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Une situation tendue

Chapitre 4. L’affrontement de 1831

A. Une situation tendue

Juillet 1830, la monarchie de droit divin s’écroule en France ; les révolutions enflamment l’Europe. Les revendications menacent la Suisse ; le Valais prend peur.

Dans son discours d’ouverture à la Diète de novembre 1830, le grand bailli Michel Dufour souligne l’importance des événements de France dont les réper-cussions affectent les cantons suisses, «le nôtre même, le plus heureux de tous»302. Le ton optimiste de la session de mai a brusquement disparu. Il n’est plus question de progrès et d’espoir, d’un développement harmonieux dans un pays sans problème :

[…] des insinuations souvent mensongères et toujours dangereuses lorsqu’elles se font sourdement […] excite[nt] des mécontents parmi le peuple, contre ses magistrats, contre la forme du gouvernement, contre l’emploi qu’il fait des deniers de l’Etat, contre telle ou telle branche des revenus publics303.

Les journaux cherchent à égarer l’opinion publique : on parle de réviser la Constitution ! Le grand bailli rappelle quels travaux pénibles ont présidé à l’élabo-ration de la charte cantonale ; il insiste sur les dangers d’une révision. Le caractère libéral de Dufour s’estompe sous la personnalité officielle qui dénonce les idées révisionnistes :

Réfléchissons, d’après ce qui s’est passé, combien il serait délicat, combien il serait dangereux d’y toucher [à la Constitution] et d’en entreprendre la révision ainsi qu’on en a le projet. Ce serait remettre en question tous les articles de ce pacte salutaire qui nous tient unis. A quel point pourrait-on s’arrêter ? A quels troubles intérieurs ne nous exposerions-nous pas ? Notre Constitution n’est pas parfaite sans doute ; elle n’est pas sans défaut. Cependant elle est encore une des meilleures de celles des divers cantons […].

En résultat, dans la Suisse, le pays le plus libre qui existe dans l’univers, quel est le canton où le peuple ait moins de charges publiques à supporter qu’en Valais ? Quel est le pays où le gouvernement fasse aussi peu pour lui-même et autant pour l’utilité publique ?304

Dufour riposte aux calomnies jetées à la face des magistrats. Il remet en mémoire les possibilités constitutionnelles d’une révision et les oppose aux manœuvres illégales que les autorités désénales et communales doivent dénoncer aux tribunaux. Enfin, il examine les récriminations qui déferlent sur le pays. Il dis-tingue surtout les plaintes contre la taxe sur le sel et contre les dépenses pour les routes qu’il réfute.

302 AEV, 1001, Protocole des séances du Grand Conseil [Diète cantonale], vol. 9, séance du 29 novembre 1830, Discours d’ouverture du grand bailli.

303 Ibid.

La session est houleuse ; le ton monte partout. Les revendications se précisent en Argovie, où l’on réclame l’égalité des droits entre villes et campagnes, la réduction de la durée des fonctions, l’abolition des privilèges. Le Valais reste calme.

Pourtant, les autorités s’inquiètent. Elles essaient de se persuader de l’inanité de toute révision susceptible de troubles : «Nous chercherions en vain quelle concession motivée notre Constitution laisserait à désirer au peuple du Valais.»305 Des rumeurs se répandent ; elles attaquent le gouvernement plus que la Constitution. On accuse le Conseil d’Etat de prodigalité ; on soupçonne l’établis-sement d’un impôt personnel. Pour prévenir ces rumeurs attentatoires à la souve-raineté de l’Etat central et des autorités désénales, le grand bailli propose des mesures de police, à savoir la délation et la censure :

Tout propos ou tout discours, tout écrit qui imputerait à la Diète, au Conseil d’Etat ou à un fonctionnaire agissant en leur nom, des actes qu’ils n’auraient pas faits, ou qui prêterait sans motifs fondés à ces actes des intentions nuisibles à l’Etat, aux Dizains et communes ou au public en général, sera déféré au Conseil d’Etat qui fera censurer ou réprimander l’auteur de la manière qu’il jugera convenable ou qui le dénoncera en cas de délit au tribunal compétent et établira un procureur pour le poursuivre au nom du gouvernement jusqu’au jugement. Cette décision est applicable aux Conseils, autori-tés et corporations qui s’y seraient exposés pour des faits de la nature ci-dessus expri-més306.

Le Conseil d’Etat estime que c’est une mesure de salut public qui doit être consignée au protocole de la Diète.

Tout le monde est inquiet. Les revendications, encore imprécises, ne menacent pas que le pouvoir central ; elles peuvent frapper partout, même dans les dizains libéraux contre les autorités locales. Le texte de Dufour est subtil ; n’importe qui pourrait accuser le Conseil d’un dizain libéral «d’intentions nuisibles à l’Etat». Dufour saisit parfaitement les dangers de cette insécurité. C’est son pouvoir qui est contesté. Il risque une réaction à droite, un débordement à gauche.

Arrivé au pouvoir en 1829, porté par la «faction libérale», Dufour représente une nouvelle tradition, celle du progrès légal. Il insiste en particulier sur l’impor-tance de la Diète dont les sessions seraient attendues avec impatience par le peuple valaisan : «Les améliorations qui se sont opérées dans notre condition sociale, et qui sont le fruit de vos travaux successifs ont accoutumé les esprits à concevoir de nouvelles espérances à chaque session de la Diète.»307

En diplomate habile, le premier Valaisan n’entend pas briser les cadres de la république, ni rompre avec la politique de ses prédécesseurs. Il sait que les aristo-crates n’attendent de lui qu’un faux pas. Il espère agir sur la psychologie des dépu-tés, insinuer les nécessités du progrès pour obtenir un développement harmonieux du pays308.

Son argumentation repose sur l’idée que le Valais est un pays qui possède «le plus grand degré de liberté qu’un peuple puisse avoir», mais aussi un pays que le 305 AEV, 1001, Protocole des séances du Grand Conseil [Diète cantonale], vol. 9, décembre 1830,

annexe, Message sur l’état intérieur de la République.

306 Ibid.; voir aussi séance du 15 décembre.

307 AEV, 1001, Protocole des séances du Grand Conseil [Diète cantonale], vol. 9, séance du 3 mai 1830, Discours d’ouverture.

gouvernement «paternel»309doit régler pour éviter que les intérêts privés ne s’élè-vent au-dessus de la loi. Pour que cette réglementation soit possible, Dufour demande l’aide de toutes les autorités du canton :

Il est possible même que ces lois mettent quelque restriction à l’indépendance dont les communes ou les individus avaient joui précédemment, mais c’est une condition nécessaire pour leur assurer la liberté dans la mesure qui est compatible avec la situa-tion actuelle de notre pays310.

L’inobservance de cette condition mènerait le canton à l’anarchie.

Pour réaliser son programme, Dufour entend poursuivre une œuvre de renou-vellement par l’appareil législatif. Habilement, il ne parle jamais de «régénéra-tion».

En effet, si nous reportons nos regards en arrière, si nous considérons les changements qui se sont opérés depuis quinze ans seulement dans notre situation politique, dans notre administration intérieure, dans les établissements publics, dans notre état finan-cier affranchi d’environ 450 000 francs de dettes, si nous considérons en un mot, toutes les améliorations survenues dans l’ensemble de notre état social, après en avoir offert à la divine providence les grâces qui lui sont dues, nous aurons à rendre hom-mage aux magistrats de la nation […]311.

Dufour constate que les fondements de cette œuvre ont déjà été posés par ses prédécesseurs. «Mais ils ont laissé à leurs successeurs le soin de maintenir leur ouvrage […].»312

Dans ces conditions, le grand bailli se présente à la Diète de mai 1830 avec un programme très copieux. Il ne manque pas de remarquer que ces changements sont minimes, qu’ils n’affectent qu’un progrès nécessaire, qu’ils ne sont pas dictés «par des théories nouvelles» mais qu’au contraire, ils sont déjà connus.

Loin de nous laisser entraîner par des théories nouvelles, comme pourraient le croire ceux qui tiennent le plus aux anciennes coutumes, nous laissons agir le temps et la force des circonstances, et c’est lorsque les esprits sont préparés au sacrifice de leurs habitudes que nous tentons d’introduire des changements dans la législation ou dans l’administration. Cette marche est lente, mais dans aucun pays, et moins encore dans le nôtre, on ne peut sans inconvénient faire tout à la fois, même le plus grand bien, lorsqu’il y a trop à innover313.

Pour autant, le langage du discours d’ouverture de la session de mai 1830 est moins paternaliste, moins prudent, déjà plus actif et plus progressiste que celui de 1829. Dufour oppose les intérêts politiques et commerciaux «aux anciennes habi-tudes» ; il attire l’attention sur les sacrifices que le Pacte fédéral peut «exiger» ; sur

309 Cette idée paternaliste découle, selon Dufour, de la Constitution de 1815 : «Notre Constitution adaptée à la facilité de tous les rapports intérieurs dans un territoire resserré et dont la population est peu nombreuse, a considéré le peuple du Valais comme une grande famille dont les chefs n’auraient besoin que d’une autorité paternelle pour lui donner les lois convenables et maintenir les individus dans la soumission nécessaire. C’est le régime de gouvernement si simple qui laisse aux Valaisans le plus grand degré de liberté qu’un peuple suisse puisse avoir et les affran-chit presque de tout impôt.» (AEV, 1001, Protocole des séances du Grand Conseil [Diète canto-nale], vol. 8, séance du 30 novembre 1829, Discours d’ouverture).

310 Ibid.

311 Ibid.

312 Ibid.

313 AEV, 1001, Protocole des séances du Grand Conseil [Diète cantonale], vol. 9, session du 3 mai 1830, Discours d’ouverture.

la nécessité d’«uniformiser [...] les usages peu certains et quelquefois contradic-toires» des communes ; il estime nécessaire une refonte de l’appareil judiciaire. Cependant, «c’est au gouvernement que s’adressent toutes ces exigences impé-rieuses. La Diète, d’accord avec le Conseil d’Etat, y oppose une lenteur prudente»314.

Il n’empêche que Dufour propose l’établissement du régime hypothécaire, deux projets de loi relatifs aux heimatlos, un projet de répartition des travaux publics dans les communes, une loi sur la création d’une caisse centrale de bien-faisance et diverses dispositions mineures. Les bases de ces lois avaient déjà été étudiées durant la session de novembre 1829. Le 6 mai, le grand bailli essuie un premier échec au sujet de la caisse de secours ; il réussit à faire admettre les autres projets, le régime hypothécaire très difficilement. La peur des ultras assimile Dufour aux événements extérieurs. Les dizains repoussent le régime hypothé-caire. Certains se permettent une campagne effrénée contre les autres projets.

Dufour comprend l’avertissement ; il dénonce les troubles internes qui remet-traient en cause la stabilité de la république. Il le fait d’autant plus volontiers que ces troubles pourraient entraîner une réaction. Il attaque cependant, avec une vio-lence inhabituelle, la politique inconsidérée des «dizains qui méritent la plus sérieuse attention»315. Le pouvoir central s’affirme :

Les projets de loi lorsqu’ils sont présentés par le Conseil d’Etat sont déjà le produit de délibérations longues et réfléchies sur l’utilité de la loi dans son objet, sur son oppor-tunitéquant au moment où elle est proposée et sur chacune de ses dispositions sous le rapport de l’intérêt général et sous celui des intérêts particuliers des dizains ou des communes316.

Dufour déplore l’égoïsme des dizains déjà représentés à la Diète où ils peu-vent émettre leur opinion en pleine connaissance de cause :

[…] le fruit des méditations profondes et consciencieuses de 53 représentants du peuple valaisan, choisis également dans tous les dizains, ne devrait pas être rejeté avec légèreté, sans examen, ou pour des raisons futiles, sur des motifs erronés et même évi-demment faux317.

La question devient grave ; le grand bailli conteste la souveraineté des dizains. Ainsi, l’année 1830 esquisse un conflit gouvernemental entre les nouvelles autorités de tendance libérale et la tradition valaisanne qui ne veut pas toucher à quoi que ce soit. L’arrière-fond international obscurcit le tableau.