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Les acteurs : doctorants et membres du jury

4.2 L’arithmétique et l’algèbre

4.2.4 Les acteurs : doctorants et membres du jury

La transformation des thèmes abordés dans les doctorats, de l’étude des formes à la théorie des idéaux, semble se produire de façon autonome. Elle n’apparaît pas dans les intérêts de recherche travaillés par les patrons mathématiques français de l’époque. Elle bénéficie cependant de leur accord, au moins passif, comme en témoignent les mentions « très honorable » obtenues par tous les jeunes doctorants ainsi que les commentaires élogieux des rapports. Le rôle des jurys de thèses en arithmétique et en algèbre est cependant faible et semble restreint à un rôle institutionnel. Les thèses de ce domaine ne se rapportent plus à partir de l’année 1928 à des travaux français.

Il est intéressant de remarquer comment l’étude particulière des membres de ces jurys révèle certaines positions institutionnelles. À la suite du départ de Picard, le rôle de président est partagé de façon non exclusive par un certain nombre de professeurs de la faculté : Montel (2), Élie Cartan (2), Vessiot (1), et Julia, qui préside le jury de deux thèses soutenues pendant la seconde guerre mondiale98. Montel et Élie Cartan sont alors pendant les années 1930, les professeurs de la faculté des sciences qui président le plus de jurys99. Même s’ils n’ont, mathématiquement, aucun lien avec les travaux présentés, leur position institutionnelle et l’affirmation de cette position les entraînent à occuper cette fonction.

En ce qui concerne l’origine des doctorants en arithmétique et d’algèbre, on peut remarquer la part importante d’étudiants provenant de l’École normale supérieure, de l’École polytechnique ou qui sont ingénieurs et cette part évolue au cours de la période. En effet, trois des quatre premiers doctorants sont d’anciens ingénieurs ou d’anciens élèves de l’École polytechnique : Théophile Got100, André Chapelon et Philippe Le

97. Cf. Rey 1997, p. 39. Selon cette même notice, en 1943, « Albert Châtelet était le seul spé- cialiste qualifié pour connaître du sujet choisi par Gaston », ce qui explique la présence de ce dernier dans le jury de la thèse. Signalons également, toujours selon cette même notice, qu’Albert Châtelet a tout d’abord « rejeté la thèse proposé la tenant pour fausse. Il fallut cinq heures d’entretien à Gaston [Benneton] pour lui prouver le bien-fondé de sa thèse et le convaincre d’effectuer une seconde vérification des résultats, satisfaisante cette fois. »

98. Celles de Kuntzmann et 1942 et celle de François Châtelet, le fils d’Albert Châtelet, en 1944. 99. Respectivement 17 et 29 pour 119 thèses soutenues à la faculté des sciences de Paris entre 1930 et 1945.

Corbeiller101. Tous les trois étudient des sujets relatifs à l’étude des formes. Pour le reste de la période, aucun autre polytechnicien ne soutiendra une thèse en arithmétique et d’algèbre. En revanche, l’essentiel des étudiants de la seconde partie de la période est constitué par d’anciens élèves de l’É.N.S. On compte ainsi sept élèves de l’É.N.S. À Gaston Julia qui soutient en 1917, il faut rajouter André Weil, Paul Dubreil, Claude Chevalley, Charles Pisot, Claude Chabauty et Gaston Benneton. Cette proportion, 50%, est supérieure à la part des normaliens parmi les docteurs de l’université de Paris sur la période (35%). Une explication à cette proportion importante tient peut-être de l’état d’isolement relatif en France où se trouvent les étudiants qui s’intéressent à ces thématiques. Entreprendre des recherches sur ces sujets requiert une certaine autonomie d’esprit et d’entreprise, ainsi qu’une facilité à voyager à l’étranger, conditions qui sont réunies par les étudiants de l’École normale supérieure depuis André Weil102. Un phénomène d’entraînement propre à l’École normale peut également être avancé : à partir du moment où un mouvement est initié par plusieurs normaliens, tels André Weil et Paul Dubreil, il entraîne la participation d’autres étudiants de l’École à ce mouvement.

L’étude des avant-propos et des rapports sur les thèses d’arithmétique et d’algèbre a donc permis de mettre en évidence deux dynamiques de recherche distinctes. Ces dynamiques sont révélées au moyen des références utilisées par deux groupes différents de doctorats. Il se trouve que chacune d’entre elle correspond à une période disjointe. La période de l’entre-deux-guerres est donc divisée en deux parties. On constate tout d’abord un premier élan de la recherche autour de l’étude des formes qui, pour les thèses, va de 1914 à 1917 avec un dernier doctorat soutenu en 1926103. La période entre 1917 à 1928 correspond à des années creuses si on excepte la thèse de Le Corbeiller en 1926, Le second élan repart après ces années creuses sur de nouvelles bases. Il est marqué par un changement radical de sujets : de 1928 à la fin de l’entre-deux-guerres, la théorie des idéaux est la nouvelle théorie de référence.

Une rupture, temporelle, thématique, entre les pratiques mathématiques, est de fait mise en évidence par ces deux dynamiques de recherche. Elle confirme, en quelque sorte, un discours de discontinuité. Il faut cependant nuancer quelque peu ce propos. Catherine Goldstein étudie en effet plus particulièrement ces questions dans Gold- stein à paraître. Elle indique notamment comment Châtelet tisse une continuité de l’élan arithmétique d’avant guerre (dans lequel il inclut les travaux de Got et de Cha-

101. Tous deux sont polytechniciens et respectivement ingénieurs des Mines et des Télégraphes. 102. comme j’ai pu le montrer précédemment.

103. Dans Goldstein à paraître, Catherine Goldstein identifie un même élan à l’aide de plusieurs indicateurs, comme je l’ai évoqué dans une note précédente. Elle date l’arrêt de ce premier élan au début des années 1920.

pelon) aux signes avant-coureurs du renouveau moderniste qui est ensuite incarné par la seconde dynamique que j’ai identifiée.