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Les « patrons » mathématiques dans les jurys

1.4 Les jurys et les rapports de thèses

1.4.1 Les « patrons » mathématiques dans les jurys

Dans la réalisation et l’achèvement d’un doctorat, interviennent d’autres mathé- maticiens en plus du doctorant : les membres du jury de la thèse. Deux figures (parfois confondues) de ce jury jouent un rôle particulier : le président et le rapporteur, chargés de lire le travail et de le juger. De ce fait, les membres des jurys occupent un rôle insti- tutionnel crucial, au moins au sein du milieu mathématique universitaire. Ils accordent les droits d’entrée dans le milieu de la recherche mathématique. De ce point de vue, leur influence s’exerce à plus long terme sur l’ensemble du milieu mathématique. La connaissance des membres de jury permet donc de saisir un aspect de l’exercice du pouvoir institutionnel au sein de la faculté des sciences de la Sorbonne. Elle apporte un éclairage sur les mathématiciens qui y jouent un rôle et permet de voir comment évoluent les influences des « patrons » mathématiques qui participent à l’achèvement des travaux de thèse84.

Les différences entre la forme et le contenu des deux rapports (rapport sur le mé- moire, rapport de soutenance) ainsi que les différences entre les tâches administratives imparties aux deux fonctions de président et de rapporteur amènent à traiter séparé- ment ces deux activités. Notons d’ailleurs qu’est mentionné sur le manuscrit de la thèse le nom du président ainsi que le nom des autres membres du jury, mais il n’y est pas mentionné le nom du rapporteur. La connaissance de cette information n’est possible que par la consultation des rapports aux Archives nationales. Cette différence d’accès à l’information rend donc encore plus nécessaire la distinction des deux fonctions. Les présidents de jury

Darboux Appell Picard Poincaré Painlevé Andoyer

1900-1904 5 7 6 0 0 0

1905-1909 2 14 3 4 1 0

1910-1914 4 11 11 3 0 1

Totaux 11 32 20 7 1 1

Table 1.5 – Présidents des jurys des thèses de la Sorbonne entre 1900 et 1914 La charge de président de jury est une charge uniquement institutionnelle. Entre 1900 et 1914, seulement six mathématiciens sont sollicités. La fonction de président est d’autant moins partagée que deux scientifiques, Picard, et surtout Appell, l’occupent de façon écrasante sur l’ensemble de la période. Darboux et Poincaré ne sont présidents que d’un nombre bien plus faible de jurys. Painlevé, comme Andoyer, ne préside le jury

84. Le terme « patrons » renvoie ici à l’article Leloup et Gispert prévu pour 2009 où il y est explicité.

que d’un unique doctorat. Se manifeste ainsi de façon certaine le poids instutionnel du poste de doyen de l’université, poste occupé par Appell pendant l’essentiel de cette période85, et dont le bilan historiographique précédent n’établissait pas l’importance. L’étude des présidents de jury de thèse permet alors de montrer comment s’exercent les poids institutionnels au sein de la faculté des sciences, l’un des centres du milieu mathématique français.

Si on fait de plus le lien entre les thématiques des thèses et l’identité des présidents de jurys, on peut remarquer que Darboux est le président de l’essentiel des thèses classées en géométrie dans le Jahrbuch über die Fortschritte der Mathematik86. Il s’agit certes du seul domaine où ce rapprochement est pertinent. Il témoigne cependant d’une certaine emprise du mathématicien sur le domaine de la géométrie et peut éclairer la faible importance des travaux de recherche français relatifs à cette discipline. L’influence exercée par Darboux serait l’un des facteurs qui a freiné le renouvellement français de ce domaine.

Les rapporteurs de thèse

La fonction de rapporteur de thèse est partagée entre un plus grand nombre de mathématiciens : treize. Une explication tient à la condition institutionnelle néces- saire à respecter pour être président de jury : être professeur titulaire d’une chaire de sciences mathématiques. Davantage de mathématiciens peuvent occuper la fonction de rapporteur87.

Picard Boussinesq Appell Koenigs Goursat Hadamard Painlevé

1900-1904 6 2 1 3 3 0 2

1905-1909 4 3 2 1 1 1 5

1910-1914 7 3 2 0 3 2 3

Totaux 17 8 5 4 7 3 10

Darboux Borel Poincaré Andoyer Puiseux Drach

1900-1904 0 0 0 0 0 0

1905-1909 1 2 2 1 0 0

1910-1914 2 2 3 2 2 1

Totaux 3 4 5 3 2 1

Table 1.6 – Rapporteurs des jurys des thèses de la Sorbonne entre 1900 et 1914

85. Pour être plus précis il devient doyen de la faculté des sciences de la Sorbonne à partir du premier avril 1903 et le reste jusqu’en 1920, cf. Charle et Telkes 1989.

86. À une exception près, pour la thèse de Lattès en 1906, Sur les équations fonctionnelles qui définissent une courbe ou une surface invariante par une transformation. Elle est classée en géométrie analytique et le président de son jury est Painlevé.

87. Je reviendrai dans le chapitre suivant sur les conditions officielles et officieuses que doit vérifier un mathématicien pour être membre d’un jury de thèse.

Si on regarde la population des rapporteurs, force est de constater le rôle central de Picard qui a en charge près de deux fois plus de thèses que Painlevé, qui est le deuxième plus fréquent. Sont également présents de façon importante Boussinesq et Goursat. Par rapport aux personnalités que le bilan historiographique précédent avait permis de mettre en évidence, on remarque que la population des rapporteurs présente une composition et un équilibre différents. Boussinesq a ici un poids équivalent à celui de Painlevé, Goursat sans parler de Borel ou Poincaré.

En fait lorsque on établit des correspondances rapides entre les rapporteurs et les thématiques des thèses sur lesquelles ils rapportent, on remarque que certains sujets sont exclusivement traités par une seule personne. C’est ainsi que Boussinesq rapporte sur l’essentiel des thèses référencées par le Jahrbuch en physique mathématique. L’ex- ploitation de cette information donne lieu à plusieurs interprétations.

Cette place prépondérante souligne en fait l’absence d’autres mathématiciens rap- porteurs significatifs dans les domaines de la physique mathématique et de la méca- nique. Cette dernière interprétation tendrait à confirmer un intérêt restreint des ma- thématiciens français à la recherche dans ces domaines. En comparaison, le nombre de mathématiciens impliqués dans l’écriture des rapports des thèses d’analyse88 apparaît significatif de la dynamique de ce domaine.

Il reste à savoir quel rôle intellectuel réel joue Boussinesq. Il faudrait pour cela étudier comment sa présence prépondérante se traduit dans les travaux effectués, ce qui nécessiterait une lecture attentive des thèses concernées. Cependant une première lecture des rapports de ces thèses atteste que dans le cas particulier des thèses de physique mathématique et de mécanique, Boussinesq revendique une influence intel- lectuelle. Ainsi dans plusieurs rapports89, Boussinesq évoque explicitement ses propres travaux ou ses différents enseignements comme origine directe des recherches qui sont effectuées dans le travail de thèse. Il cite plusieurs de ses publications, y compris des parutions récentes et contemporaines des doctorats, faisant des liens avec ses propres résultats et ceux qui sont présentés dans le cadre du mémoire sur lequel il rapporte90. À cet égard, le corpus des rapports de thèses joue ici un rôle particulier. Il permet de saisir des influences intellectuelles, des échanges intellectuels entre les mathémati- ciens confirmés et les mathématiciens débutants que sont les doctorants. D’un accès

88. C’est le cas de Goursat, Painlevé, Picard, Borel et Hadamard.

89. notamment ceux d’Estenave en 1900, Grandjean en 1902, Monteil en 1905, et surtout Rousier en 1908, ainsi que Roy en 1910 et Annycke en 1911.

90. En particulier, dans la thèse de Rousier en 1908, « Ondes par émersion », Boussinesq évoque ses propres méthodes pour résoudre les équations de propagation plane des ondes par émersion et trouver le potentiel des vitesses des ondes. Il décrit également comment les travaux de Rousier complètent ses propres recherches, sur lesquelles il publie encore lors de la soutenance de la thèse. Une note aux Comptes rendus de l’Académie des sciences, rédigée par Boussinesq est référencée en 1910 par le Jahrbuch sous le titre exact « Propagation verticale aux grandes profondeurs, du mouvement des ondes par émersion dans le cas d’un canal ou d’un bassin horizontalement indéfinis ».

plus abordable que le corpus même des thèses intégrales, il donne dans certains cas, comme pour Boussinesq ici, de premiers éléments d’informations concernant les ma- thématiques qui sont travaillées et les mathématiciens à l’origine des travaux sur ces mathématiques.

Les rapporteurs des thèses d’analyse

L’étude des mathématiciens impliqués dans l’écriture des rapports de thèses d’ana- lyse fait ressortir un équilibre diffèrent de celui donné par le bilan historiographique. À côté de Picard, Painlevé et Goursat occupent une place insoupçonnée parmi les ma- thématiciens importants en analyse. Ils sont tous les trois respectivement chargés de 8, 9 et 7 rapports de thèses en analyse sur un total de 30 mémoires classés dans ce domaine. En outre, pour Painlevé et Goursat, ces rapports représentent l’essentiel des rapports qu’ils écrivent sur cette période91.

Cette différence révéle des distinctions à faire entre le milieu de la recherche acadé- mique d’exception et le milieu académique où les mathématiques sont couramment et traditionnellement travaillées. C’est le deuxième milieu que permet davantage de saisir le corpus des thèses mathématiques. On peut cependant nuancer cette affirmation dans la mesure où le travail demandé aux rapporteurs nécessite une volonté et une dispo- nibilité que certains mathématiciens ne souhaitent pas y consacrer. La participation de certains d’entre eux peut alors révéler des liens existant entre les mathématiciens confirmés et les étudiants.

Les rapporteurs des thèses d’astronomie

Notons enfin, conformément à ce que l’analyse des sujets de thèse a permis de voir, la présence parmi les rapporteurs d’astronomes, Andoyer et Puiseux, dont les thèmes de recherche sont en astronomie. Astronomes, ils ont été occultés dans le bilan historiographique.

En regardant plus particulièrement les membres des jurys des 11 thèses d’astro- nomie soutenues à Paris, on remarque la présence de Poincaré à la fois en tant que rapporteur et en tant que président. Poincaré préside ainsi le jury de quatre thèses en astronomie, Appell en préside trois, et rapporte sur cinq doctorats de ce domaine.

Cette étude de la composition des jurys des thèses d’astronomie permet donc de voir qui, entre 1900 et 1914, représentent au sein de la faculté des sciences de la Sorbonne le domaine de l’astronomie décrit à la marge du milieu mathématique tradi- tionnel. Cette étude révèle également un rôle particulier que semble jouer Poincaré. Il semble cependant difficile d’en mesurer la portée : l’étendue des capacités mathéma-

91. Painlevé en écrit 10 au total et Goursat 7. Parmi les autres rapporteurs de thèses en analyse figurent Borel (3), Hadamard (2), Appell (1), Koenigs (1), Poincaré (1).

tiques de Poincaré fait-elle de ce dernier le seul mathématicien capable de comprendre les thèses d’astronomie et d’en écrire un rapport ? Si tel était le cas, la position de l’astronomie et celle de la mécanique céleste à la frontière des sciences mathématiques se trouvent d’autant plus confirmées. Poincaré pourrait-il avoir une influence sur les divers travaux qui sont faits dans cette discipline ?

Sur ces questions, l’étude plus précise des rapports de thèse permet d’apporter quelques éléments de réponse. Dans tous les rapports des thèses référencées en astro- nomie92, il n’est fait référence à aucun moment de travaux de Poincaré alors que des travaux d’Andoyer93 sont mentionnés. Il s’agit essentiellement de rendre compte de calculs, de méthodes employées pour mener ces calculs et de leur résultats. Cette étude des rapports permet de mesurer l’absence d’influence intellectuelle de Poincaré tout en éclairant sa position institutionnelle dans la faculté des sciences. Cela confirme la situation particulière du champ disciplinaire de l’astronomie dans le milieu mathéma- tique.

Le rôle central de Picard

En étudiant maintenant l’ensemble des deux populations des rapporteurs et des présidents, sans distinction disciplinaire, la constatation la plus manifeste est la pré- sence centrale de Picard, à la fois comme président et comme rapporteur. Il apparaît ainsi à la fois sur le plan institutionnel mais également sur un plan plus intellectuel comme détenteur d’une certaine autorité sur le milieu mathématique et comme la per- sonnalité centrale dont il faut obtenir l’aval et l’approbation pour que les travaux soient acceptés. Ce poids institutionnel et intellectuel était également manifeste dans le bilan historiographique précédent. Picard, par son soutien aux nouvelles recherches d’ana- lyse en théorie des fonctions et en calcul fonctionnel, avait en effet contribué à leur développement et à leur émergence au début du XXèmesiècle. L’étude de la population des membres de jury apparaît alors comme un moyen pertinent d’accéder à cette infor- mation. L’analyse de leur composition montre comment cette influence institutionnelle et intellectuelle se traduit au sein de la faculté des sciences et les conclusions peuvent être étendues au milieu mathématique académique.

Il ne s’agit cependant pas dans le cadre de cette partie d’analyser plus finement les liens qui peuvent exister entre les rapporteurs et les thématiques des thèses qu’ils rapportent94ni de mesurer plus précisément et plus globalement le rôle intellectuel que peuvent jouer les différents mathématiciens par rapport à la population des doctorants.

92. Il s’agit des thèses de Fayet, Saint-Blancat en 1906, Lambert en 1907, Caubet en 1910, Blondel, Véronnet, Nicolau, Helbronner en 1912, Fassbinder et Trousset en 1913.

93. par exemple dans les thèses de Caubet ou Trousset. 94. Cette analyse est réservée à la période entre 1914 et 1945.

Une telle analyse nécessiterait une analyse plus approfondie de l’ensemble des rapports des thèses.

Il faut remarquer que la population des rapporteurs et des jurys de thèse ne peut correspondre de façon exacte à l’ensemble des mathématiciens à la pointe de la re- cherche mathématique académique française. C’est d’ailleurs l’une des explications aux différences avec le bilan précédent. La raison essentielle réside dans les condi- tions institutionnelles nécessaires à remplir pour pouvoir être rapporteur ou président. Un mathématicien en début de carrière ne peut ainsi intervenir tant qu’il n’est pas nommé à un poste à la faculté des sciences de la Sorbonne. Borel, par exemple, n’a que trente ans au début de la période. Il est chargé de cours en 1904 puis nommé professeur titulaire en 1909, ce qui empêche une prise en compte pertinente de ce mathématicien dans l’étude des membres de jury.

Cette étude permet de révéler comment s’exercent les positions institutionnelles dans les jurys de thèses. Elle montre un équilibre entre les mathématiciens qui confirme globalement celui dressé dans le premier bilan mais qui apparaît cependant décalé du fait, notamment, du délai que doivent attendre les jeunes mathématiciens avant d’occuper les fonctions institutionnelles permettant d’être rapporteur ou président. Se trouvent cependant révélés certains mathématiciens comme Boussinesq dont l’influence sur le domaine de la physique mathématique au sein de la faculté des sciences de la Sorbonne apparaît manifeste.