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Une urbanité ressource et compétence pour les individus

PARTIE I – L’URBANITE, UN CONCEPT RELATIF

Chapitre 3 – Relativité de l’urbanité selon les individus et les modes d’habiter

II. Le concept de sentiment d’urbanité

2. Une urbanité ressource et compétence pour les individus

i. Le rôle des espaces de vie et des parcours résidentiel dans la

construction des identités urbaines :

Si les pratiques quotidiennes, et notamment les pratiques de mobilités des individus, peuvent influencer la manière qu’ils ont de vivre et de se représenter leur environnement proche, les espaces de vie des individus et leurs parcours résidentiels vont aussi avoir un rôle important (Dureau, 1999, Audas, 2011, Imbert, Dubucs, Dureau, Giroud, 2014, Ramadier, Dias, 2016), tout comme leurs appartenances sociales (Bernardo, Palma-Oliveira, 2016). La notion d’espaces de vie des individus, définis comme « l’ensemble de lieux qui modèle le champ d’action des individus » (Lelièvre, Robette, 2010), a notamment été développée dans le champ de la démographie. Cette notion est pertinente dans la mesure où elle permet de prendre en compte non seulement les lieux composant l’environnement actuel de vie des individus mais aussi l’ensemble des lieux fréquentés au cours du parcours de vie. Qu’il s’agisse des lieux résidentiels ou encore des autres lieux associés aux pratiques spatiales quotidiennes, tel que les lieux de scolarisation, les lieux appréciés ou évités etc. Envisager l’identité spatiale dans le sens où la définit Di Méo (2002) ou Proshansky avant lui (1978, 1983), c'est-à-dire comme un rapport qui se forge dans le cadre d’une dynamique évolutive reliant le passé, le présent et le futur, nécessite donc de s’intéresser à la fois aux espaces de vie actuels des individus mais aussi aux lieux qui ont pu les marquer au cours de leurs parcours de vie.

Les travaux de Françoise Dureau sur la reconnaissance du caractère multi-local des pratiques spatiales (1999), ne se limitant pas au seul lieu de résidence actuel et interrogeant les autres lieux fréquentés au quotidien par les individus, ainsi que les lieux fréquentés dans le passé du parcours de vie, s’inscrivent dans la même démarche de complexification des liens entretenus entre les individus et leurs espaces de vie. Dans ses travaux, puis dans les travaux collectifs menés depuis (Imbert et al., 2014), l’accent est mis autant sur les pratiques de mobilités des individus que sur les espaces fréquentés par les individus, dans une perspective large, allant des espaces résidentiels aux espaces professionnels jusqu’aux espaces de loisirs des individus. Cette logique va dans le sens de celle de France Guerin-Pace lorsqu’elle parle de « patrimoine identitaire géographique » des individus (2006). Ce « patrimoine identitaire géographique » serait en perpétuelle construction et évolution et ne serait pas figé dans le temps.

Un autre élément intéressant dans la démarche de ces auteurs, porte sur la perspective rétrospective mise en place, qui cherche à interroger les pratiques et les lieux fréquentés par les

individus lors de l’enquête et depuis leur naissance. Dans cet ordre d’idée, il est par exemple intéressant de prendre en compte le rapport des individus à leurs environnement de vie à des moments précis de leurs vies, notamment en cas de bi-résidentialité, que ce soit lors des études ou plus tard à la retraite en cas de fréquentation de résidence secondaire (Imbert, Deschamps, Lelièvre, Bonvallet, 2014). Cette prise en compte dans les études urbaines de données biographiques, et donc fondamentalement individuelles, est aujourd’hui établie mais n’est finalement pas si ancienne que cela, tout du moins pour la géographie. En effet, la sociologie urbaine utilise ces méthodes depuis les travaux de l’Ecole de Chicago, notamment les travaux de Thomas et Znaniecki sur les trajectoires d’immigrants polonais93. Ces démarches se poursuivent aujourd’hui et visent à prendre en compte les trajectoires résidentielles des individus, afin « d’envisager les mobilités résidentielles comme ayant un sens » (Authier, 2010, p.3). Suivant cette logique « les mobilités et immobilités résidentielles ne prennent tout leur sens que par rapport à une trajectoire de vie qui engage de façon plus large les différents domaines d’implications des êtres sociaux » (Grafmeyer, Authier, 2011). Les trajectoires résidentielles sont aussi fonction des ressources que les individus peuvent, ou ne peuvent pas, mettre en jeu pour être mobiles à des échelles diverses, du local à l’international. Pour Nathalie Ortar ces mobilités résidentielles relèvent même d’une véritable « compétence sociale » (2015). Cette dimension biographique, fondamentale dans l’approche des mobilités résidentielles, nous semble particulièrement manquée dans le cadre des réflexions produites sur l’urbanité dans le champ scientifique. Quelle que soit la définition de l’urbanité retenue, une combinaison densité/diversité ou une somme d’interactions dans un cadre plus ou moins urbain, elle est d’abord et avant tout ce qui fait la ville, et ce qui fait la ville ce sont aussi des expériences individuelles (ou collectives d’ailleurs) qui trouvent leurs explications dans des processus biographiques. Cette dimension biographique est donc absolument fondamentale, dans la mesure où elle ne s’appuie pas forcément sur des critères objectifs de qualité paysagère ou

d’esthétisme mais sur le souvenir, la mémoire, et l’attachement subjectif à un territoire.

ii. L’utilité du concept de capital spatial

Le concept de capital spatial est défini par Jacques Lévy et Michel Lussault dans le dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés (2003, pp.124-126) comme « un ensemble de ressources accumulées par un acteur, lui permettant de tirer avantage, en fonction de sa

93 The polish peasan in Europe and America, 1918 – dans lequel Thomas et Znaniecki suivent un groupe

stratégie, de l’usage de la dimension spatiale de la société ». Ce concept a été largement repris dans les années 2000 dans le cadre de travaux sur la constitution des identités spatiales individuelles (notamment Cailly, 2004, 2007, Fournier, 2008). Il conduit à envisager l’espace et sa pratique comme une forme à part entière de capitalisation (Cailly, 2007). Mais cette notion fait aussi l’objet de débat et de discussion dans le champ géographique. Elle serait, dans l’acception de Lévy, une notion large, un peu floue, et surtout critiquable par le manque de critères fournis par Lévy pour circonscrire ce capital spatial (Ripoll, Veschambre, 2005). Fabrice Ripoll va jusqu’à proposer la notion de « dimension spatiale des ressources sociales » pour préciser cette notion de capital spatial (2010). Dans la mesure où la présente recherche visera à préciser des critères pour délimiter cette notion de capital spatial94 nous maintenons pour notre part l’usage de ce terme.

A l’origine, ce concept de capital, théorisée par Bourdieu dans La distinction Critique sociale du jugement (1979), vise notamment à élargir l’idée d’une dotation de capital inégale d’un individu à un autre en portant l’attention sur la dimension spatiale du capital. Même s’il revient en 1993 sur cette idée de capital spatial, et notamment sur l’interprétation d’un capital spatial vu comme une forme à part entière de capitalisation, on peut penser, avec Cailly (2007) qu’il s’agit ici d’un capital au sens de biens cumulables et utilisables pour produire d’autres biens sociaux. On peut d’ailleurs renforcer un capital au détriment d’un autre ; par exemple, on peut acheter un logement plus cher pour accéder à une localisation plus prestigieuse. Ce capital spatial comprend deux éléments centraux, un patrimoine et des compétences. Le patrimoine est constitué de lieux, de territoires, de réseaux, dont dispose l’acteur. La compétence est la capacité de chaque acteur à gérer ses ressources et à en acquérir d’autres. Il s’agit donc d’une théorie laissant à l’acteur une certaine marge de manœuvre en fonction de choix qu’il opère, ou qu’il n’opère pas. Jacques Lévy note qu’aujourd’hui ce n’est « plus tant l’échelon maximal d’accessibilité que l’articulation des différentes métriques, la faculté à les utiliser de manière complémentaire au mieux de leur efficacité qui sert désormais de référence au capital spatial. D’où l’expression de métrise. La capacité à tirer parti des métriques pédestres, des espaces locaux ou infra-locaux et des lieux singuliers de toute échelle – toutes choses ressortissant au monde de la lenteur – devient un élément essentiel pouvant augmenter la valeur du capital spatial d’un acteur contemporain » (2003, p. 126).

Le patrimoine se construit tout au long du parcours de vie et puise aussi sa source dans les valeurs et le capital social transmis par les parents et le monde dans lequel évoluent les

individus. Quant aux compétences, elles peuvent se matérialiser par des pratiques spécifiques, notamment en termes de choix résidentiels et de pratiques, de loisirs ou de mobilité par exemple. Nous sommes ici face à un concept qui permet de compléter l’approche par les modes d’habiter par une entrée socio-spatiale touchant à des éléments plus individuels, en fonction de choix individuels autant que d’un héritage social. Cette double dimension nous semble particulièrement prégnante dans la question de la définition d’un sentiment d’urbanité construit à la fois sur un patrimoine, par des compétences et des ressources. C’est une des hypothèses fortes sur laquelle peut déboucher cette approche théorique. Pour redonner du sens à l’urbanité, il nous semble donc pertinent de l’aborder dans un cadre individuel et plus subjectif, via la question d’un sentiment d’urbanité relevant à la fois de représentations, de pratiques et d’affects. Ce qui nécessite de prendre en compte à la fois le rôle de l’héritage social familial et collectif et le rôle des stratégies individuelles et des choix, ou contraintes de cadres de vie.

iii. Le sentiment d’urbanité : un impensé entre urbanité et citadinité

On a vu que l’urbanité pouvait être entendue de deux manières : comme une façon de caractériser des espaces urbains en fonction d’une combinaison densité/diversité et comme une manière d’être en ville, au sens ici d’interactions entre des individus, et finalement de normes régulant le vivre ensemble. La citadinité, quant à elle, est pensée comme l’ensemble des pratiques et des usages que développent les individus pour s’approprier l’espace plus ou moins urbain sur lequel ils vivent (Lussault, 2003). Dans le cas de l’urbanité, on est donc sur une approche essentiellement collective du rapport à la ville. C’est la société qui est interrogée ici, notamment dans les normes qu’elles se donnent pour favoriser le vivre ensemble dans un milieu urbain. De même l’urbanophobie ou l’urbanophilie désignent des imaginaires collectifs, des systèmes de croyances, de symboles, de mythes, de valeurs et de signes qui peuvent orienter les pratiques de chacun et influencer la valeur que chaque individu accorde à la ville (Salomon Cavin, 2007). Mais ces deux notions d’urbanité et de citadinité, qui peuvent jouer un rôle dans notre questionnement, appartiennent à un imaginaire commun, précédant l’expérience individuelle. A l’inverse, dans le cadre de la citadinité, on interroge une dimension qui est plus individuelle. Il s’agit de comprendre comment les individus, par leurs pratiques et leurs usages, peuvent s’approprier certains espaces plus ou moins urbains.

Néanmoins, il est à noter qu’entre le concept d’urbanité et celui de citadinité subsiste une sorte d’impensé, qui concernerait le processus de construction des représentations sociales (au sens ici de construites par la société) et individuelles. Cet impensé concerne donc aussi la dimension

très subjective basée sur les affects, jugements ou évaluation. Enfin, l’idée de sentiment permet de sous-tendre une dimension temporelle, à la fois diachronique et synchronique pour évoquer l’idée de variabilité des rapports aux espaces.

Ces deux systèmes de représentations, sociales et individuelles, sont à la base des pratiques des individus (donc de la citadinité) et de la façon de penser collectivement le rapport à la ville (donc de l’urbanité). Si l’on reprend le schéma matriciel de Harvey (2006, voir précédemment), ni le concept d’urbanité ni celui de citadinité ne permettent de comprendre ce qui est au croisement de l’Espace Relationnel (Relational Space) et des Espaces des Représentations (Space of Representations). Et c’est précisément cette intersection qui est à explorer, cet entre- deux, où nous plaçons le sentiment d’urbanité. Un sentiment d’urbanité que l’on pourrait définir comme suit :

C’est l'état affectif et socio-cognitif d’un individu caractérisant son rapport aux espaces urbains et/ou à la ville. Il peut prendre des formes d’intensité variable, il n’est pas identique pour tous et on peut distinguer un gradient en fonction de l’expérience de chacun, de son attachement au lieu et de son identité spatiale. Cet état est basé sur un processus construit tout au long de la vie d’un individu. Autrement dit, cet état est donc défini à partir de trois dimensions fondamentales : une dimension temporelle (liée aux parcours et au projet de vie), une dimension sociale et culturelle (liée à l’héritage, aux réseaux sociaux, aux représentations sociales et collectives) et une dimension individuelle (liée aux pratiques, à l’âge, au sexe, etc.). Cet état est variable et relatif selon ces trois dimensions. Cette relativité peut donc être envisagée en fonction :

- des parcours de vie, des lieux de résidence passés et des pratiques passées

- des modes d’habiter présents et futurs, en lien avec les pratiques, les préférences et les représentations.

Un autre intérêt de processus de sentiment d’urbanité, est qu’il permet une approche de la notion d’ambiance urbaine par les individus, à travers la morphologie et la dimension sociale des espaces, mais aussi à travers une appréhension cognitive.

économico-sociales, et donc collectives, mais centrées sur le rapport à la ville des individus. Et donc de raisonner non plus seulement en termes d’appartenance à des classes ou à des groupes, culturels ou sociaux, mais en termes de parcours individuels, en se référant à d’autres disciplines que la géographie urbaine classique, notamment à la psychologie environnementale qui peut apporter des éléments nouveaux dans la manière de penser et de concevoir nos villes et de convoquer des éléments subjectifs d’explication dans la conception de celles-ci.

La sphère collective et la sphère individuelle s’interpénètrent dans la construction du sentiment de l’urbanité mais ne se superposent pas l’une à l’autre.

Il faut dès lors se poser la question de comment se construisent ces représentations ? Quels facteurs peuvent expliquer ces constructions ? Peut-on essayer de dresser une typologie de sentiment d’urbanité en fonction : des parcours résidentiels (notamment des échelles de parcours résidentiel), du capital spatial des individus et de leur pratiques quotidiennes (de mobilité, de loisirs, etc.) ? C’est là tout l’enjeu méthodologique de notre travail. Comment aborder cette dimension à la fois sociale et individuelle ?

Conclusion première partie :

On l’a vu, l’urbanité est aujourd’hui devenue un concept aussi fourre-tout que flou, difficile à clarifier malgré différents efforts pour lui donner, ou lui redonner, du sens (Lévy, 1997, 2003, Chalas, 2001). Nous avons fait le choix d’appréhender l’urbanité par sa relativité ;

- une relativité historique en fonction des contextes et des valeurs urbanophobes ou urbanophiles adossées à ce terme ;

- une relativité épistémologique, au sein d’un champ scientifique où la notion d’urbanité est débattue, questionnée, controversée ;

- mais aussi une relativité en fonction des individus, de leurs pratiques, de leurs représentations et de leurs parcours de vie, soit des éléments relevant de la biographie des individus.

Dès lors, le rapport des individus à la ville, et à ce qui fait la ville, est conditionné à la fois par un cadre culturel collectif et partagé, et par des expériences individuelles liées aux parcours de vie, aux parcours résidentiels ou aux pratiques de vie des individus. Cette dimension individuelle du rapport à ce qui fait la ville, et donc à l’urbanité, s’inscrit dans le cadre du capital spatial propre aux individus, et est à la fois une ressource et une compétence mobilisée ou non par les individus. Cette dernière relativité à l’échelle individuelle est ici interrogée à travers ce que nous appelons le « sentiment d’urbanité ». C’est ce processus de sentiment d’urbanité qui est l’axe fort de notre travail. L’attention accordée à ce processus a aussi pour but de faire émerger une manière de voir l’urbanité chez les habitants, en vue de confronter la définition habitante aux définitions ébauchées chez les chercheurs. Cette ambition de confronter la parole habitante à la parole des chercheurs, et finalement d’essayer de faire dialoguer des éléments théoriques avec des représentations d’habitants, doit à notre sens être au cœur du projet contemporain des sciences sociales.

Mais une telle confrontation ne va pas sans défis méthodologiques majeurs, qui seront l’objet de notre seconde partie.

PARTIE II – ABORDER LA