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Des indicateurs d’urbanité cristallisant les oppositions

PARTIE II – ABORDER LA RELATIVITE DU SENTIMENT D’URBANITE

Chapitre 4 – Une approche théorique complémentaire

III. Une urbanité plurielle

2. Des indicateurs d’urbanité cristallisant les oppositions

Nous pouvons maintenant confronter ces groupes constitués à d’autres résultats issus des questions identifiées comme discriminantes dans le questionnaire, afin notamment de tester l’homogénéité de ces groupes. Nous pouvons nous concentrer notamment sur un croisement entre la question 1, du thématique « Représentations de l’urbanité », et la question 5 sur les indicateurs possibles pour l’urbanité, centrale pour le bloc thématique sur le caractère opératoire de la notion d’urbanité et qui était discriminante en termes de manière de penser l’urbanité. Pour ceux qui définissent l’urbanité comme somme d’interactions, sa mesure (liée aux interactions), semble difficile, voire impossible. Dès lors, on pourrait poser l’hypothèse que, dans ce registre, l’urbanité serait très difficile à mesurer et à quantifier, en termes de construction d’indicateurs notamment. A contrario, les chercheurs s’inscrivant dans une approche de l’urbanité comme clé de lecture des réalités urbaines contemporaines, seraient plus enclins à la quantification (potentielle) de l’urbanité, via des indicateurs concrets et mesurables. Pour cette question 5, les réponses ont été recodées en sept thématiques, comme pour la question 1 :

- des indicateurs relevant des valeurs et des attitudes urbaines (difficiles à quantifier), - une approche par les mobilités en termes quantitatifs, surtout, mais aussi qualitatifs

(mobilités piétonnes notamment),

- des indicateurs quantifiant des formes de densité, d’intensité humaine, de services ou de bâti,

- des indicateurs concernant les évènements, - des indicateurs pour mesurer l’accessibilité,

- des indicateurs quantifiant une diversité (humaine ou du bâti),

Certains indicateurs cités n’ont pu être classés dans ces catégories (4 en tout). Nous pouvons reprendre ici chacun de nos groupes évoqués précédemment au prisme de cette question des indicateurs.

i. La question des indicateurs, révélatrice de controverses

Tableau 17 : Analyse fréquence rang des résultats de la question sur les indicateurs pour le groupe « l’urbanité comme somme d’interactions »

G1 (8 chercheurs) RM >4,2 RM <4,2

FPM >12,5 valeurs - mobilités - densité non classées

FPM <12,5 accessibilité évènements - vote - diversité

Les indicateurs le plus cités ici se réfèrent à la thématique des valeurs et des attitudes urbaines, ce qui semble corroborer la réponse à la question 1. Il s’agit d’une manière de penser l’urbanité essentiellement basée sur la question des interactions, sur des manières d’être en ville, qui peuvent se « mesurer » par des attitudes, un état d’esprit, qui serait spécifique à un milieu urbain contribuant au vivre ensemble sans heurt malgré des densités fortes. Or la , qualification de ces interactions serait impossible ou presque. Dès lors, mesurer cette urbanité n’a pas vraiment de sens, ni d’intérêt, elle serait partout. Néanmoins, les indicateurs de densité et de mobilités sont aussi cités ici de manière importante. La question de la densité fait référence à un cadre et à un environnement urbain, de même que la question de la quantité des mobilités piétonnes. Cette manière de penser l’urbanité ne serait donc pas totalement déconnectée de certaines situations spatiales densément bâties. Enfin, notons que la question de la diversité, fondamentale dans l’approche de l’urbanité comme combinaison densité/diversité, n’est pas du tout représentée ici.

Tableau 18 : Analyse fréquence rang des résultats de la question sur les indicateurs pour le groupe de chercheurs pour qui l’urbanité est pensée avant tout comme une interaction en situation

G2 (3 chercheurs) RM >2,3 RM <2,3

FPM >12,5 valeurs – diversité - densité - diversité - non classées

FPM <12,5 mobilités (0) - évènements (0) - vote (0) - accessibilité (0)

Nous retrouvons ici la question des valeurs et des attitudes qui sont largement reprises, dans une logique comparable à la manière de penser précédente. En outre, la question de la diversité devient aussi centrale ici. Une diversité qui peut être quantifiée. La place de la catégorie « diversité » peut aussi être expliquée ici par le profil des chercheurs, principalement ancré dans l’opérationnel. En effet, cette question de la diversité reste centrale dans de nombreux projets d’aménagements ou réaménagements où la diversité (terme qui est souvent lié à celui de mixité) compose le cahier des charges des projets.

Tableau 19 : Analyse fréquence rang des résultats de la question sur les indicateurs pour le groupe de chercheurs pour qui l’urbanité est pensée avant tout de manière relative et critique

G3 (2 chercheurs) RM >2,1 RM <2,1

FPM >12,5 densité - évènements - diversité - vote

FPM <12,5 valeurs (0) - mobilités (0) - accessibilité (0) - non classées (0)

Les réponses sont ici à prendre avec certaines précautions dans la mesure où ces deux chercheurs répondent ici, non à ce qu’ils pensent être des indicateurs de l’urbanité mais à ce qu’ils imaginent que les personnes utiliseraient comme indicateurs. En effet, pour eux l’urbanité n’ayant pas de sens, elle peut difficilement être quantifiable et il devient dès lors inopérant de citer des indicateurs. Néanmoins, ces réponses sont intéressantes, non pour ce qu’elles disent en elles-mêmes, mais pour les représentations qu’elles illustrent chez ces chercheurs volontiers critiques. Ainsi, on note que les trois indicateurs qui sont les plus cités sont ceux qui relèvent de la densité, de la diversité et des valeurs et des attitudes, soit finalement une synthèse assez fidèle des manières de penser des trois autres groupes.

Tableau 20 : Analyse fréquence rang des résultats de la question sur les indicateurs pour le groupe de chercheurs pour qui l’urbanité est pensée avant tout comme une clé de lecture de l’urbain contemporain

G4 (5 chercheurs) RM >2,6 RM <2,6

FPM >12,5 densité – diversité – mobilités

FPM <12,5 accessibilité - vote valeurs - évènements (0) - non classées (0)

Les résultats de ce groupe sont assez peu surprenants dans la mesure où l’on retrouve les indicateurs de densité et de diversité qui sont cités le plus souvent. Dans le cadre d’une approche

où l’urbanité est pensée comme caractérisant des espaces et basée sur une combinaison entre densité et diversité, il semble nécessaire de pouvoir quantifier cette combinaison, d’où l’intérêt de trouver des indicateurs. La question des mobilités, notamment des métriques piétonnes, qui est aussi largement citée ici, est à envisager dans une logique de densité des piétons au sein de ces espaces.

Ces croisements par groupe permettent de noter de manière générale des liens entre les analyses des résultats de ces deux questions centrales, ce qui tend à confirmer les différentes manières de penser l’urbanité.

ii. Penser l’urbanité dans le contexte scientifique anglophone

Les différents entretiens effectués avec des chercheurs du champ scientifique anglophone en Suède ont permis de mettre en avant une très forte relativité culturelle dans l’appréhension du terme urbanité.

On note ainsi que, chez ces chercheurs anglophones, l’urbanité vue au prisme de la distinction urbanité/urbanisme/urbanisation revient 4 fois. Cette distinction est vue dans une approche marxiste de la ville, revendiquée par les chercheurs citant ce triptyque (Ch. 1, 3, 4, 10), qui est un héritage d’Henri Lefebvre (1970, Costes, 2010). On note par ailleurs que l’influence d’Henri Lefebvre est très forte ici, ce qui va dans le sens d’une appropriation ancienne de Lefebvre chez les chercheurs anglo-saxons alors que son appropriation, en France, est surtout le fait d’une redécouverte tardive en géographie surtout, à partir du début des années 2000 (Paquot, 2009). Il est plus difficile de faire ressortir des groupes aussi bien constitués qu’en France en termes de manière de penser l’urbanité. En effet, les controverses étant beaucoup moins fortes sur cette notion dans un contexte anglophone, les chercheurs s’inscriraient moins dans une ligne donnée et s’engageraient moins à prendre le parti de l’une ou de l’autre tendance émergeant de ces controverses. Si on doit retenir une manière de penser l’urbanité chez ces chercheurs anglophones, c’est la définition de l’urbanité comme une somme d’interactions qui ressort de façon saillante et qui reste beaucoup plus partagée qu’elle ne l’est en France. L’urbanité définie comme la combinaison densité/diversité n’est absolument pas connue par ces chercheurs. Ce qui conduit par ailleurs à de difficiles traductions de travaux pour lesquels la controverse franco- française sur l’urbanité est un des éléments centraux.

Toutefois, on peut relever des distinctions au sein du panel de chercheurs interrogés. Celles-ci restent néanmoins plus dépendantes du rapport des différents chercheurs au marxisme et à leur

potentielle inscription dans une géographie radicale inspirée notamment par Harvey. Ainsi, si on devait distinguer deux groupes ici, ce seraient les chercheurs se revendiquant du marxisme et les autres. Les nuances entre ces deux groupes opèrent surtout sur les questions de définition de l’urbanité et de références citées par les chercheurs. En termes de définition, on note une différence nette entre ceux qui perçoivent l’urbanité dans le cadre d’un triptyque urbanité/urbanisme/urbanisation inspiré de Lefebvre notamment (Ch.1, 3, 4, 10) et les autres qui associent l’urbanité à une somme d’interactions spécifiques à l’urbain.

Si ces deux groupes sont bien identifiés au sein du panel de chercheurs interrogés il faut avoir en tête le fait que l’échantillon reste réduit et qu’il faut conserver une certaine réserve par rapport à ces différentes manières de penser l’urbanité.

iii. Les entretiens chercheurs, un apport central en termes théoriques

Cette approche théorique complémentaire étudiée par entretiens permet d’enrichir largement l’approche bibliographique traditionnelle, et notamment de la préciser sur certains points. Si les deux manières principales de penser l’urbanité que nous avons pu distinguer renvoient directement à des éléments identifiables dans la bibliographie, elles peuvent être pensées comme les deux faces de notre pièce de monnaie. Et ce qui est particulièrement intéressant ici, ce sont les deux manières de penser l’urbanité minoritaires dans les entretiens, par ailleurs beaucoup moins visibles dans la bibliographie. En effet, la manière critique et relative de penser l’urbanité s’exprime assez peu pour la simple raison que les chercheurs qui voient peu de sens au terme d’urbanité se contentent de ne pas l’utiliser. De même pour l’approche de l’urbanité comme interaction en situation, le caractère plus opérationnel de ces chercheurs les rend moins visibles dans le champ bibliographique classique, alors même que leur conception de l’urbanité est bien réelle puisqu’elle ne passe pas uniquement par le média scientifique mais par le biais d’opérations concrètes d’aménagement. Cependant, il faut être attentif à ne pas trop essentialiser ces modes de penser dans la mesure où ces groupes rassemblent des chercheurs qui se rejoignent sur certains points liés à l’urbanité mais qui peuvent s’opposer sur d’autres sujets. C’est notamment le cas pour la question des gradients d’urbanité, qui est l’objet de controverses assez vives entre chercheurs (Charmes, Launay, Vermeersch, 2013, face à Lévy, 2013). Par ailleurs, ces différentes approches de l’urbanité ne sont pas antagonistes mais complémentaires. Il s’agit au fond d’une même pièce de monnaie110. Ainsi, des chercheurs

davantage tournés dans une approche de l’urbanité comme interaction peuvent aussi rejoindre une approche plus « spatiale » de l’urbanité et inversement.

Finalement, les chercheurs qui utilisent le plus le terme d'urbanité dans leurs travaux sont les chercheurs appartenant au groupe 4. Ce sont ces mêmes chercheurs qui opèrent une réflexion sur le sens du terme urbanité même. Les chercheurs des groupes 1 et 2, notamment ceux du groupe 1, s'inscrivent dans une logique où le terme d'urbanité est beaucoup moins utilisé et discuté. Pour ces deux derniers groupes, l’urbanité est perçue de manière souvent positive et consensuelle. Cette constatation est aussi une piste de recherche intéressante à développer.

Figure 2 : Quatre manières de penser l’urbanité111

Les groupes 1, 2 et 4 ne sont pas totalement « imperméables » les uns avec les autres, notamment sur certaines questions ayant trait aux indicateurs et au rapport aux gradients d’urbanité. La filiation est assez directe entre les groupes 1 et 2, avec une même attention accordée à la question des interactions. De la même manière, les groupes 1 et 2 se situent plus dans une logique « interactionnelle » de la définition de l’urbanité alors que le groupe 4 s’inscrit plus dans une définition de l’urbanité comme façon de caractériser un espace urbain. On retrouve là les deux faces de notre pièce de monnaie évoquée initialement.

Lorsque l’on croise les résultats exposés plus haut avec les résultats de la question 11 sur des auteurs particulièrement liés à cette question de l’urbanité, on repère des constantes qui transcendent largement les groupes que nous avons définis plus tôt. Ce qui tend à confirmer

111 Figurent en rouge les deux groupes les plus importants au niveau numérique (respectivement 8 chercheurs pour

l’idée d’une assez large perméabilité entre ces différents groupes et modes d’approches de l’urbanité. Ainsi, des auteurs comme Jacques Lévy, qui est l’auteur le plus cité (6 fois, sur 61 auteurs), est évoqué par des chercheurs des différents groupes.

iv. Une base de réflexion pour une confrontation entre parole des

chercheurs et parole habitante

Cette approche complémentaire pour envisager de manière théorique la question de l’urbanité permet d’une part de conforter la métaphore de l’urbanité comme une pièce de monnaie à deux faces, mais aussi de montrer que les différentes manières de penser cette question sont particulièrement perméables les unes aux autres. Ce qui tend à confirmer la complexité des débats autour de cette notion dans les sciences sociales ayant trait à l’urbain. Cette complexité sémantique est telle que pour certains cette notion a aujourd’hui perdu tout intérêt pour la science, c’est notamment le sens des propos des chercheurs pouvant être rattachés au groupe 3 que nous avons identifié. Le rejet du terme urbanité par ces chercheurs est autant le fait de la complexité sémantique que du renouveau théorique autour de cette notion initiée notamment par Jacques Levy et Michel Lussault. Rejeter le terme d’urbanité est alors aussi une manière de rejeter les travaux de ces deux chercheurs, tout du moins de se démarquer du paradigme dans lequel, notamment de Jacques Lévy, sont inscrits.

Un autre intérêt de cette approche réside dans les différents lieux marquant de l’urbanité qui ont pu être cités dans ces entretiens. Cet intérêt est central lorsqu’il s’agit de penser à des terrains d’exploration pour la suite de notre recherche. Ainsi, une série de hauts-lieux de l’urbanité émerge, et il aurait été plus laborieux, voire moins pertinent de les saisir via une approche bibliographique classique. Sans rentrer dans le détail des lieux cités ici, on peut toutefois identifier plusieurs hauts-lieux de l’urbanité dans les villes contemporaines, notamment les berges urbaines de fleuves réaménagées dans les vingt dernières années, les places publiques marquées par des monuments, les parcs ou les pôles d’échange multi-modaux. Ces exemples de hauts-lieux peuvent inspirer notre démarche méthodologique.

On note pour cette question des lieux cités, comme pour la question liée à l’évocation d’auteurs d’ailleurs, une grande perméabilité entre les différents groupes de chercheurs identifiés. Ces quatre manières de penser l’urbanité peuvent aussi s’avérer particulièrement éclairantes pour la suite de notre travail dans la mesure où elles peuvent être comparées avec les discours des habitants. Cette logique de comparaison entre le discours des chercheurs et celui des

habitants sur un sujet a priori plus destiné aux premiers qu’aux seconds nous semble particulièrement pertinente.

Conclusion : Organisation de la méthodologie à partir de ces entretiens

chercheurs

Les résultats de ces entretiens avec des chercheurs viennent à la fois en appoint de la réflexion conceptuelle menée dans la première partie de cette thèse mais est aussi le point de départ de l’approche méthodologique que nous proposons de mener pour appréhender le sentiment d’urbanité. Il s’agit, par cette méthodologie, de parvenir à faire émerger un discours des habitants sur ce qui fait la ville (donc sur le sentiment d’urbanité) et de pouvoir comparer les manières de voir des habitants et les manières de voir des chercheurs et des professionnels de la ville. Les deux approches méthodologiques qui seront développées dans les chapitres suivants s’appuient en effet sur ces résultats d’entretiens avec les chercheurs. A la fois pour faire émerger des terrains à investiguer pour des parcours commentés, mais aussi pour construire le questionnaire en ligne diffusé à un échantillon d’individus tout venant. Cette complémentarité constitue l’originalité de notre approche. Elle s’appuie notamment sur les quatre entrées identifiées précédemment dans le chapitre 3 pour appréhender le sentiment d’urbanité, soit le capital spatial, les représentations urbaines individuelles, les pratiques urbaines individuelles et le parcours résidentiel.

Chapitre 5 – Une approche individuelle in