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L’urbanité, au cœur des grands débats contemporains sur l’urbain

PARTIE II – ABORDER LA RELATIVITE DU SENTIMENT D’URBANITE

Chapitre 4 – Une approche théorique complémentaire

II. Une urbanité relative dans le discours des chercheurs

3. L’urbanité, au cœur des grands débats contemporains sur l’urbain

i. L’urbanité et la mobilité chez les chercheurs

Question 7 : Comment envisagez-vous le rapport urbanité/mobilités ?

A partir de la question 7, on arrive à une seconde phase de l’entretien portant sur le rapport entre l’urbanité et d’autres notions géographiques qui peuvent être en lien étroit avec la question de l’urbanité. Mais avec ce troisième bloc de questions, on se heurte aussi à une limite inhérente

à l’entretien, à savoir la contrainte temporelle. En effet, dans le cadre de certains entretiens, limités par le temps, toutes les questions n’ont pas pu être abordées. Ce qui génère un biais en termes de nombre de questions traitées et couvertes par l’ensemble de l’effectif de chercheurs enquêtés. Ainsi, cette question sur le rapport de l’urbanité aux mobilités n’a été posée qu’à 14 chercheurs sur 19. Comme pour la question de l’opérationnalisation, on relève que le rapport entre mobilité et urbanité est pensé sur différents modes. La mobilité est d’abord fondamentale en ce qu’elle est à la base même de la constitution des villes et donc de l’urbain comme concentration d’hommes et d’activités. La concentration, comme socle de l’urbain et de l’urbanité (au sens de densité) est donc incompréhensible sans une réflexion sur les mobilités. L’exode rural est ainsi une des caractéristiques principales de la reconfiguration urbaine observée au XXe siècle (Ch.8, Ch.10). Mais aujourd’hui, l’urbain est aussi de plus en plus défini par des pratiques de mobilités inhérentes aux villes, qui les fondent et contribuent à la combinaison densité/diversité. Autrement dit, si les personnes ne sont pas mobiles, il est difficile de faire l’expérience de l’urbanité, de l’altérité (Ch.16, Ch.12). La mobilité est ainsi fondamentale dans l’idée de sérendipité107(Ch.2).

En outre, le rapport mobilité/urbanité peut aussi être envisagé en fonction d’un critère d’accès aux aménités urbaines. On raisonne alors en matière d’accès à une offre urbaine, en termes d’emploi ou de commerce, dans une logique où l’offre urbaine participerait de la diversité qui serait une des bases de l’urbanité. Cette diversité ne se limite plus ici à la seule mixité sociale et humaine (Ch.9). La capacité d’accès peut être simplement physique, renvoyant à la possibilité pour chacun d’accéder à l’offre urbaine, par la marche ou l’utilisation d’un mode de transport mécanique, mais peut aussi être intellectuelle et cognitive (Ch.1) dans la mesure où se déplacer requiert un savoir que tout individu n’a pas (on peut rappeler les exemples développés par Eric Le Breton (2005) et cités dans la première partie). Par ailleurs, des possibilités de mobilités réduites peuvent conduire à des initiatives de solidarités locales particulièrement intéressantes en terme justement d’urbanité (Ch.13).

Cette interrelation urbanité/mobilité est aussi dépendante du type de métrique pratiquée par les personnes. Certains chercheurs opèrent en effet une forme de hiérarchisation des mobilités en fonction du potentiel d’urbanité de ces mobilités (Ch.2, Ch.17). Ceux-là ont tendance à mettre la marche et la métrique pédestre au cœur de leur préoccupation et posent la marche en ville comme moyen privilégié de faire l’expérience de l’altérité et donc l’expérience de la diversité. Ces logiques de hiérarchisation, si elles sont parfaitement fondées et compréhensibles, sont

sévèrement critiquées par d’autres qui estiment que rapprocher les deux termes ne peut revenir qu’à insuffler de l’idéologie dans l’urbanité (Ch.6). Une idéologie qui mettrait en avant la figure du piéton au détriment de la figure de l’automobiliste, fustigée alors. Cette idéologie et cette tentation du tout piéton et du zéro voiture sont en effet à l’œuvre dans certaines villes françaises et trouvent donc aussi des répercussions au niveau des aménageurs dans une logique propre à une urbanité normée typée « développement durable ». La ville de Rennes s’inscrit dans cette logique supprimant les parkings centraux et en dressant des plans de circulation automobile toujours plus complexes, tout en développant le principe des parcs relais en périphérie le long des lignes de métro. Les controverses parisiennes autour de la place accordée à l’automobile dans la ville sont aussi l’illustration de cette hiérarchisation des mobilités dans le discours public au sein des villes françaises. Le rapport urbanité/mobilité peut aussi être perçu comme peu efficient, de par le flou qui entoure les deux notions.

Si l’urbanité est un terme particulièrement polysémique sur lequel personne ou presque ne s’entend, le terme de mobilité est aussi très discuté et peut recouvrir un grand nombre de réalités, d’où aussi le fait que le rapport mobilité/urbanité soit envisagé de manières différentes. Dès lors, réfléchir à un rapport entre deux termes flous ne peut pas apporter de réelles réflexions pertinentes (Ch.11, Ch.14).

Enfin, on peut envisager les mobilités comme créatrices d’urbanité par elles-mêmes. Dans cette logique, on peut distinguer plusieurs façons de penser ce lien alors particulièrement étroit. Soit par les lieux qui sont créés par le développement des mobilités, soit par le développement d’une urbanité dans les moyens de transport eux-mêmes. Ainsi les lieux de mobilité tels que les gares ou les aéroports peuvent ainsi être analysés comme lieux d’émergence d’une certaine urbanité (Ch.19) (Menerault, Barré, 2001), à rebours de la vision développée notamment par Marc Augé qui tendait à faire de ces lieux des non-lieux (1992). Mais les moyens de transport en eux- mêmes, comme lieux de vie, peuvent aussi être analysés en termes d’urbanité (Ch.4, Ch.5, Ch.3) dans une approche très interactionnelle. C’est notamment l’exemple du concept de « flurbanité » travaillé par le Ch.5 qui fait des moments de mobilité des temps de vie, de partage d’expérience et d’échanges, et donc d’urbanité au sens d’expérience partagée de la diversité. C’est le sens des travaux de Xavière Lanéelle sur les navetteurs Paris/ Le Mans notamment (2004).

Si cette question n’a pu être posée à tous les chercheurs, les réponses obtenues viennent renforcer des observations faites jusqu’ici. On peut aussi noter que la discipline spécifique des chercheurs interrogés joue ici peut sur les réponses, contrairement à d’autres questions.

Les réponses à la question 8, sur les rapports entre urbanité et ruralité, et à la question 10, sur les rapports entre urbanité et société ne sont pas analysées ici dans la mesure où elles n’ont pu être posées à tous.

ii. L’urbanité et le numérique, un bouleversement dans le rapport des

individus à l’espace ?

Question 9 : Comment envisagez-vous le rapport urbanité/virtualité (numérique)?

Il s’agissait ici de réfléchir au lien possible entre le développement du numérique et des technologies de l’information et de la communication, et l’urbanité. Ces technologies peuvent contribuer à changer en profondeur notre rapport à l’urbanité, nos pratiques urbaines, nos rapports aux autres dans l’espace urbain. Ainsi, peut-on voir émerger une urbanité qui ne serait que virtuelle, par exemple via internet ? Il faut par ailleurs noter que cette question était relativement secondaire dans le cadre de notre guide d’entretien. En revanche, cette question est au cœur de nombreuses recherches contemporaines, dans un contexte où la question du numérique fait paradigme, à la fois dans les discours des aménageurs, mais aussi dans les programmes de recherche (voir notamment Bailleul, Bulot, 2015, dont le titre est précisément « Urbanités et territoires numériques »).

Pour certains chercheurs, l’émergence du numérique et des Technologies de l’Information et de la Communication permet de créer de nouvelles formes d’échanges et de rencontres ; plus on a d’échanges et de rencontres, et plus on a potentiellement d’urbanité (Ch.19, Ch.12, Ch.4). Ces TIC peuvent aussi faire émerger de nouveaux lieux d’urbanité, notamment dans le rapport au télétravail. Via le télétravail se mettent en place des lieux de co-working qui ne sont ni à domicile, ni sur le lieu de travail mais sur un entre-deux, souvent reliés à un pôle d’échange, et qui peuvent devenir de véritables lieux d’urbanité avec parfois des commerces, existants ou pas au préalable, à proximité (Ch.19). Dans cette même logique, les TIC permettraient l’émergence de nouvelles formes d’urbanité, plus spontanées, plus proches de l’évènement au sens lefebvrien du terme, dans la mesure où ces nouvelles urbanités seraient très spontanées et incontrôlables (tel l’exemple des flash-mob qui ont connu leurs heures de gloire au début de la décennie 2010) (Ch.4). Les TIC modifient aussi profondément notre rapport pratique à la ville (Ch.7). L’usage des GPS se généralise. On a de moins en moins recourt à la carte. Les TIC offrent aussi de nouvelles méthodologies aux chercheurs (usage de SIG, des GPS).

Par ailleurs, le rapport entre urbanité et virtualité est aussi envisagé sous l’angle d’une certaine méfiance quant à la possibilité des TIC de bouleverser l’état actuel des pratiques urbaines.

Pour certains, ce difficile bouleversement serait dû au fait que nos pratiques urbaines demeurent très ancrées (Ch.13). Pour d’autres, ces pratiques ne sont finalement pas particulièrement urbaines dans la mesure où les ruraux ont potentiellement le même usage du numérique que les urbains mais que ces pratiques du numérique bouleversent leur existence plus encore que les urbains (Ch.8). Si les TIC peuvent néanmoins changer les pratiques de chacun, notamment permettre des rassemblements présentiels spontanés, l’urbanité générée n’est pas à sous- estimer, même si elle est temporaire et assez affaiblie (Ch.15, Ch.10) et ne correspond à aucune réalité du monde (Ch.16), même si elle prend une forme présentielle temporaire. Il n’en reste pas moins que les TIC recomposent un certain nombre de questions sur la ville (Ch. 3), notamment en ce qui concerne un rapport aux pratiques quotidiennes qui se trouvent bouleversées.

Pour d’autres, le caractère flou de la notion de virtualité et d’urbanité ne permet pas de penser les liens entre ces deux notions. Nous retrouvons ici les « sceptiques » de l’urbanité (Ch.6, Ch.11). D’autres chercheurs ne voient pas de liens entre ces deux termes (Ch.17). On est donc face à une question qui, pour secondaire qu’elle soit, confirme encore une fois certaines tendances observées en analysant les questions précédentes. En outre, on note que l’appartenance disciplinaire des chercheurs n’a pas beaucoup d’effet ici sur les réponses. Suite à cette analyse linéaire (question après question) du contenu des entretiens, une analyse plus croisée de ce contenu, notamment afin de distinguer différentes manières de penser l’urbanité, doit être menée.

iii. Opérationnaliser l’urbanité pour les chercheurs suédois, une clé pour

lire l’urbain généralisé

Les résultats des questions sur l’opérationnalisation du terme urbanité sont assez différents de ceux obtenus en France dans le cadre suédois. Ainsi, des questions très centrales dans les entretiens avec les chercheurs français deviennent assez secondaires et peu signifiantes ici (notamment les questions portant sur l’opérationnalisation de cette notion et sur les gradients d’urbanité) alors que d’autres questions prennent une résonnance particulière dans ce contexte anglo-saxon. Ainsi, la question sur le lien entre urbanité et numérique, relativement secondaire dans le cas français et qui ne soulevait pas véritablement de débat ni de controverses, devient ici une question non pas fondamentale mais réellement débattue. En effet, dans la mesure où la question centrale dans le champ anglo-saxon est associée à l’urbanité généralisée, l’entrée par

le numérique, et notamment la question de la couverture numérique du territoire, peut être un bon indicateur d’urbanité. Ce qu’elle n’était pas dans le cas français.

Les débats sur le terme d’urbanité en France se concentraient en bonne part sur la question des gradients d’urbanité et sur le fait que l’urbanité puisse être, ou pas, un bon indicateur pour lire les mutations urbaines contemporaines. Du côté suédois, l’urbanité est plutôt vue comme un outil, si ce n’est un indicateur, pour penser la question de l’urbain généralisé. Et la prépondérance de la dimension des interactions et des expériences de la ville des individus dans la définition de l’urbanité dans les entretiens va dans ce sens.

En effet, penser l’urbanité comme une manière d’être, une manière de vivre la ville et le monde en général, permet de penser une généralisation des manières d’être. Or ces manières d’être au monde, dans nos sociétés contemporaines, sont d’abord et avant tout pensées et initiées en ville, et plus particulièrement dans les très grandes villes.