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Une savante conjugaison d’individualisme et de communautarisme

une activité secondaire

1. La profession de danseur classique : des orientations contradictoires

1.1. Une savante conjugaison d’individualisme et de communautarisme

Pour E.C. Hughes, la notion de profession fait obligatoirement référence au collectif, c’est-à-dire à l’ensemble des membres qui l’exerce. Par conséquent, elle requiert une étroite solidarité et un engagement profond. Or, dans le monde de la danse, la référence au collectif des danseurs interprètes s’avère très présente. Le sentiment d’appartenance à un groupe particulier apparaît de manière récurrente chez les danseurs interrogés, allant même jusqu’à la comparaison avec la sphère intime de la famille :

« Les danseurs emploient souvent le terme de famille pour désigner le ballet, mais c’est vraiment ça. On se retrouve dans un groupe qui, au final, ne fait plus qu’un. » [Amélia,

38 ans, professeur de danse dans un CNR]

« Quand tu rentres à l’Opéra, tu fais partie de la maison. C’est comme ça… On est un peu comme une grande famille. On partage beaucoup de choses, des bonnes mais aussi des moins bonnes ! L’Opéra, c’est chez toi ! » [ Jean, 62 ans, professeur à l’école de l’Opéra de Paris]

En effet, les modes d’organisation de la profession (cours collectifs, tournées, spectacles…) nous amènent à considérer le métier de danseur plutôt sous l’angle communautaire. Or ce versant de l’identité artistique largement mis en avant par les danseurs se trouve confronté,

166 C. Suaud, « Contribution à une sociologie de la vocation : destin religieux et projet scolaire », Revue Française de Sociologie, XV, 1974, p. 75.

167

dans la réalité des faits, au besoin de différenciation ainsi qu’à la recherche de singularité contribuant à définir cette appartenance au collectif des danseurs interprètes. Cette « grande

famille des danseurs » est alors en proie à des passions et à des intérêts qui ne peuvent que

remettre en question un sincère communautarisme. Comme le souligne P.M. Menger à propos des comédiens, on assiste à un « épanouissement de l’artiste à travers le culte de l’individualisation168 ». Ils éprouvent alors la nécessité de se distinguer des autres afin de s’assurer une stabilité professionnelle ou une évolution de carrière. De l’instance de formation à la compagnie en passant par l’insertion professionnelle, la mise en concurrence incessante des danseurs (concours, auditions, examens, prix…) ainsi que la subjectivité des critères de sélection (goûts et préférences des chorégraphes, des employeurs ou du public) contribuent à façonner ce sentiment individuel voire égocentrique. Ainsi, plongé dans ce contexte de rivalité, le danseur s’enferme progressivement dans le culte de la performance individuelle, toujours en quête de perfection. « A force de nous comparer et de nous critiquer en

permanence, ça fait des gens perfectionnistes jamais contents d’eux-mêmes ! » Silvia insiste

sur les conséquences de cette concurrence exacerbée qui, depuis sa formation, l’a cantonnée dans une insatisfaction permanente de son travail, cherchant à faire toujours mieux de manière à conserver sa place au sommet de la hiérarchie. Amélia, quant à elle, n’a pris conscience de cet enfermement qu’une fois partie de la compagnie : « Quand tu es danseur, tu es seul ! Tu

as un rapport au travail particulier : tu es complètement seul avec cette image dans le miroir. Finalement, tu ne travailles que sur toi et ton image. Même si tu danses avec ton partenaire et le corps de ballet, il n’en demeure pas moins que tu es seul. Mais tu ne t’en aperçois pas quand tu ne connais que ça ! De toute manière, tu n’as pas trop le choix, il faut être égoïste pour réussir. C’est finalement comme les sportifs de haut niveau : c’est toujours gagner, gagner et donc réussir ! »

Cet extrait met en avant la nécessité de l’incorporation des modalités de travail de la danse classique centrées sur l’individu qui constitue la condition même d’appartenance à ce collectif si particulier des danseurs interprètes. Autrement dit, la définition même de l’artiste comme un être à part intégré dans une élite consacrée passe par la recherche d’une véritable singularité, indispensable pour s’engager dans cette profession.

Cependant, ce savant mélange d’individualisme et de communautarisme dans le discours des danseurs prend des proportions différentes selon la position des individus. En effet, au cours

168 P.M. Menger, La profession de comédien, formations, activités et carrières dans la démultiplication de soi, op. cit., p.386

des entretiens, une grande majorité de danseurs de corps de ballet a critiqué de manière très virulente cet individualisme qui donne lieu, à leurs yeux, à un véritable « culte de l’ego ». Nous pouvons retrouver dans leur propos des critiques très acerbes : « Le culte de

l’individualisme dans le milieu de la danse, c’est un vrai sujet d’étude ! On trouve des personnes totalement inadaptées à la vie ! Elles n’existent que dans cet univers-là, mais elles ne s’en rendent pas compte ! Bon, après c’est des choix de direction, des questions de relationnel aussi ! Mais du coup, ça donne des individualités qui ne dansent que pour elles-mêmes ! Au Capitole, chacun fait son spectacle, comme il ferait son marché, même si les danseurs sont ensemble sur scène. Et là, c’est vraiment le côté qui ne me plaît pas dans la danse. » Sébastien vient de quitter, à 37 ans, le corps de ballet du théâtre du Capitole pour

monter une petite compagnie de danse contemporaine avec un ami danseur. Il est resté 7 ans au sein du ballet et, comme il était plutôt en fin de carrière, il n’a connu aucune évolution dans la hiérarchie. Si l’on observe son parcours professionnel, on s’aperçoit que sa présence au Capitole répond plutôt à une logique de déclassement. En effet, son CV indique une succession de postes intéressants dans des compagnies réputées qui s’achève par l’intégration du ballet du Capitole suite à une blessure grave au niveau du dos. On constate alors, dans son discours, une valorisation de sa nouvelle position sociale favorisant ainsi le collectif au détriment de l’individuel : « Moi, j’ai toujours perçu la danse comme le plaisir d’appartenir à

un ensemble, comme la possibilité avec un groupe de faire quelque chose de fort. Et puis finalement je me suis aperçu, en tout cas à Toulouse, que c’est l’individualisme qui trône et ce n’est pas le côté que je préfère en danse. On oppose les solistes au corps de ballet… et pour moi, c’est plus facile de danser seul qu’avec les autres car c’est uniquement la satisfaction de soi-même, pour soi-même. Bien sûr c’est quelque chose qui me plaît vu que j’ai choisi ce métier-là, mais j’ai des sensations plus grandes dans la relation de plaisir, de force avec le groupe. J’ai besoin de sentir cette espèce de vibration collective, un petit peu comme dans les chœurs. » Cette primauté de l’ensemble sur l’individu est également présente dans le discours

d’autres danseurs et danseuses et notamment parmi ceux qui appartiennent toujours au corps de ballet à la fin de leur carrière. Stéphanie, par exemple, justifie son statut de corps de ballet par le manque d’ambition dont elle a fait preuve à ses débuts: « Je crois que je ne suis pas, et

c’est un défaut des fois, je ne suis pas hyper ambitieuse dans mon boulot ! Donc le petit truc qu’on me donnait me suffisait largement. Et puis, comme je te dis, cette mentalité de corps de ballet, de groupe, de travail de groupe me correspond vraiment, plus que l’individualité. »

En outre, elle précise que la stabilité professionnelle liée à ce statut lui permet de s’investir dans son quotidien avec sa famille. Ainsi, en étudiant plus finement les carrières de Sébastien

et Stéphanie, nous pouvons faire l’hypothèse que la valorisation du collectif permet à ces artistes en fin de carrière de justifier leur position au sein de la hiérarchie et de se diriger progressivement vers une nouvelle sphère sociale (famille) et/ou professionnelle (gérer une compagnie contemporaine). En insistant sur la notion de groupe, ils continuent ainsi à défendre leur appartenance à ce monde à part mais ne sont plus tenus à cet investissement corps et âme nécessaire à l’entrée de la carrière.

A l’inverse, nous pouvons noter, surtout chez les solistes, un maintien de cet investissement basé essentiellement sur la recherche de performance jusqu’à la fin de la carrière. La trajectoire d’Amélia illustre parfaitement cet enfermement lié à cette quête de la perfection, imposée par les institutions. Elle est d’autant plus intéressante qu’elle pousse la valorisation de l’individualité à son paroxysme : « C’est quand on arrête qu’on se rend compte de

l’abnégation que ça demande, de cette rigueur, et que tout tourne autour de ça. C’est ce qui justifie ce côté bulle et égoïste ! Même quand j’allais sur scène, je ne m’apercevais pas que le public était là. Tout ce qui m’importait, c’était de faire bien ce que j’avais à faire. Je n’ai jamais pu prendre les applaudissements du public comme une récompense ou une reconnaissance du travail. Je n’en avais pas conscience. Et puis, on ne le recherche même pas en fait. Finalement le travail qui me plaisait le plus, c’était le travail en studio, la scène étant forcément une délivrance de tout ce travail fait. Donc, mon propre plaisir c’était plus de contenter mon chorégraphe que le public. Je commence tout juste à comprendre le problème ! Par contre, chaque fois, ça a été agréable de parler avec les gens qui ont apprécié, qui ont découvert quelque chose, ça c’est génial ! Là, je comprenais tout d’un coup que je n’étais plus toute seule. » Afin de répondre au mieux aux exigences professionnelles imposées par les

institutions, notamment prestigieuses, Amélia a donc complètement incorporé cette nécessité du travail dans une logique de différenciation et de perfection, qui lui permettait de maintenir son engagement au plus haut niveau.

Comme nous venons de le voir, la profession de danseur se construit, entre autre, autour de la dialectique individualisme/communautarisme. En effet, d’un côté il a le sentiment d’appartenir à un collectif particulier, celui des danseurs interprètes et d’un autre côté, il entretient un rapport très fort à la singularité qui lui permet de poursuivre son activité professionnelle. En outre, en avançant dans la carrière, il semblerait que cette dialectique soit travaillée différemment selon les positions occupées par les danseurs au sein du ballet. Ainsi, nous pouvons émettre l’hypothèse que le positionnement vis-à-vis de cette dialectique permet

une remise en question de la vocation initiale, modifiant ainsi la perception que le danseur peut avoir de lui-même et de son statut professionnel.