• Aucun résultat trouvé

Les droits d’entrée sur le marché du travail de la danse classique

le poids des institutions dans la construction de la vocation

B. La danse : un marché au-delà des frontières

4.2. Les droits d’entrée sur le marché du travail de la danse classique

Le marché du travail de la danse présente la particularité d’engager une grande partie des danseurs par audition. Cette modalité de recrutement met alors en présence l’employeur et des danseurs en compétition les uns avec les autres dans un même espace et une même temporalité. Dans le cadre de la danse classique, celle-ci est organisée par les institutions (les ballets) et l’employeur est souvent représenté par le maître de ballet, le directeur artistique de la danse et le chorégraphe s’il s’agit d’une sélection pour une œuvre particulière. Traditionnellement, le déroulement des auditions reprend une trame conventionnelle basée sur les fondements académiques, qui débute généralement par un cours technique et s’enchaîne ensuite avec la présentation de variations du répertoire, l’évaluation résidant principalement

dans la maîtrise de la technique classique. Aujourd’hui, les compagnies ne proposent plus uniquement de programmations purement classiques ou néo-classiques et par conséquent, lors du recrutement, elles sont également amenées à estimer l’univers artistique des danseurs, par le biais d’ateliers d’improvisation qui viennent s’ajouter aux deux éléments précédents, sans pour autant les annihiler, bien au contraire. Les règles du marché et la concurrence exacerbée rendent de plus en plus exigeant le regard de l’employeur. Ainsi, le danseur se doit de posséder un ensemble de compétences de plus en plus fines et précises pour espérer être engagé. Le déséquilibre entre offre et demande de travail permet aux employeurs de choisir leurs futures recrues parmi un large éventail de danseurs toujours plus performants, avec un niveau de formation toujours plus élevé et une réactivité accrue.

En outre, il est de plus en plus fréquent que cette sélection soit accompagnée d’un CV détaillant la formation ainsi que les stages ou bien encore les cours. Dans ce contexte extrêmement concurrentiel, le fait d’avoir suivi une formation « consacrante », comme celle des écoles supérieures, représente un droit d’entrée quasi immédiat dans les plus grandes compagnies et facilite le fait de se penser comme danseur. Les questionnaires distribués aux anciens élèves du CNSMDP mettent en évidence le rôle déterminant de l’institution de formation quant à la perception que l’artiste va avoir de lui-même et de son rapport à la danse. En intégrant ces écoles supérieures, les jeunes danseurs se dotent d’un droit d’entrée dans le monde professionnel de la danse. Ils obtiennent alors toute la légitimité de se penser et de se revendiquer danseur. Pour un quart des personnes interrogées, l’entrée au CNSMDP représente l’accès au monde professionnel, leur accordant ainsi toute la légitimité de se définir comme danseur. Ainsi, les formations dispensées par les grandes écoles contribuent à construire l’identité professionnelle et artistique du jeune danseur. Ils sont d’ailleurs 82% à estimer que le fait de sortir du CNSMDP a constitué une aide pour leur insertion professionnelle à l’image d’un sésame permettant d’identifier l’élite de la danse classique. A l’issue de la formation, les danseurs du CNSMDP n’ont généralement pas connu de difficultés pour trouver leur premier emploi au sein d’une compagnie, que ce soit en France ou à l’étranger. En moyenne, ils ont mis entre trois mois et un an pour intégrer un corps de ballet. Cécile, formée au CNSMDP au début des années 80, confirme cette facilité pour trouver un emploi en sortant de cette institution prestigieuse : « Comme j’avais eu le premier prix à

l’unanimité au conservatoire, il aurait été surprenant que je ne trouve rien, surtout à l’époque, il y avait beaucoup de possibilités pour ceux qui étaient bien formés. J’ai vraiment été prise de suite à Monte-Carlo, et j’ai même pu choisir, puisque j’avais trois engagements

possibles ». Cet extrait d’entretien vient également souligner l’évolution importante de ce

marché du travail décrite précédemment. Effectivement, si les questionnaires des élèves formés au début des années 80 mettent en évidence la facilité avec laquelle on obtenait un emploi en sortant d’une telle institution, il semblerait que les élèves formés plus récemment (à la fin des années 80) n’aient pas la même perception. La concurrence devient de plus en plus forte, offrant, certes, aux employeurs de larges possibilités de recrutement, mais provoquant de douloureux désenchantements parmi la population des danseurs. L’excellence de la formation semble donc être de mise pour espérer réussir son insertion professionnelle et sa carrière par la suite.

Le critère de l’excellence atteint, par ailleurs, son paroxysme avec les modalités de sélection inhérentes à l’Opéra de Paris. En effet, cette institution, symbole de la danse classique en France, possède son propre mode de recrutement qui tend à nettement privilégier les danseurs formés en son sein. Son statut d’établissement public industriel et commercial lui confère une place particulière dans le monde professionnel de la danse. Même si cette tutelle de l’Etat lui permet de jouir de moyens financiers importants139, elle exige en contrepartie, des résultats probants en matière de notoriété, de succès, propulsant le ballet au rang de vitrine nationale. Afin de mener à bien ces missions et de répondre à cette exigence de qualité, l’institution se doit donc d’assurer son recrutement parmi l’élite de la danse classique. L’administrateur de la danse explique alors leur mode de recrutement, qui s’effectue par concours : « On peut dire

que 95, voire même 99%, je pense, du ballet est composé de danseurs qui sont passés par l’école de danse. Parfois, ils ont un premier cursus avant, certains, très rares, sont passés par le conservatoire, mais l’immense majorité, c’est vraiment notre école. Ce qui a du sens puisqu’il y a aussi une subvention de l’Etat pour que cette école existe. Donc, il y a un premier concours qui est ouvert aux élèves de l’école de danse et le lendemain, en général, on fait un concours externe. Mais il y a vraiment une priorité qui est donnée aux élèves qui finissent l’école de danse, c’est-à-dire qui sont en première division. Donc, ils passent le concours en priorité pour pourvoir les postes en CDI. Encore une fois, il y a 150 postes, donc en fonction des retraites, des démissions voire des invalidités, il y a un ou deux postes ouverts. Donc on classe et on prend d’abord les élèves de l’école sur une première journée et le lendemain, on a un concours dit externe qui est ouvert à tous les candidats de 16 à 26 ans

139 L’Opéra de Paris reçoit une subvention de l’Etat qui représente approximativement 60% du budget global de l’Opéra, soit plus de 180 millions d’euros. En contrepartie, l’Etat fixe des missions de service public à cette institution, et notamment celle de la diffusion, à la fois de la culture académique, mais aussi de ballets hors répertoire, sur le territoire français mais également à l’étranger (décret de 94 sur Légifrance).

et dans lequel on présente un très grand nombre d’élèves de l’école sortis les années précédentes. Avec ce concours, on pourvoit les postes en CDI qui n’ont pas été pourvus la veille et également un certain nombre de postes à durée déterminée qui permettent en fait de remplacer les danseurs blessés, les danseuses enceintes… voilà. Cela permet d’avoir un effectif plein toute la saison car la programmation est vraiment sur ce nombre de 154 danseurs. Effectivement ça permet aussi aux élèves de l’école de se représenter. Souvent ils ont eu un CDD et ils se représentent pour un CDI. »

Sous couvert d’excellence, ce mode de recrutement cultive alors un certain entre-soi et amène l’institution à fonctionner en parallèle des circuits conventionnels. Aujourd’hui danseuse étoile à l’Opéra de Paris Marie-France a connu un parcours atypique. En effet, elle était au CNR de Nice et lorsqu’elle obtient le premier prix, ses professeurs lui proposent de tenter le concours d’entrée de l’école de l’Opéra de Paris. Elle échoue mais Mme Vaussard, qui enseignait aussi au CNSMDP, la remarque et lui conseille de tenter l’entrée au CNSMDP, considéré à l’époque comme l’antichambre de l’Opéra. Cette fois-ci, elle réussit et fait deux ans de formation. Elle obtient alors le premier prix et passe à Grasse un concours qu’elle remporte avec un franc succès. Or, dans le jury, il y avait des professeurs de l’Opéra et Claude Bessy lui propose de tenter l’entrée à l’Opéra de Paris. Cette fois-ci, elle réussit et intègre l’Opéra à l’âge de 17 ans. Cependant, malgré cette réussite, Marie-France se sent parfois en marge de cette institution : « Quand tu intègres l’Opéra sans avoir fait l’école, on

te le fait bien sentir. Tu n’es pas comme les autres. Tu es en quelque sorte une étrangère ».

Ainsi, cette institution contribue à valoriser le prestige des danseurs retenus, alimentant de la sorte leur croyance, leur vocation, les élevant au rang de personnages consacrés, appartenant à une petite élite, au sein même d’une profession déjà reconnue comme prestigieuse.

La danse académique se construit dans sa pratique autour d’une quête de l’excellence qui se retrouve au moment de prendre pied dans le marché du travail. L’augmentation de la concurrence durant les dernières décennies a contribué à alimenter cette quête insatiable du mieux, accordant ainsi de plus en plus de crédit aux grandes écoles. Lorsque celles-ci trônent sur les premières lignes du CV, elles constituent un droit d’entrée non négligeable, pris comme un gage de qualité ou du moins donnant la possibilité aux employeurs de projeter les compétences du jeune danseur à partir de cette formation supposée et de l’enseignement dispensé.

Enfin, un dernier élément peut être relevé lorsqu’on évoque ces droits d’entrée sur le marché : l’importance des rencontres entraînant par la suite une mobilisation potentielle des liens faibles. En dehors de l’audition, d’autres instances de socialisation professionnelle peuvent être des occasions informelles de présélection ou d’évaluation du danseur. Le stage par exemple constitue un moyen de contourner ou d’anticiper l’audition, offrant souvent des modalités de sélection plus souples, moins institutionnalisées et surtout plus respectueuses de l’intériorité artistique du candidat. Ainsi, on voit peu à peu se développer le thème de la « rencontre » dans ces modes de recrutement. Gilles, aujourd’hui chorégraphe de sa propre compagnie contemporaine après une carrière d’interprète classique au ballet du Capitole insiste sur l’intérêt de ce mode de recrutement mettant ainsi en évidence la défense du propos artistique par rapport à la seule prise en compte des qualités techniques : « Actuellement, j’ai

huit danseurs dans ma compagnie et ils sont tous différents. J’aime les mélanges et là, il n’y a pas deux personnalités identiques ! Quand je recrute, je n’ai pas de critères de sélection ! C’est la rencontre avec leur personnalité, leurs propositions qui va me décider ! Or, ça, ce n’est possible que parce que j’organise des stages sur plusieurs jours qui me permettent d’échanger avec eux, de les voir réagir, proposer, marchander…S’ils arrivaient en me disant oui à tout, ça m’inquièterait ! Je ne veux pas m’imposer mais plutôt m’inspirer ! Mon but est que le danseur soit à l’aise, qu’il ressente ce qu’il danse et donc qu’il participe. Ce n’est pas dans le cadre d’une audition classique que je pourrai m’apercevoir de tout ça ! »

Cette modalité de sélection reste encore un peu marginale dans le cadre de la danse classique qui tend à privilégier la méthode plus traditionnelle de l’audition publique ou privée. Cependant, même dans ce cadre-là, le passage de l’audition s’assortit de plus en plus souvent de mises en situation professionnelle pour tester les qualités artistiques des danseurs ainsi que leur capacité à interagir avec les propositions du chorégraphe ou du maître de ballet. La participation à des stages représente donc un moyen de se faire remarquer par un employeur potentiel dans un cadre moins rigide que celui de l’audition, notamment lors d’une première insertion sur le marché du travail. Par la suite, nous pouvons constater que les danseurs mobilisent aussi leurs réseaux souvent issus de l’interconnaissance des employeurs à l’intérieur d’une communauté esthétique. Un danseur qui aura travaillé avec tel ou tel chorégraphe ou dans telle ou telle compagnie jouira d’une « réputation » qui facilitera son recrutement. Oskar, alors âgé de 24 ans, se trouvait dans une situation professionnelle instable liée à un problème de gestion de la compagnie. Maintenu dans l’incertitude par l’institution, son inquiétude croît de jour en jour le poussant alors à envisager un changement de compagnie : « En fait, je suis arrivé à Toulouse par hasard. J’étais avec le ballet en Ecosse,

quand le directeur des arts a voulu virer le directeur du ballet alors que nous, nous voulions qu’il reste ! Là, on nous a menacés, en disant que dans tous les cas, ils vireraient le directeur et ceux qui l’avaient soutenu, quitte à fermer la compagnie ! En même temps, le directeur du ballet défendait l’idée que ce n’était pas possible car il y avait toujours eu un ballet en Ecosse ! Donc qui croire ? Avec toute cette histoire, on ne savait pas ce qu’on allait devenir, le temps passait et il devenait de plus en plus difficile de passer des auditions ! Et c’est là qu’un danseur de la compagnie m’a émis l’idée de contacter Nanette à Toulouse, puisqu’elle était l’ancienne directrice du ballet d’Ecosse ! Moi, je ne la connaissais pas, mais du coup, un des danseurs l’a appelée pour moi et elle est venue ici faire une audition. Justement, elle cherchait des garçons et quand elle m’a vu danser, elle m’a pris. »

Le milieu d’interconnaissance étant assez restreint, les danseurs constituent rapidement un réseau mobilisable au moment de rechercher un emploi. Ainsi, ils bénéficient de leurs propres relations, mais également des réseaux de leurs collègues voire plus tard de la notoriété des compagnies pour lesquelles ils ont pu travailler. Comme le montre l’entretien d’Oskar, cette mobilisation de l’interconnaissance n’occulte pas pour autant le passage ritualisé de l’audition. Car même si la directrice connaissait bien le ballet d’Ecosse ainsi que le danseur qui a recommandé Oskar, la sélection n’a pu être officielle qu’après le « passage obligé » de l’audition.

Ainsi, même si le passage par une institution de formation prestigieuse ou encore la mobilisation du réseau d’interconnaissance prennent du sens au moment de s’insérer sur le marché, ils n’enlèvent en rien l’importance de la sélection sur évaluation directe des compétences et des qualités des prétendants. L’audition ou encore le concours demeurent le moment privilégié pour voir le niveau technique, la sensibilité artistique ou encore scruter le corps, outil de travail devant répondre aux attentes précises du directeur artistique et/ ou du chorégraphe.