbonne permet de réveler l’ampleur de la « montée en puissance » de la théorie des ensembles parmi les notions travaillées et utilisées par le milieu mathématique français de l’époque. L’analyse des rapports de thèses montre qu’entre 1900 et 1910 plus de la moitié des thèses d’analyse, soit le quart de l’ensemble des thèses soutenues par les sociétaires, font explicitement usage de cette théorie notamment pour des fonctions de variable complexe et des fonctions de variable réelle41.

L’étude des rapports de thèses dans Gispert 1991, p. 121-122 montre également le rôle du mathématicien italien Volterra et son influence sur certains domaines de la recherche française en analyse. Baire élabore en effet une partie de sa thèse à son contact ainsi que Fréchet avec ses recherches sur les espaces de fonctions et les espaces abstraits. Ces rapports permettent ainsi d’apporter un éclairage sur certaines influences exercées par des mathématiciens, français comme étrangers, sur les travaux menés dans le cadre des doctorats.

Dans Gispert 1995a, un lien est fait entre la formation que les étudiants ont suivie et leur travail de thèse. Les docteurs, qui ont utilisé les nouveaux outils de la théorie des ensembles, sont normaliens pour la plupart et ils ont assisté, pendant leur formation à l’École normale supérieure, aux conférences de Borel en théorie des fonctions. Ils ont pu lire également les volumes de sa collection et se sont donc familiarisés avec ces nouvelles notions en théorie des ensembles, notions qu’ils réutilisent ensuite dans leur thèse.

Par ailleurs, Catherine Goldstein dans Goldstein 1994, p. 152 utilise le rapport de Picard sur la thèse de Chatelet en 1911 pour affirmer le rôle de ce dernier dans l’apparition de la théorie algébrique des nombres en France. Le rapport fournit ici une information plus globale sur l’évolution française de cette théorie particulière42.

Comme on a l’a déjà signalé, les questions d’ordre épistémologique et les débats qui en découlent sont l’objet, entre 1900 et 1914, d’une part non négligeable des ar- ticles publiés par les sociétaires de la SMF43. Il s’avère que les rapports de thèse sont une source particulièrement intéressante pour saisir des réticences et des interrogations d’une partie du milieu mathématique44. Les auteurs de ces rapports appartiennent à l’« ancienne » génération de mathématiciens, celle qui occupe les chaires des universi- tés et qui ne s’implique pas directement dans ces nouvelles recherches. En jugeant les travaux qui sont présentés dans le cadre du doctorat, ils laissent percer leur inquié-

41. Cf. Gispert 1995a, p. 64-65 On peut retenir celles de Lebesgue bien sûr, mais aussi Fréchet, Montel et Denjoy.

42. Dans Goldstein 1994, Catherine Goldstein ne procède pas à une étude systématique de certaines thèses ou rapports de thèses. Pour ce faire, elle fait référence à l’ouvrage d’Hélène Gispert, Gispert 1991, où sont reproduits les rapports de thèses.

43. 10% de la production de la SMF, c’est-à-dire 3 fois plus que dans les années 1870-1900. 44. Cf. Gispert 1991, p. 124-131.

tude quant à la tendance à l’axiomatisation et aux généralisations que l’utilisation de nouveaux outils peut entraîner.

Il apparaît ainsi que l’utilisation, même partielle, des thèses met en évidence le lien entre les intérêts de recherche d’une époque et les sujets des thèses en sciences mathéma- tiques. Le corpus des thèses, considéré comme un corpus de recherche mathématique, est ainsi en première approche un corpus pertinent pour révéler des dynamiques du milieu académique et universitaire45. Qui plus est, la thèse peut parfois servir de pre- mière exposition de travaux d’importance, comme dans le cas de René Baire et Henri Lebesgue, ce qui montre sa place parmi les productions de recherche. Enfin, la lecture des rapports permet de voir quelle appropriation et quels usages sont faits de certaines théories et témoigne de l’apparition de nouveaux thèmes sur la scène mathématique française.

Enfin, l’éclairage qu’apportent ces rapports sur les débats épistémologiques montre comment ce corpus permet de percevoir la réception par le milieu mathématique insti- tutionnellement établi de résultats exposés dans le doctorat.

Dans cette première partie, j’ai mis en évidence, tout à la fois, les caractéristiques principales du milieu mathématique français tel qu’il est présenté dans les travaux d’Hélène Gispert et les premiers apports d’une analyse fondée sur l’étude partielle du corpus des thèses. Il s’agit maintenant de voir comment une analyse plus approfondie de l’ensemble du corpus des thèses mathématiques soutenues en France entre 1900 et 1914 ainsi que du corpus de certains de leurs rapports permet de retrouver ce bilan, de l’affiner, de le compléter. Il ne s’agit pas dans cette partie de procéder à une analyse aussi approfondie du corpus des rapports de thèse tel que cela sera fait pour la période de l’entre-deux-guerres. Je cherche ici à mesurer la pertinence du corpus des thèses et de leurs rapports en comparant les résultats de mes analyses rapides avec les travaux, élaborés en partie à partir de corpus différents, qui s’intéressent à la même période et au même milieu. L’un des enjeux de mon travail est de considérer les apports et les limites de notre corpus et de percevoir la portée de l’objet thèse comme source primaire à exploiter pour saisir les dynamiques de recherche mathématique.