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Les équilibres entre domaines mathématiques

0.5 Plan de la thèse

1.1.2 Les équilibres entre domaines mathématiques

Dans ses articles sur la production des sociétaires et sur la presse mathématique française, Hélène Gispert établit ses résultats à partir du dépouillement des tables des matières du Jahrbuch über die Fortschritte der Mathematik5. La répartition par branche des articles considérés repose ensuite sur la classification de ce répertoire bi- bliographique. Les domaines mathématiques que je considère ci-dessous sont donc les domaines référencés comme tels par le Jahrbuch6.

3. Cf. Armatte à paraître.

4. qu’ils présentent dès leur thèse, respectivement en 1899 (Sur les fonctions de variables réelles) et en 1902 (Intégrale,longueur, aire).

5. Cf. Gispert 1991, p. 33,p.83.

6. En ce qui concerne plus particulièrement le champ de la théorie des nombres, Catherine Gold- stein dans Goldstein 1994 utilise et recoupe trois classements différents pour référencer l’ensemble

La géométrie et les mathématiques appliquées : des domaines au second plan

Dans La France mathématique Gispert (1991), l’analyse des tableaux7 décrivant la production mathématique des sociétaires dans les années 1900 montre une géométrie en perte de vitesse par rapport à l’analyse dans l’ensemble de la production mathéma- tique et plus particulièrement dans les activités de recherche. Gaston Darboux, titulaire de l’unique chaire de géométrie en France depuis 1881 a imposé ses choix8 à tout le milieu mathématique depuis la fin des années 1870, sans investir dans de nouveaux champs cultivés à l’étranger. Ces choix, dans les années 1900, ne produisent que peu de recherches9.

Cette faiblesse est d’ailleurs confirmée par l’étude approfondie de la presse ma- thématique de l’époque dans laquelle publient les auteurs de la SMF10. La géométrie n’apparaît ainsi dans les Comptes rendus de l’Académie des Sciences qu’au 3ème rang des sujets traités, après l’analyse et les mathématiques appliquées. Elle ne continue, pour l’essentiel, à faire l’objet de travaux dans les années 1900 que dans les secteurs de la diffusion et de l’enseignement.

Il convient cependant d’apporter une certaine nuance à cet état des lieux11. L’im- brication des domaines de recherche dans les contenus sont tels que des notions géo- métriques sont utilisées et étudiées dans des travaux référencés en analyse. La part de la géométrie dans les domaines de recherche peut être ainsi sous-estimée.12

des articles des Notes aux Comptes rendus publiées en théorie des nombre. Dans Goldstein 1999, elle discute du problème de la définition de ce champ. Sont réunis et étudiés les articles recensés à partir du dépouillement des tomes du Jahrbuch (la rubrique Zahlentheorie), du livre de Dickson (Dickson 1919-1923) et de l’index des Comptes Rendus.

7. Cf. en annexe la partie 5., p. 172-175, La production mathématique (1860-1914) : les contenus. 8. centrés sur les courbes et les sufaces de l’espace usuel, en géométrie infinitésimale, cf. Gispert 1991, p. 103.

9. Cf. Gispert 1991.

10. Cf. Gispert 1993, p. 149. Il s’agit des revues suivantes : les Comptes rendus de l’Académie des Sciences, les Nouvelles annales de mathématiques, le Bulletin de la Société Mathématique de France, les journaux, revues et bulletins de mathématiques spéciales ou élémentaires, le Journal des mathématiques pures et appliquées, les Annales scientifiques de l’École normale, les Comptes rendus annuels de l’Association française pour l’avancement des sciences, l’Enseignement mathématique.

11. Cf. Gispert 1991 et Gispert 1993.

12. Hélène Gispert évoque par exemple l’intérêt géométrique des recherches analytiques sur les surfaces et les courbes géométriques. De plus, cette interaction entre divers domaines mathématiques peut être sous-évaluée du fait de la classification faite par le Jahrbuch. Si on regarde les articles de Picard qu’évoque Christian Houzel dans l’article Aux origines de la géométrie algébrique : les travaux de Picard sur les surfaces (1884-1905) et qui selon lui fondent la géométrie algébrique, Houzel 1991, ils sont tous référencés dans la rubrique « Théorie des fonctions » (par exemple « Sur certaines surfaces algébriques pour lesquelles les intégrales de différentielles totales se ramènent à des combinaisons algébrico-logarithmiques » 1903, CRAS. 136 ; « Sur certaines équations fonctionnelles et sur une classe de surfaces algébriques » (1905) CRAS. 139, « Sur quelques théorèmes relatifs aux surfaces algébriques de connexion linéaire supérieure à l’unité »(1905), CRAS. 140, etc.), quelques rares dans la rubrique « Calcul différentiel et Intégral » (par exemple « Sur une propriété curieuse d’une classe de surfaces algébriques » (1902), CRAS. 135), mais aucun en géométrie.

L’algèbre et la théorie des nombres ne suscitent que peu de travaux de recherche de la part des membres de la SMF13. Ces domaines sont cependant présents dans les revues d’enseignement ou de vulgarisation ainsi que dans les programmes de l’enseignement secondaire. À cette même période, de nouvelles recherches en algèbre se développent en Allemagne comme en témoigne le nombre important de publications des sociétaires de la Deutsche Mathematiker Vereinigung14. Mais le milieu mathématique français, mis à part quelques individualités, reste à l’écart de ces nouvelles recherches entre 1900 et 191415. Catherine Goldstein complète ces conclusions pour le champ particulier de la théorie des nombres. Au début du XXème siècle, les mathématiciens les plus prolifiques quantitativement ont disparu et n’ont pas été remplacés. Cependant, certains mathé- maticiens tels Poincaré, Picard et Chatelêt travaillent pendant cette période surtout la théorie des formes, champ proche de l’analyse, l’analyse étant le domaine le plus important pour la recherche mathématique française d’alors.

Parmi les autres domaines des sciences mathématiques françaises qui apparaissent au second plan de la production des membres de la SMF entre 1900 et 1914 figurent les mathématiques appliquées avec la mécanique et la physique mathématique. Le domaine de l’astronomie n’y est pas représenté. En revanche, pendant cette même période, il fait l’objet de nombreuses publications au sein de l’Association française pour l’avancement des sciences16.

La production des sociétaires en mathématiques appliquées atteint à peine la moi- tié de la production en analyse et l’écart est grandissant pour ce qui est de la re- cherche17. Contrairement au cas de la géométrie, la part de la production en mathé- matiques appliquées ne diminue pas entre 1900 et 1914 mais elle reste peu importante. Les mathématiciens français sont au coeur de l’enseignement de ces disciplines en occu- pant institutionnellement les chaires dans les facultés des sciences françaises ainsi que dans les écoles d’ingénieurs18 (chaires de physique mathématique et calcul des proba- bilités, chaires de mécanique céleste, mécanique rationnelle). Mais les sociétaires de la SMF ne publient que peu de travaux de recherche dans ce domaine au début du XXème siècle.

13. Un seul nom pour l’algèbre est évoqué par Hélène Gispert parmi les mathématiciens français de l’époque : celui de Jules Drach dans Gispert 1995a, p. 63.

14. Cf. Tobies et Gispert 1996. 15. Cf. Gispert 1995a, p. 52.

16. Il s’agit pour l’essentiel de communications relatives à des observations de professionnels et d’amateurs, cf. Gispert 1999b, les tableaux de la répartition des publications par branche p.142 et p.145.

17. Cf. le tableau 5.3 répartition par branches de la production des sociétaires français, p. 173 et le tableau 5.8 répartition des sociétaires français par domaines d’activités de recherche de Gispert 1991.

La faiblesse de l’intérêt que suscite ce domaine, faiblesse spécifique au milieu ma- thématique français par comparaison avec d’autres pays tels que l’Allemagne, se trouve également illustrée par l’entreprise de l’Encyclopédie des sciences mathématiques pures et appliquées, version française dirigée par Jules Molk de l’Encyklopädie der Mathe- matischen Wissenshaften mit Einschluss ihrer Anwendung publiée par Félix Klein19. Jules Molk peine grandement à motiver ou à trouver des auteurs français pour l’écri- ture des tomes relatifs aux mathématiques appliquées20. Ces tomes seront parmi les moins aboutis de la version française de l’Encyclopédie, qui fut stoppée par la guerre.

Un autre élément vient également conforter cette analyse : la faible participation des mathématiciens français aux sections des congrès internationaux des mathémati- ciens du début du XXème siècle réservées aux applications (celles relatives à la méca- nique, à la physique mathématique ou encore aux nouvelles applications mathématiques telles que les sciences actuarielles, économiques ou statistiques). En fait, selon Hélène Gispert, ces mathématiques se font dans d’autres milieux que celui de la Société Ma- thématique de France, hors du champ académique, en marge du milieu mathématique officiel. Les publications ne paraissent pas dans la presse, recensée par le Jahrbuch über die Fortschritte der Mathematik21, mais dans d’autres revues spécifiques à chaque mi- lieu particulier, comme celui de l’actuariat ou de la balistique. Le développement de ce domaine ne peut donc être perçu par son étude.

L’analyse : une discipline phare

À côté des disciplines qui viennent d’être évoquées, l’analyse apparaît en ce début de XXème siècle comme le domaine le plus actif du milieu mathématique français, celui qui est au centre des productions des membres de la Société Mathématique de France et de leurs activités de recherche, celui également dont les sujets se renouvellent le plus. Cette primauté de l’analyse dans le champ de la recherche engagée depuis les années 1880 avec des mathématiciens tels que Picard, Appell et Poincaré est relancé, dans les années 1900, par une nouvelle génération de mathématiciens qui introduisent de nouvelles thématiques et installent les fondements de la théorie moderne des fonctions et du calcul fonctionnel.

Les nouvelles recherches qui émergent entre 1900 et 1914 appartiennent en effet majoritairement à ces deux champs de l’analyse22. Les travaux en théorie des fonctions se regroupent autour de trois thématiques : le domaine classique de la variable com-

19. Cf. Gispert 2001.

20. Pour en citer quelques uns, Appell pour le volume de mécanique tarde à rendre ses écrits. Langevin, sollicité à de nombreuses reprises pour le tome de physique, ne répond pas. Cf. Gispert 2001, p. 98.

21. Cf. également Gispert 1993, p. 155. 22. Cf. Gispert 1991, p. 116-124.

plexe (renouvelé par l’introduction de notions de théories des ensembles de Cantor23), les fonctions de la variable réelle (avec également l’utilisation de notions de théories des ensembles), ainsi que des questions relatives à la représentation des fonctions, aux séries de fonctions, où la notion de mesure de Borel et la nouvelle intégrale de Lebesgue jouent un rôle central. Parallèlement, d’autres travaux se rattachent au calcul fonction- nel et s’articulent autour de la théorie des équations fonctionnelles et de l’étude des fonctionnelles linéaires et des espaces de fonctions.

Le succès de ces théories sur la scène mathématique française s’affirme très rapi- dement, comme le montre l’abondance de la littérature mathématique publiée dans la presse sur ces sujets24. De plus, une série d’ouvrages, la Collection de monographies sur la théorie des fonctions, publiés pendant toute la première décennie sous la direction de Borel, est consacrée spécifiquement à la théorie des fonctions. Un autre signe de l’im- portance de ce succès est la place occupée par ces nouvelles recherches en analyse dans l’Encyclopédie des sciences mathématiques pures et appliquées dont les tomes relatifs à la théorie des fonctions et au calcul fonctionnel commencent à paraître dès 1909.

En ce qui concerne les thèmes plus traditionnels de l’analyse française (comme par exemple les fonctions algébriques ou les équations différentielles partielles ou ordi- naires), ils continuent d’être étudiés et travaillés davantage par la génération antérieure de mathématiciens (celle des Picard, Appell, Poincaré, Goursat, Painlevé), qui utilisent en outre ponctuellement dans leurs travaux les outils mathématiques récemment intro- duits par la nouvelle génération.

Les mathématiciens français investissent peu les journaux étrangers par des articles en analyse ou plus généralement par des articles de recherche25. Le milieu académique français apparaît donc peu ouvert vers les autres pays et peu enclin à y faire connaître ses recherches.

Il est cependant exagéré de dire que la « France mathématique » est isolée. Les nouveaux sujets d’analyse en théorie des fonctions et en calcul fonctionnel ne se dé- veloppent pas indépendamment de la recherche étrangère26. Ils connaissent l’influence de l’Italie où Volterra, notamment, travaille en cette même période sur des recherches en théorie des fonctions de la variable réelle et en théorie des ensembles. Ce dernier entretient des relations privilégiées avec Hadamard, Picard, Borel ainsi que Lebesgue et Baire27. Les travaux d’Hilbert jouent également un rôle dans le développement des recherches françaises sur les fondements de la théorie générale des équations intégrales

23. Selon Hélène Gispert, Gispert 1991, p. 118, elles traitent notamment du prolongement des fonctions analytiques, de la convergence des séries entières au-delà de leur cercle de convergence.

24. Cf. Gispert 1993 et Gispert 1991, p. 122-124.

25. Cf. Hélène Gispert dans Gispert 1993, p. 140-141. Hélène Gispert évoque une exception parmi les mathématiciens français : Poincaré qui publie dans les périodiques étrangers.

26. Cf. Gispert 1991, p. 121.

27. Hélène Gispert évoque ainsi dans Gispert 1991, p. 122 l’importante correspondance entre ces différents mathématiciens.

linéaires. De plus, entre 1900 et 1914, le Bulletin des sciences mathématiques28 est un moyen privilégié et très utilisé pour se tenir au courant des principaux travaux réali- sés à l’étranger29. Les mathématiciens français sont donc au courant des travaux et thématiques développés à l’étranger, même s’ils ne les reprennent pas ou peu dans le cadre de leur recherche.