• Aucun résultat trouvé

PARTIE I – L’URBANITE, UN CONCEPT RELATIF

Chapitre 3 – Relativité de l’urbanité selon les individus et les modes d’habiter

I. Une urbanité des individus Identité, attachement et représentations urbaine

2. L’individu dans la ville

i. Interroger la notion d’identité urbaine

A l’heure de l’urbain fragmenté et émietté (Bourdin, 2010, Charmes, 2011, Brenner, 2014, etc.), quel sens peut signifier un urbain généralisé ? Et à l’ère de l’urbain généralisé, que signifie se sentir urbain? Se sentir urbain est-il encore un signe distinctif ? Et ne se définit-on pas comme urbain par rapport à la ville ? Ce qui tend à questionner l’aphorisme de Françoise Choay sur « la mort de la ville et du règne de l’urbain ». A penser que l’urbain serait généralisé, comment qualifier l’habitant d’espaces dits « ruraux »? Et le simple fait qu’il puisse encore se définir comme « rural », ne suffit-il pas à faire subsister une forme de réalité de la catégorie « rural »? La même question se pose sur l’identité du périurbain, que l’installation dans le périurbain relève d’un choix de mise à distance de la densité et de la diversité de la ville centre (Cailly, 2004), ou que ce choix résidentiel soit opéré sous la contrainte (Rougé, 2005). En résumé, l’ensemble de ces questions conduit à se demander « qu’est-ce que se sentir urbain » ? Et conduit à interroger ces catégories spatiales au regard du processus d’identité urbaine prolongé du sentiment d’urbanité.

Cette série de questions nous amène ainsi à réfléchir aux catégories spatiales pré-construites par le géographe (centre-ville, banlieue, périurbain, périphérie) mais aussi à la manière dont les individus se définissent vis-à-vis de ces catégories. Il s’agit finalement de penser l’espace non exclusivement à partir de catégories spatiales pré-construites, mais plus largement, à partir d’une logique compréhensive fondée sur le discours des individus. Ce point de départ pour « repenser » le rapport des individus à l’espace ne doit pas pour autant renier les catégories spatiales pré-construites, dans la mesure où celles-ci peuvent être mobilisées par les individus eux-mêmes. Promouvoir cette démarche basée sur le discours des individus, c’est donc aussi s’interroger sur la manière dont ces catégories sont reçues et appropriées par les individus. A l’heure des controverses sur le périurbain (Lévy, 2007, 2013, Charmes, Vermeersch, Launay, 2013) et sur les périphéries (initiées notamment par Guilluy, 2010, 2014, discutées par Ripoll et Rivière, 2007, et Bergel et Rivière, 2016), les individus se définissent-ils comme des « périphériques » au sens d’appartenant à des espaces périphériques ? Et à partir de quels éléments ? Vis-à-vis de quels autres espaces ? De quelles autres populations ? Ces catégories

de territoires qui peuvent apparaître comme dévalorisées sont-elles finalement aussi porteuses d’identités spatiales spécifiques ? Cette question de la définition identitaire relative à des territoires vis-à-vis desquels on se reconnaitrait ou pas (la campagne pour un habitant du centre- ville d’une très grande ville, ou précisément l’inverse pour un habitant d’un espace rural par rapport à la très grande ville) nous invite aussi à considérer les notions d’urbanophilie et d’urbanophobie sous-jacentes aux idéologies évoluant dans nos sociétés et reprises par les individus en fonction de leur appartenance spatiale et/ou identitaire (Félonneau, 2004).

Cette question des identités urbaines, si elle reste relativement peu développée dans le champ de la géographie urbaine, est plus densément étudiée par la psychologie environnementale. En effet, les chercheurs issus de cette dernière discipline se penchent sur cette question des identités urbaines en s’intéressant à la fois à la dimension proprement identitaire du discours sur la ville, aux valeurs qui sous-tendent ces identités, à la notion de ville idéale (Moser, Weiss, 2003, Félonneau et Lecigne, 2007), mais aussi au lien entre attachement au lieu et identité spatiale construit tout au long des parcours de vie des individus (Marchand, Weiss, 2006, Bernardo, Palma-Oliveira, 2016). Cette identité spatiale se construirait même dans les rapports aux espaces dans ses modalités comportementales, comme celles des déplacements (Depeau & Ramadier, 2011). Ces enjeux liés aux pratiques quotidiennes, nous invitent à convoquer les principes clés du processus d’identité associé aux lieux (Breakwell, 1992 ; Twigger-Ross & Uzzell, 1996), à savoir le principe de continuité et de distinction (Depeau & Ramadier, 2011). Ces principes de distinction et de continuité sont ici intéressants à reprendre, notamment en les connectant à la question des parcours résidentiels et des rapports aux autres et aux espaces (continuité dans les parcours résidentiels et distinction par rapport à d’autres types d’espace - l’urbain relativement au rural ou le périurbain ou le rural par rapport à l’urbain). La valorisation de référents spatiaux intégrés par les sociétés et portant une dimension plus ou moins urbanophile ou urbanophobe (Salomon Cavin, Joëlle, 2005) joue aussi dans la construction de ces identités urbaines. Elles sont donc des produits de constructions à la fois collectives et individuelles, nécessitant une approche prenant en compte le parcours de vie des individus et les discours de ceux-ci sur la ville.

La notion d’urbain pour les individus est donc complexe à appréhender et ne correspondrait qu’à une terminologie scientifique qui n’aurait que de faibles valeurs heuristiques pour l’habitant, tout du moins dans les modes d’identification à certaines dimensions du territoire. D’où certaines limites de l’aphorisme de Françoise Choay de « mort de la ville et de règne de

l’urbain », si l’individu ne sait pas définir l’urbain. Ainsi, dans notre méthodologie, nous privilégierons le terme de ville au terme d’urbain.

Cette question du sens vécu des identités urbaines pose donc une multitude de défis aux chercheurs : défis à la fois théoriques dans la manière de confronter des catégories spatiales préexistantes à des catégories issues des représentations et développées par les individus dans leurs discours (ma ville, mon quartier, mon bloc d’immeubles, mon lotissement, voire mon logement), mais défis aussi méthodologiques, pour parvenir à saisir ces catégories issues des représentations. Ce double enjeu nécessite aussi finalement de repenser une épistémologie de l’urbain (Brenner, Schmidt, 2015) nécessairement issue d’une hybridation disciplinaire en interrogeant aussi les catégories spatiales et l’utilisation de certains concepts par les chercheurs. Ces enjeux théoriques et méthodologiques sont centraux dans le champ des études urbaines, où justement les « experts » et « chercheurs » sont « attendus » par les politiques et par les habitants, non seulement sur des questions de prises en compte de modes de vie individuels différents au sein d’un même espace, mais aussi en termes d’inégalités de modes de vie entres espaces. C’est aussi le sens des questionnements de Guilluy dans la France périphérique (2014). Cette prise en compte des modes d’habiter individuels pluriels au sein d’un même espace et entre espaces s’inscrit aussi dans le sens du processus de participation dont on fait aujourd’hui un élément central des politiques d’urbanisme et d’aménagement de nos villes.

ii. Place attachment et place identity : dépasser le concept d’identité

spatiale

Si la géographie, dans le contexte francophone, a relativement peu produit de concepts pour prendre en compte les expériences des individus et le lien entre ces expériences et la perception de l’environnement, la psychologie sociale et environnementale propose, elle, différents concepts pour aborder ces représentations dans un cadre global. Le processus d’attachement trouve notamment son origine dans des travaux en psychologie sur l’arrachement aux lieux de vie des individus et l’impact psychologique de cet « arrachement » sur les individus (Fried, 1963). Le concept de « place attachment » est défini comme « une partie de l’expérience humaine représentée par les affects que ressentent les individus, de différentes manières et de différentes intensités, en référence à des lieux où ils sont nés, où ils vivent ou agissent ; mais aussi en relation avec les autres personnes qui vivent et interagissent dans ce même lieu » (Giuliani, 2003, p.137). Le processus d’attachement au lieu est variable tout au long du parcours de vie des individus et n’est donc pas figé mais évolutif. La notion de « place identity », est

quant à elle entendue comme « la part des identités personnelles des individus qui est basée et construite sur des caractéristiques physiques ou symboliques des lieux dans lesquels les individus vivent » (Bonaiuto et al., 2002, p.163). Il a aussi été montré que les « identités ancrées » (settlement identity), comme désir de maintenir des distinctions personnelles ou propres (Feldman, 1990) et le « sens des lieux » (sense of place), comme un sens accordé au lieu en fonction des parcours de vie, des parcours résidentiels et des représentations individuelles (Tuan, 1980) sont aussi dépendants des ambiances urbaines et de la morphologie des lieux. C’est notamment le sens des travaux menés à Tours au sein de l’UMR Citeres, où des géographes vont se saisir de ce concept d’attachement, que ce soit autour des ambiances sensibles (Feildel, 2010), des dynamiques affectives construisant cet attachement au lieu (Audas, 2011) ou de l’aménagement et de la morphologie des lieux (Martouzet, 2014). Cette ouverture de la géographie à des concepts venus d’autres horizons disciplinaires est une source de renouvellement théorique et méthodologique, qui permet aux géographes de dépasser les cadres traditionnels de la conception du rapport des individus à l’espace. Ces travaux (que l’œuvre d’inspiration phénoménologique de Yi Fu Tuan anticipait), par leur focale sur un « être- là » des individus et par la caractérisation de cet « être-là », à la fois en termes d’appréhension sensible (Feildel, 2010) ou de temporalités de vie (Audas, 2011), permettent précisément de répondre aux questions que pose cette fragmentation de l’urbain contemporain à l’échelle des individus. Et elle permet aussi de prendre en compte les ambiances urbaines dans la perception des individus des lieux. Cette attention portée au concept d’ambiance, qu’elle soit sonore (Torgue, 2012), qu’elle interroge la place des corps dans la ville (Paquot, 2006), qu’elle mette en avant une dimension cognitive87, ou qu’elle questionne la place de la marche dans la constitution de ces ambiances urbaines (Thomas, 201088), pose autrement le rapport de l’individu à son environnement urbain. L’individu devient acteur de la construction de cet environnement, qui n’est plus perçu sous un angle uniquement morphologique.

Ce lien entre caractéristiques morphologiques, représentationnelles et personnelles89, complexifie considérablement la question d’une approche individuelle de l’urbanité. D’autant qu’au regard de l’attachement au lieu (place attachment), l’approche individuelle de l’urbanité doit aussi être envisagée en lien avec une appartenance sociale (Bernardo, Palma-Oliveira, 2016), et des représentations individuelles (Lewicka, 2009). Pour Trentelman (2009, cité par

87 Voir rapport Ambioflux, 2011, Woloszyn, Albisser, Depeau, Leduc, Luckel, Piombini. 88 Voir plus généralement les travaux de l’UMR Cresson sur cette question des ambiances.

Raymond, Brown, Weber, 2010, p.422), le concept d’attachement au lieu est d’autant plus difficile à définir qu’il est fonction de deux dimensions :

- La dimension socio-culturelle des lieux

- La dimension morphologique, ou bio-physique des lieux

Cette dimension individuelle de l’urbanité serait donc relative aux trajectoires sociales des individus (Ramadier, Dias, 2016) mais aussi à un ensemble de facteurs caractérisant le rapport à la ville (urbanophilie ou urbanophobie) variant selon des représentations collectives, sociales mais aussi individuelles (Félonneau, 2004).

iii. Identité et représentations sociales

Cette question des identités nous entraine aussi vers le terme de représentations sociales. Ces représentations, « véritables systèmes d’interprétation de l’environnement social, sont des modes spécifiques de connaissance de réel permettant aux individus d’agir et de communiquer » (Fraysse p.651). Les travaux sur ces représentations sociales émergent dans les années 1970 dans le domaine de la psychologie sociale (Moscovici, 1976) et sont définies initialement comme « des ensembles d’informations, de croyances et d’attitudes élaborés et partagés par les membres d’un groupe social donné à l’égard d’un objet de leur environnement » (Lheureux, Lo Monaco, 2011, p.213). Elles recouvrent donc « l’ensemble des croyances, des connaissances et des opinions qui sont produites et partagées par les individus d’un même groupe à l’égard d’un sujet social donné » (Guimelli, 1999, p.63). Ici l’objet social qui va nous intéresser c’est l’objet urbain, ou plus précisément l’objet ville.

Ce concept de représentations est aujourd’hui utilisé dans d’autres champs des sciences sociales, notamment la géographie (Gumuchian, 1991) et plus particulièrement la géographie sociale (Keerle, 2006, Di Méo, 2008, par exemple) dont nous nous revendiquons. Et ce concept est en effet particulièrement stimulant ici pour aborder le rapport des individus à leur environnement urbain et à l’objet ville. Les travaux en psychologie sociale et environnementale sur les représentations sociales présentent aussi l’intérêt de développer une série de propositions méthodologiques pour traiter de ces représentations, notamment dans le cadre d’une approche structurale de l’appréhension de ces représentations (Abric, 1994, 2003, Vergès, 1992, 1994). La méthodologie que nous présenterons dans une deuxième partie s’inspire en bonne partie de ces travaux sur les représentations sociales.

Les travaux en psychologie sociale et environnementale, et plus récemment en géographie, ont donc permis de mettre en avant des facteurs de relativité pour appréhender l’urbanité au niveau

individuel, sur lesquels nous nous appuierons largement ici. L’importance tant des parcours de vie, que du contexte idéologique, ou des expériences individuelles, conduit en effet à envisager cette approche individuelle de manière globale.