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Poitiers : le Göttingen français ?

3.2 Les années 1930 : Poitiers

3.2.1 Poitiers : le Göttingen français ?

L’augmentation importante de la part des thèses soutenues en province et la mul- tiplication des facultés où elles sont présentées pourraient être interprétées comme un signe de cette volonté de décentralisation que rapporte Birkhoff. Pendant les années 1930, Poitiers se distinguerait de l’ensemble des autres facultés de province et occupe- rait une position particulière, d’après les propos de Florin Vasilesco56 :

« Vasilesco expressed doubt for it appears that many mathematiciens be- lieve in ‘decentralisation’ and would like to see Poitiers become a French ‘Göttingen’. »

Il semblerait donc que le souhait de certains mathématiciens français soit alors de faire de Poitiers un « Göttingen » français dans un essai de décentralisation de la recherche française inspirée par la structure des institutions académiques allemandes.

Aucune thèse de sciences mathématiques n’a été soutenue à Poitiers depuis le début du XXème siècle avant 1930. Entre 1930 et 193957, six les sont sur les vingt-trois doctorats présentés en province58. L’investissement qui est alors fait pour l’université de Poitiers par le milieu académique française et les professeurs d’institutions parisiennes dans les années 1930 peut se comparer à celui réalisé dix ans auparavant pour la faculté de Strasbourg.

Cet investissement se perçoit tout d’abord à l’étude des membres des jurys des thèses présentées à Poitiers. Parmi les jurys des trois premiers doctorats figurent ainsi des professeurs de la faculté des sciences de la Sorbonne. Le jury du premier doctorat, en 1931, est ainsi présidé par Paul Montel, alors titulaire de la chaire de mécanique rationnelle de Paris et l’un des « patrons »des mathématiques françaises59. René Gar- nier, alors maître de conférences à la faculté des sciences de Paris (en 1931) y participe comme examinateur60. Ce dernier préside ensuite le jury des deux doctorats suivants

55. Cf. Siegmund-Schultze 2001, p. 72.

56. rapportés lors de l’interview de Markovich en septembre 1931, cf. Siegmund-Schultze 2001, p. 72, lorsque Markovitch interroge ce dernier au sujet du remplacement d’Édouard Goursat, retraité de sa chaire d’analyse de la Sorbonne, par Georges Bouligand.

57. Poitiers étant en zone occupée pendant la seconde guerre mondiale, je n’inclus pas cette dernière période dans l’intervalle de temps où je compare Poitiers à d’autres universités de province, comme Lyon, qui est en zone libre.

58. Dans le même temps, 5 le seront à Lyon et quatre à Montpellier. 59. Dans le sens défini dans Leloup et Gispert prévu pour 2009.

60. Cf. Charle et Telkes 1989. Signalons d’ailleurs que de 1920 à 1927, René Garnier était professeur de calcul différentiel et intégral à la faculté des sciences de Poitiers, ce qui pourrait en

en 1933 et 1934, alors qu’il est devenu professeur sans chaire (depuis 1932) à la Sor- bonne. Les autres membres de ces deux jurys sont des professeurs ou chargés de cours de la faculté de Poitiers : Georges Bouligand, Théophile Got et Henri Poncin61. Ce fait est d’autant plus significatif qu’hormis Henri Lebesgue et Émile Borel qui ont respec- tivement présidé les jurys des thèses de Louis Antoine en 1921 et de Paul Flamant en 1924 à Strasbourg, aucun autre professeur ou maître de conférence d’une institution parisienne ne participe au jury d’un doctorat soutenu dans une faculté de province.

En outre, les premiers doctorats soutenus à Poitiers dans les années 1930 répondent à la même exigence de qualité que ceux présentés à Strasbourg au début des années 1920. C’est au moins le cas, de façon certaine, pour le premier d’entre eux, celui de Ma- rie Charpentier62. Markovitch, un membre officiel de l’International Education Board, évoque, lors de son entretien avec Florin Vasilesco en 193163, la thèse de Marie Char- pentier en des termes élogieux la qualifiant d’une des meilleures thèses de province. Il affirme que la soutenance de cette dernière à Poitiers découle alors de la volonté des scientifiques français de décentraliser la recherche mathématique en province, alors qu’il est d’usage de faire soutenir les travaux de qualité à Paris64. On peut d’ailleurs s’interroger sur le fait que Marie Charpentier soit une femme et, qui plus est, la pre- mière femme à soutenir une thèse en analyse, domaine à la pointe de la recherche en France65. Quelle en est la portée et dans quelle mesure les mathématiciens français ont-ils voulu en faire un symbole66? Dans sa thèse, Marie Charpentier considère les

partie justifier de sa présence dans certains des jurys, le mathématicien ayant contribué à la formation scientifique des doctorants.

61. Les trois derniers doctorats soutenus à Poitiers en 1936, 1937 et 1938 ont le même jury, composé de Bouligand en tant que président, Got et Poncin en tant qu’examinateurs.

62. C’est en fait le seul des doctorats de Poitiers sur lequel j’ai pu trouver un jugement ou des informations autres que ceux fournis par les introductions des mémoires.

63. Cf. Siegmund-Schultze 2001, p. 72.

64. La citation originale dans l’ouvrage Siegmund-Schultze 2001, p. 72, est la suite du passage cité précédemment :

Vasilesco expressed doubt for it appears that many mathematiciens believe in ‘decen- tralisation’ and would like to see Poitiers become a French ‘Göttingen’. With this end of view, the thesis of Melle Charpentier was passed in Poitiers instead of Paris (this is

quite a departure from the usual system of presenting the best provincial theses in the capital) and Professor Montel went for this purpose specially to Poitiers to preside the jury there. Here I remarked that it would probably take several decades before Poitiers groups a number of eminent mathematicians, that for the present there seemed to be only Bouligand, surrounded, it is true by a number of promising pupils and assistants.

65. Avant elle, seule une autre femme, Edmée Chandon, astronome adjoint de l’Observatoire de Paris depuis 1912 a soutenu une thèse d’État en sciences mathématiques, en mars 1930, Recherches sur les marées de la mer rouge et du golfe de Suez. Il s’agit d’une thèse d’astronomie/géodésie, domaine à la marge du milieu mathématique académique traditionnel.

66. Je n’ai cependant pas pu trouver trace de textes faisant écho de réactions suscitées par cette soutenance. Mentionnons seulement que Marie Charpentier a obtenu à la suite de sa thèse une bourse de la fondation Rockfeller pour aller étudier pendant un an aux États-Unis à l’université d’Harvard, auprès de Birkhoff, alors qu’aucun avenir immédiat de carrière dans la recherche en France ne lui était ouvert. En fait, il faut attendre la fin des années 1930 et la création du CNRS pour que Marie

points de Peano pour une équation différentielle linéaire du premier ordre67. Elle étudie la relation de dépendance qui existe entre ces points et le faisceau des solutions cor- respondantes. Elle utilise pour cela une approche qu’elle dit identique à celle de Paul Montel. En employant des notions et des outils mathématiques d’analyse fonction- nelle, de théorie des ensembles et de la théorie des fonctions discontinues de Baire, elle cherche à déterminer de façon précise l’ensemble des points de Peano de l’équation68. Selon Marie Charpentier, ces recherches ont été initiées par les travaux de Paul Montel. Ce dernier est d’ailleurs le premier mathématicien qu’elle remercie en conclusion de son introduction69.

Les cinq autres doctorats soutenus à Poitiers entre 1930 et 1939 semblent également répondre à l’exigence de qualité, même si je n’ai pu lire aucun jugement formulé par des mathématiciens de l’époque à leur sujet70. Tout d’abord, les cinq mémoires sont classés dans les domaines de l’analyse (3), de la théorie des ensembles (1) et de la géométrie (1)71, des domaines des mathématiques pures. Aucun d’entre eux n’aborde de sujets en mathématiques appliquées comme c’est le cas au même moment dans les autres facultés de province. De plus, certains résultats établis par Lucien Chamart dans le cadre de sa thèse sont présentés comme Notes devant l’Académie des Sciences de Paris par Élie Cartan et ils sont également présentés par Levi-Civita devant l’Académie dei Lincei72. Il en est de même pour tous ces autres doctorats : certains de leurs résultats sont publiés dans des journaux mathématiques et devant des sociétés savantes. Par exemple, certains résultats de Chow ont fait l’objet de communications dans le Bulletin

Charpentier, redevenue professeur de lycée dans l’intervalle, puisse bénéficier d’un financement pour faire de la recherche avant d’être nommée en 1943 à la faculté des sciences de Rennes. Cf. Siegmund- Schultze 2001, p. 66, pp.124-125 et Tata Institute of Fundamental Research 1966.

67. c’est à dire les points P par lesquels passent une infinité de solutions de l’équation différentielle. 68. Cf. l’introduction de sa thèse, Charpentier 1931, p. 4.

69. Cf. Charpentier 1931, p. 5.

70. Les rapports sur ces thèses ne sont pas disponibles et je n’ai pas trouvé de sources secondaires les commentant. Plus généralement, je n’ai pu obtenir que peu de renseignements sur leurs auteurs. Parmi eux, on relève cependant la présence d’un doctorant chinois, Shao-Lien Chow, qui a bénéficié d’une bourse de recherche de la China Foundation for the Promotion of Education and Culture. De plus, le dernier d’entre eux, André Fouillade bénéficie également d’une bourse de la Caisse Nationale des Sciences, attribué par le Conseil de la Section de Mathématiques, cf. Fouillade 1937, p. 6. L’obtention de bourses témoigne ainsi d’une certaine qualité des doctorants de la faculté des sciences de Poitiers.

71. Selon la méthode de classement que j’ai exposé dans le deuxième chapitre de la présente thèse. 72. Cf. Chamard 1933, p. 11. Lucien Chamard publie en effet plusieurs notes aux Comptes rendus de l’Académie des sciences et aux Rendiconti / Accademia Nazionale dei Lincei de Rome avant la soutenance de sa thèse :

– « Sur certains points singuliers des ensembles isodistants d’un ensemble ponctuel », Comptes rendus de l’Académie des sciences, 195, p.930-932. (1932)

– « Sur les points (α), au sens de M. Georges Durand », Rendiconti / Accademia Nazionale dei Lincei, Rome, (6) 16, p. 396-400. (1932)

– « Sur le paratingent d’un ensemble isodistant d’un ensemble ponctuel », Comptes rendus de l’Académie des sciences, 196, p. 1352-1353. (1933).

des sciences mathématiques, dans le Bulletin de la Société royale des sciences de Liège et dans les Comptes rendus du soixante-septième Congrès des Sociétés savantes73.

Cette pratique de publications antérieures à la soutenance de la thèse est courante pour les doctorats présentés à Paris mais rare parmi l’ensemble des mémoires présentés en province. Elle apparaît alors comme un signe de la qualité des mémoires soutenus à Poitiers. On peut en voir un autre dans les relations entre les travaux des docto- rants et ceux de certains mathématiciens français et étrangers. En outre, Fouillade et Pasqualini signalent dès leur avant-propos que leurs recherches ont retenu l’attention de savants français et étrangers dont Otto Haupt, professeur à l’université d’Erlangen pour Pasqualini74, Kolmogorov, de La Vallée Poussin et Fréchet pour Fouillade75.