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PARTIE I – L’URBANITE, UN CONCEPT RELATIF

Chapitre 3 – Relativité de l’urbanité selon les individus et les modes d’habiter

I. Une urbanité des individus Identité, attachement et représentations urbaine

1. L’individu et la ville

i. « La ville des individus »

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Norbert Elias, dans la Société des individus (1991), invitait à dépasser la séparation entre le sujet que serait l’individu et l’objet que serait son environnement, en insistant sur la nécessité de penser en termes de chassé-croisé ou d’interrelations les études urbaines entre le pôle du sujet, l’urbain ou le citadin, et le pôle de l’objet, la ville en l’occurrence. Pour illustrer cette nécessité, il utilise l’image de la circulation en ville, circulation qui exige de l’individu un conditionnement de sa pratique, un autocontrôle pour s’adapter à des situations potentiellement inattendues et être efficace en termes de déplacements en toutes circonstances. Par-là, il invite aussi à se demander quel genre d’individu nait de ces interrelations dans cet environnement si spécifique. Ce qui pose l’hypothèse d’un lien très fort entre la forme de la ville, sa topographie, sa morphologie urbaine d’une part, et les pratiques que les habitants en ont d’autre part. Mais ce qui conduit aussi à imaginer qu’en retour, les pratiques des individus contribuent à modeler la ville, en la rendant vivante et en lui donnant corps. Cette logique d’une rencontre entre la ville et les individus qui l’habitent est aussi à la base des études sur les ambiances que développent Jean-Paul Thibaud et Rachel Thomas (2004, 2010, 2015), où l’ambiance résulte d’une mise en réseau d’éléments morphologiques et cognitifs.

Pour prendre une analogie plus anatomique, si la ville est la structure, elle n’est rien sans les individus qui l’irriguent comme le sang irriguerait le corps humain et donnerait vie à un squelette. D’où cette idée de « ville des individus », qu’utilise notamment Olivier Chadoin (2004). Nous avons déjà évoqué le rôle que les individus peuvent prendre ou peuvent avoir dans la manière d’envisager l’évolution des villes, à la fois en termes de valeurs, mais aussi en termes

de modèle de ville. Créateurs de ville idéale de papier ou de pierre, idéologues pro ou anti urbain, ont, au fil du temps, donné corps aux villes, tout autant qu’une âme, en laissant une place plus ou moins importante aux individus dans ces villes. Et même quand on se penche sur les théories urbaines et du côté des chercheurs spécialistes de cet objet urbain, on note que tous n’envisagent pas ce rapport des individus à la ville sous le même angle, selon par exemple la définition que l’on donnera du concept d’urbanité ou la place que l’on accordera à une possible quantification du fait urbain. Cette relativité de l’appréhension de la question urbaine par les individus était présente comme un fil rouge au sein des deux premiers chapitres, sans pour autant être au cœur du questionnement ni envisagé pour elle-même.

La question d’un monde contemporain dominé par l’urbain généralisé peut, elle-même, être posée en termes individuels. Si l’on s’inscrit dans cette logique avec Neil Brenner (2014), ou avant lui, par exemple, avec Lefebvre (1970), tout individu serait donc urbain aujourd’hui. S’il est vrai que la révolution numérique a contribué à largement développer un accès aux services pour tous, cet idéal égalitaire étant un des ressorts initiaux du développement de ce réseau planétaire, peut-on pour autant dire que les pratiques des individus sont toutes aujourd’hui des pratiques imprimées, nées, pensées, issues d’espaces urbains ? Un habitant d’un espace très rural, ou même d’un espace périurbain, qui parfois a fait un choix résidentiel dicté précisément par une volonté de fuir l’urbain, pour des raisons diverses, idéologiques, économiques, militantes ou financières, se définit-il comme urbain ? Cela pose la question de l’identité résidentielle des individus et c’est un des principaux paradoxes de la théorie du tout urbain. Un individu qui a fait le choix, dans son parcours résidentiel, de fuir l’urbain, peut-il être considéré comme urbain ? Et au-delà de ces questions matérielles et fonctionnelles, tout individu se sent- il urbain au sein de cet « urbain généralisé » ? Et le simple fait qu’il se définisse autrement que comme urbain ne suffit-il pas à ce qu’on considère qu’il subsiste autre chose que l’urbain, que ce soit le rural, le rurbain ou autre ? C’est plutôt cette dimension identitaire individuelle sur laquelle nous allons nous focaliser ici. Si la mémoire collective prend appui sur la matière (Halbwachs, 1997), et donc sur le bâti et les formes urbaines, elle fonde des identités urbaines distinctes. L’identité urbaine est ici notre entrée pour envisager la question des rapports entre la ville et les individus.

ii. La notion d’identité urbaine

L’idée d’identité urbaine est développée depuis déjà plusieurs décennies, même si, comme pour la notion d’urbanité, tous ne l’utilisent pas de la même façon. Kevin Lynch dans les années

1960 l’envisageait en termes « de rapport à l’image de la ville » (Lynch, 1971, p.9). Lynch entend par là que tout objet urbain requiert une identification en termes d’image mais que cette identification ne sera pas toujours la même en fonction des individus, en fonction des contextes culturels dans lesquels ils se situent et en fonction des attentes de la ville qu’ils en ont. Celles- ci peuvent en effet changer d’un contexte culturel à un autre. Lynch donne ainsi l’exemple du drugstore, qui sera de suite identifié par un américain, sans doute pas par un Boschiman (peuple de chasseurs nomades sud-africains). Dans ce cadre, l’identité urbaine est d’abord et avant tout une production des acteurs de la ville qui, par leurs actions, le dessin ou le design choisi pour telle ou telle infrastructures, ont un impact sur la manière dont les individus vont s’approprier ces lieux et se les représenter. Si le résultat peut être très différent en fonction des rapports culturels présents et passés des sociétés à l’urbain, la formation de l’image de la ville en termes de formes et de structures urbaines, qui contribue à créer une identité urbaine partagée, est une construction sociale pour Lynch.

Cette identité urbaine est aussi à envisager à partir du concept d’identité spatiale, développé dans le cadre de la psychologie environnementale, notamment dans les travaux précurseurs de Proshansky par le biais du concept de place identity (1978, 1983). Pour lui, il s’agirait d’une sous-structure de l’identité individuelle, concernant la perception par l’individu de son environnement quotidien de vie (Proshansky, 1983, p.59). Elle repose sur une somme de souvenirs, de ressentis, de valeurs, d’attitudes et de préférences que l’individu développerait par rapport à son environnement direct de vie et serait partie prenante de la construction du « soi » (Sarbin, 1983, Krupat, 1983). Cette identité serait variable dans le temps, c’est-à-dire évolutive, et serait aussi largement influencée par l’extérieur, les autres, leurs discours, et leurs propres souvenirs, et ressentis, etc. L’identité spatiale serait ainsi une construction naissant d’interactions entre les individus et l’environnement qui les entoure, à la fois en termes morphologiques et sociaux. Et cette idée de « place identity » se focalise plutôt sur « des processus micro-spatiaux » (Lalli, 1992, p.285). Alors que des géographes, notamment du côté allemand, utilisent cette idée de « place identity » mais pour analyser des processus s’inscrivant à des échelles dépassant le simple cadre micro-spatial. On peut penser aux travaux sur les notions d’identité ou de conscience régionale (Blotefogel et al., 1986 ou Weichart, 1990). Plus récemment cette notion d’identité spatiale a aussi été investie par les géographes français à l’échelle des individus. Ainsi, pour Guy Di Méo, comme pour Proshansky et comme pour d’autres théoriciens de l’identité avant lui en sociologie (Mead, 1963) ou en psychologie sociale

(Tajfel, 1982) , l’identité86 se forge dans le cadre d’une dynamique évolutive reliant le passé, le présent et le futur (2002). Il s’agit d’un récit, d’une mise en scène, « une construction pouvant s’élaborer à plusieurs échelles : de l’individu au monde, dans une sorte de continuum spatio- temporel » (Di Méo, 2002, p.176). Ces identités vécues par chacun ne seraient donc ni uniques, ni exclusives, pas plus que totalement partagées, mais multiples et complexes. Di Méo pense ainsi une identité qui aurait une part individuelle, une part sociale et une part collective. La part individuelle, c’est ici le fait que l’identité serait d’abord un phénomène psychologique ou psycho-social nous renvoyant à la notion de soi. Pour Di Méo l’identité personnelle « forme donc une structure psychologique non figée, évolutive. Elle s’édifie, se transforme et s’actualise sans cesse, au gré de l’expérience tant sociale que spatiale des individus. L’identité sociale ne se réduit pas à une qualification purement individuelle […] elle résulte d’un rapport interactif avec les autres, de ce frottement avec l’altérité qui caractérise toute situation sociale » (Di Méo, 2002, p.176). La part du social quant à elle serait largement due à l’intériorisation par l’individu des valeurs, des idéaux et des normes propres à la société à laquelle il appartient. « Elle reflète le statut personnel (…) au gré de son expérience sociale » (id., p.176). Cette part du social est, elle aussi, évolutive dans la mesure où « la culture se transforme en permanence au contact des rapports sociaux » (id.p.176). Enfin, la part collective serait une représentation sociale construite, relevant du mythe et de l’idéologie, participant à créer une personnification du groupe et favorisant par-là l’identification de l’individu à celui-ci (id., p.177). Ces différentes parts de l’identité s’incarnent dans des lieux et des espaces qui raisonnent à ces différents niveaux d’échelles pour les individus. Ces espaces sont appropriés par les individus, qui y projettent des valeurs ou des images contribuant à une appropriation de ces espaces et donc à la création de territoires. Appliqués à la question de l’urbain, ces trois niveaux d’échelle dans la construction des identités urbaines peuvent tout à fait fonctionner. Et ces niveaux d’échelle s’inscrivent dans une logique de relativité. Cette identité serait évolutive, elle se modifierait tout au long de la vie des individus. Et l’identité des individus est aussi nourrie des appartenances aux lieux, elles-mêmes évolutives « selon les contextes et les moments du cycle de vie, certaines appartenances sont mises en avant, d’autres écartées momentanément ou durablement, parfois même occultées » (Guerin-Pace, 2006, p.299). Florence Guerin-Pace parle de « patrimoine identitaire géographique » des individus (2006, p.299), constitué des lieux où

ils sont nés, où ils ont grandi, où sont leurs racines familiales, où ils ont vécu, mais aussi ceux où ils se projettent ou ceux dont ils rêvent.