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Un renouveau théorique du concept d’urbanité

PARTIE I – L’URBANITE, UN CONCEPT RELATIF

Chapitre 2 – Relativité épistémologique

I. Généalogie critique : l’urbanité un concept récent

2. Un renouveau théorique du concept d’urbanité

i. Redonner du sens à l’urbanité

Dans ce contexte où le terme d’urbanité se vide petit à petit de son sens, émergent des travaux où l’utilisation de ce terme va être centrale dans les problématiques de recherche, notamment sur la question de la mesure de la ville (Levy, 1993, 1997). Jacques Lévy est notamment parmi les premiers à développer l’acception de l’urbanité comme mesurable et quantifiable, avec des indicateurs spécifiques permettant cette quantification. L’article « Paris, l’urbain, l’urbanité » (1993) marque notamment l’émergence claire de cette nouvelle définition de l’urbanité qui vise à la doter d’une force scientifique nouvelle et opérationnelle. Ces théories sur l’urbanité vont aboutir à la constitution de modèles d’urbanité (Lévy, Lussault, 2003), définis comme résultat d’une combinaison densité/diversité. Cet objectif de faire émerger des modèles contribue à redonner du sens à un terme qui perdait petit à petit de sa substance.

Ces travaux mettent aussi en avant une ambition de quantification de l’urbanité en se basant sur une grille d’indicateurs (cf. Tableau 1).

Tableau 1 : Les deux modèles d’urbanité contemporains, une proposition d’indicateurs d’urbanité (Levy, Lussault, 2003) – p.1058 Modèle d'Amsterdam Modèle de Johannesburg Densité + - Compacité + -

Interaccessibilité des lieux urbains + - Présence d'espaces publics + - Importance des métriques pédestres + -

Co-présence habitat/emploi + - Diversité des activités + - Mixité sociologique + - Fortes polarités intra-urbaines + -

Productivité marchande par habitant + -

Auto-évaluation positive de l'ensemble des

lieux urbains + - Auto-visibilité et auto-identification de la

société urbaine + - Société politique d'échelle urbaine + -

Ces deux modèles présentent deux combinaisons d’indicateurs à travers une grille de lecture comparative, basée sur des critères de densité et de diversité au sens large, particulièrement heuristiques, si l’on s’inscrit dans une logique où l’urbanité est définie comme un moyen de caractériser des espaces. Cette quantification est néanmoins fortement critiquée, notamment par les chercheurs qui s’inscrivent dans une définition de l’urbanité pensée avant tout à partir des interactions. En effet, quantifier des interactions semble quasiment impossible, comment quantifier notamment la mixité sociologique, et est-ce même un bon indicateur d’urbanité ? (Charmes, 2009). Par ailleurs, raisonner selon des modèles d’urbanité est aussi un risque de classer des espaces et de les juger de manière plus ou moins positive, ce qui conduit finalement

à opérer une hiérarchisation des espaces. La controverse sur les gradients d’urbanité (Charmes, Vermeersch, Launay, 2013 face à Lévy, 2013) nait notamment de cette question de la hiérarchisation potentielle des espaces issus de ce modèle.

Moins polémiques, les travaux d’Yves Chalas (2000, 2001) s’inscrivent aussi dans cette logique de rechercher un sens à l’urbanité. Celle-ci y est clairement définie et identifiée et n’est pas un simple terme « d’habillage ». Il réfléchit notamment à une nouvelle série de manières de caractériser cette urbanité, distinguant, la « ville mobile », la « ville territoire », la « ville nature », la « ville polycentrique », la « ville au choix », la « ville des vides et des pleins », la « ville à temps continu »69.

ii. S’inscrire dans une géographie critique et sociale de l’urbanité

Au vu de l’importance accordée ici à la notion de relativité et aux liens étroits unissant urbain, économie et modèle libéral aujourd’hui, par ailleurs largement discutés en sciences sociales, le champ de la géographie urbaine critique constitue un cadre de réflexion apte à comprendre la notion d’urbanité dans ses différents niveaux d’échelle. En effet, la géographie urbaine critique permet de questionner celle-ci dans le cadre de la globalisation mais plus spécifiquement de la métropolisation (définie comme mouvement de concentration des richesses, des populations et des activités dans les grandes villes). La critique du modèle dominant de métropole est très forte en géographie urbaine. Elle se fonde sur des rapports de domination entre espaces et groupes sociaux à des échelles diverses :

- à l’échelle du monde, entre espaces profitant de ces dynamiques métropolitaines et espaces subissant ces logiques métropolitaines.

- à l’échelle des continents, entre régions au cœur de ce système métropolitain et espaces périphériques.

- à l’échelle nationale, entre métropoles et espaces ruraux (c’est l’idée principale de Christophe Guilluy dans Fractures françaises, 2010).

- ou à l’échelle des métropoles, entre ville-centre et espaces périurbains et de banlieues notamment.

Le processus de métropolisation ne profite pas à tous au sein de ces villes. Et les jeux d’acteurs aujourd’hui, au sein des métropoles, sont envisagés à partir des rapports de domination entre ceux qui ont le pouvoir au sein de la fabrique de la ville, ceux qui se situent au niveau de la

« Ville Panorama » pour reprendre de Certeau (1990), et ceux qui se situent au niveau de la « Ville Habitée », les habitants, qui peuvent subir les volontés planificatrices des premiers. La manière de voir et de penser ce qui fait la ville, et donc l’urbanité, va être très différente pour les uns et pour les autres dans la mesure où la ville n’est pas vécue de la même manière par tous. Cette pensée urbaine critique est aussi héritée des courants de la sociologie urbaine des années 1970, notamment des courants lefebvriens et marxistes, qui pensaient l’urbain à partir de relations dissymétriques entre puissants et dominés, exploitants et exploités (Le Breton, 2012, p.9). Ces sociologies urbaines, dépouillées de leur idéologies (Le Breton, 2012, p.10), sont encore particulièrement stimulantes aujourd’hui pour aborder l’urbain, notamment dans le cadre d’une approche relevant de la géographie sociale, d’où un positionnement ouvertement en phase avec une géographie sociale s’intéressant à l’étude de la dimension spatiale des rapports sociaux (Sechet, Veschambre, 2006). Ces approches critiques de l’urbain émergent depuis une quinzaine d’années dans le champ de la géographie française, suite notamment à la redécouverte des travaux de Lefebvre par la géographie depuis la fin des années 1990, et un intérêt renouvelé à la géographie radicale anglo-saxonne, notamment aux travaux de David Harvey ou de Neil Brenner (Gintrac, Giroud, 2014).

Certains auteurs anglo-saxons ont proposé des grilles de lecture de ce nouvel espace urbain complexe qui se met en place. On retiendra ici la grille matricielle de l’espace proposée par David Harvey en 2006 qui permet de positionner l’ensemble des acteurs de la ville dans leurs manières de voir et de penser ces villes contemporaines (cf. Tableau 2).

Tableau 2 : Une matrice générale des spatialités (Harvey, 2006, p.137) Material Space (experienced space) Representations of Space (conceptualized space) Space of Representation (lived space) Absolute Space

Walls, bridges, doors, stairways, streets, buildings,

cities, mountains, territorial makers, physical boundaries, gated communities etc.

Cadastral and administrative maps, landscape description, location,

Newton and Descartes

Feeling of contentment around the hearth, sense of security, sense of power from

ownership

Relative Space (time)

Circulation and flows of energy, water, air commodities, people information, money, capital

Thematical and topological maps, non euclidiean geometries and topology, perspectival drawings,

time space compression and distanciation, Einstein and

Riemann

Tension of time space compression, of speed, of

motion

Relational Space (time)

Energy potentials, sounds, odors and sensations, social

relations

Surrealism, existentialism, psychogeographies, cyberspace,

metaphors or internalization of forces and powers, Leibniz, Whitehead, Deleuze and Benjamin

Visions, fantasies, desires, frustrations, memories, dreams, phantasms, psychic states (agoraphobia, vertigo,

claustrophobia)

Ici les aménageurs, architectes et autres concepteurs de la ville se soucient avant tout de « l’espace matériel » (Material Space) et des « représentations de l’espace » (Representations of Space) et raisonnent essentiellement en pensant à « l’espace absolu » (Absolute Space) et « l’espace relatif » (Relative Space) (autant d’éléments qui constituent aussi le cœur de ce que Michel de Certeau appelle la « Ville panorama »). La « Ville habitée », qui est la ville vécue au jour le jour par les habitants, relève quant à elle plus de « l’espace relationnel » (Relational Space), plus difficile à conceptualiser et concevoir pour les aménageurs. Ces limites et critiques adressées au modèle normatif d’aménagement des villes contemporaines devront ici être considérées dans ce travail de recherche.

Les différents champs que couvrent aujourd’hui les questionnements autour de l’urbanité nous amènent à envisager, d’une part, la dimension collective du rapport des sociétés à la ville, et, d’autre part, cette dimension individuelle, constitutive de la « ville habitée ». Et cette dimension individuelle nécessite aussi de s’extraire de limites disciplinaires préétablies pour élargir notre champ d’investigation.

iii. Pour une (nécessaire) approche interdisciplinaire de l’urbanité

Si la question de l’urbanité s’entend au préalable comme une question de géographie urbaine, elle n’en nécessite pas moins une approche interdisciplinaire sans laquelle elle perd de son intérêt et de sa force. En effet, si l’urbanité renvoie au cadre urbain et aux processus d’aménagement, une de ces acceptions repose aussi sur les dimensions sociales, notamment les interactions entre habitants au sein de ce cadre. Et l’attention portée aux interactions nécessite de mobiliser des approches plus sociologiques, notamment urbaine. Malgré la faible utilisation du terme urbanité par les sociologues de l’urbain70, il peut parfois renvoyer à « manières d’être ensemble en ville » (Chadoin, 2004). Et le champ des travaux en sociologie urbaine portant sur les interactions sociales, les questions de vivre ensemble, permet d’irriguer certaines questions de notre problématique. Et les réflexions relatives aux rapports interpersonnels en milieux urbains, ou plus simplement du « vivre ensemble », ne peuvent s’affranchir des questions liées au système de valeurs et à ces transformations au fil des siècles conduisant au « vivre ensemble contemporain », transformé par les nouveaux modes de communication entre individus (notamment numériques).

Ce vivre ensemble, basé sur une indifférence polie et une propension à accepter l’altérité, est le fruit d’un processus historique et d’une lente stratification. Envisager l’urbanité contemporaine ne peut donc se faire sans une réflexion d’ordre historique, que nous avons menée dans le chapitre précédent.

Le concept d’urbanité, s’il doit être déconstruit, présente aussi la particularité d’envisager le rapport à la ville de manière plus collective qu’individuelle (Levy, Lussault, 2003, Monnet, 2001). Ce serait dans ce cadre, la capacité des sociétés à vivre ensemble dans certaines conditions morphologiques, notamment basées sur l’accessibilité à des services, une certaine sécurité, une certaine propreté, etc. Bref, une vision lissée de l’espace urbain portée notamment par les acteurs de l’aménagement. Or, les rapports aux espaces de vie des individus, notamment urbains, peuvent varier en fonction de leur parcours de vie, de leur culture et de leur niveau de socialisation, de leur rapport à la densité au cours de leur parcours résidentiel ou de leur rapport personnel à l’altérité par exemple. Ainsi, s’intéresser à l’urbanité requiert aussi une approche psychologique, autorisant une entrée par l’individu, et de là, permet d’envisager le rapport à l’espace et aux modes d’habiter des individus.

70 On ne retrouve ce terme ni chez Lefebvre (1970, 1970, 1972), ni chez Chombart de Lauwe (1952, 1965, 1982),

La ville, les rapports aux milieux urbains, la qualité de la vie urbaine, constituent des questions fondamentales de la psychologie environnementale, notamment en France. Ainsi, les travaux précurseurs de Jodelet et Milgram (1976), de Moser (1992), ou de Ramadier (1997) en psychologie sociale et surtout en psychologie environnementale, se sont penchés sur le fait urbain et notamment sur l’étude des représentations sociales liées à ce fait urbain. Parmi ces études, on peut citer celles liées au stress urbain, permettant d’étudier l’urbanité par la négative (Moser, 1992), à la question de l’urbanophilie et de l’urbanophobie (Félonneau, 2004), à la ville idéale (Félonneau et Lecigne, 2007), ou à un contexte plus général d’approches de son environnement urbain (Fleury-Bahi, 1997, Marchand, 2005, 2007, Marchand, Weiss, 2006, Depeau, Ramadier, 2011, Marchand, Depeau, Weiss, 2014). Dans la mesure où l’on a vu que les approches actuelles autour de l’urbanité étaient pour la plupart pensées selon un prisme collectif et non individuel, et que ce prisme était soumis à des très nombreuses controverses, intéressantes en elles-mêmes, mais difficiles à éclaircir, il nous semble particulièrement pertinent de déplacer le curseur sur l’individu et sur une approche de l’urbanité envisagée au prisme de la relativité individuelle. Dans un tel cadre, la psychologie environnementale offre des approches pertinentes et permet de proposer des clés de compréhension, de lecture, et d’analyse particulièrement intéressantes, que ce soit au niveau théorique ou méthodologique. A ce titre, les sciences sociales, depuis une trentaine d’années, se penchent sur ces aspects individuels, via notamment le champ de la géographie des émotions et le champ des ambiances (travaux de l’UMR Cresson par exemple71). Cette approche de l’urbain se fait elle-même dans un cadre très interdisciplinaire mêlant géographie, sociologie, architecture, anthropologie et psychologie sociale et environnementale. Dans ce cadre, la ville est une forme, « un cadre bâti qui devient expérience vécue, personnelle et collective » (Thibaud, Thomas, 2004, p.102). Et l’ambiance urbaine résulte de la rencontre d’une ville, d’un cadre bâti et d’un environnement, et de ceux qui l’habitent. De là, l’approche interdisciplinaire permet d’appréhender les rapports individuels à l’espace dans une diversité de dimensions sociales, cognitives, idéologiques et morphologiques.

Une telle approche est aujourd’hui assez classique dans le cadre de sciences sociales qui s’ouvrent largement à ces logiques interdisciplinaires à la fois par injonction et par « nécessité ». Cette ouverture à d’autres disciplines permet notamment de repenser certains objets géographiques avec un regard neuf, « déplacé » ou complémentaire. Elle contribue

également à réinventer la géographie. Ce qui ne va pas sans une nécessaire inventivité dans l’hybridation théorique comme méthodologique (Latham, 2003).

L’urbanité, tout comme l’objet ville, nécessite donc, du fait de sa complexité, de s’inscrire dans une approche interdisciplinaire, qui seule peut permettre de réfléchir à cette question de manière « totale ». La géographie aujourd’hui, et plus spécifiquement la géographie urbaine, ne peut s’envisager sans une telle démarche. En effet, l’objet urbain est à ce point complexe et met aux prises un tel nombre de déterminants et de réalités sociales, qu’une simple approche spatiale ne peut permettre de l’embrasser dans son ensemble. Cette question de l’interdisciplinarité pose aussi la question de la pertinence du découpage en champs disciplinaires, alors que dans d’autres contextes, anglo-saxons notamment, les études urbaines sont aujourd’hui considérées comme une discipliné à part entière.