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L’usure du capital corporel

une activité secondaire

B. L’usure du capital corporel

La danse classique est une profession, qui, par essence, sollicite de manière très intense le corps. Comme le précise Sorignet, le risque traumatique est une réalité quotidienne de la vie du danseur. En période de création et de répétition, le corps peut être mis en danger y compris sur scène. Ce type d’incorporation devient alors très risqué notamment quand l’investissement corporel représente la principale ressource du danseur. La majorité des danseurs interrogés ont connu, à différents moments de leur carrière, des blessures assez importantes, sans qu’il y ait pour autant de remise en question de l’engagement professionnel. En effet, ces blessures récurrentes sont considérées comme une composante inéluctable de cette profession, tout comme l’acceptation de la douleur, qui dans la routine de la pratique apparaît simultanément comme déniée et nécessaire :

« J’ai eu de nombreuses blessures durant ma carrière, notamment aux genoux, mais ça n’a jamais remis en question mon envie de danser. J’ai été suivi par de bons médecins, les mêmes que les joueurs de foot professionnels à Munich, et j’ai pu reprendre au même niveau. »

[Lorenzo, 37 ans, maître de ballet]

« Je me suis souvent blessé aux genoux, même sur scène ! Mais bon, c’est comme ça, on se casse et on continue ! C’est ça les professionnels ! Il y a des danseurs qui vont danser avec des côtes cassées, des problèmes au dos, aux genoux…Ca fait partie du travail ! Un danseur blessé va monter sur scène. On connaît notre corps et puis on ne peut pas s’en passer… Sans oublier que si on arrête, on nous remplace et ça aucun danseur n’en a envie ! » [Jean, 62 ans,

professeur de danse à l’école de l’Opéra de Paris]

Comme le souligne la récente étude sur les danseurs191, ces blessures sont souvent plus nombreuses chez les hommes, surtout l’âge avançant. Ce constat vient alors remettre en cause l’idée partagée par les institutions192 selon laquelle les hommes vieilliraient mieux que les femmes. En effet, le travail masculin use de manière spécifique le corps notamment avec les

191 J. Rannou et I. Roharik, Les danseurs, un métier d’engagement, op. cit. , p147.

192 Cette remarque fait notamment référence à la différence d’âge de fin de carrière qui était jusque là en vigueur à l’Opéra de Paris. Les hommes partaient à 45 ans tandis que les femmes devaient cesser leur activité à 40 ans.

portés qui sollicitent énormément le dos et les grands sauts qui abîment principalement les genoux au moment des réceptions. La répétition quotidienne de ces éléments techniques va générer des douleurs chroniques voire des blessures plus importantes, qu’il est bon de surpasser. La plupart des danseurs classiques ont des contrats de permanents au sein des ballets et sont donc soumis au rythme intensif des répétitions et des représentations qui peut expliquer que les deux tiers des permanents ont eu au moins une blessure au cours des cinq dernières années193. Si les arrêts définitifs sont assez rares au lendemain d’une blessure, nous constatons que l’état de santé va tout de même influencer la façon de travailler. Le danseur va davantage solliciter une autre partie du corps pour ménager la partie blessée pouvant ainsi occasionner de nouvelles blessures. Le corps est donc mis à rude épreuve quotidiennement et avec l’avancée dans l’âge, une usure physique se fait peu à peu sentir. Pour préserver leur intégrité physique et donc leur position professionnelle, les danseurs vont mobiliser un ensemble de techniques du corps, qui s’échelonnent de la visite mensuelle chez l’ostéopathe au jogging ou aux étirements quotidiens. Chacun va développer ses propres techniques de manière à pouvoir maintenir son activité au plus haut niveau et pallier les effets du vieillissement corporel. Par exemple, Sébastien qui a mis un terme à sa carrière de danseur classique, mais qui poursuit son activité d’interprète dans une compagnie contemporaine insiste sur l’obligation permanente de faire du sport pour éviter le réveil des douleurs, des anciennes blessures et préserver son corps le plus longtemps possible. Il s’astreint donc à une activité sportive régulière lui permettant de maintenir sa masse musculaire et éviter ainsi l’apparition de nouvelles blessures. « Je suis condamné à faire du sport toute ma vie ! » Julia est plus jeune (30 ans), mais elle porte une extrême attention à son corps. Elle est première danseuse dans un ballet et pour « avoir les meilleures sensations » elle met en place un programme d’entretien du corps très précis qu’elle suit scrupuleusement : « Je suis quelqu’un

de très matinal et avant d’aller au Capitole, je vais à la salle de sport pour travailler un peu et je cours une heure avant d’aller prendre le cours. Vraiment ça m’échauffe ! Après je m’étire bien et c’est super. D’ailleurs quand je ne peux pas le faire, ça me manque ! Je me sens endormie, molle… c’est vraiment pas pareil. Parfois même, quand je suis allée à la salle le matin mais que je n’ai pas fait grand-chose au ballet, je vais refaire une trentaine de minutes à la salle et je m’étire pendant une heure après. Mais je le fais parce que j’aime bien. Ensuite, deux fois par semaine, je vais chez un masseur. J’y vais le mardi et le vendredi et ça

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me fait beaucoup de bien. Ensuite, tous les 2 mois, je vais voir l’ostéopathe. J’aime ce travail personnel ! »

Ces techniques ont essentiellement pour but d’entretenir les qualités du corps et permettre au danseur de poursuivre sa carrière. Cependant, nous pouvons relever qu’avec l’avancée dans l’âge, l’usure physique se trouve souvent doublée d’une usure psychologique et l’investissement corps et âme194 initial, appuyé et valorisé par les institutions, semble perdre de la vigueur pour un certain nombre de danseurs notamment lorsque les bénéfices retirés ne sont pas ceux escomptés. Autrement dit, quand la balance est faussée et que, comme le montrent les théories économistes, l’investissement coûte plus qu’il ne rapporte, nous observons une réelle difficulté à maintenir l’engagement dans l’activité. Or, nous l’avons évoqué précédemment, le vieillissement s’accompagne souvent d’une modification du statut du danseur dans le ballet. Celui-ci se trouve de moins en moins distribué et les rôles qu’il occupe mettent davantage l’accent sur l’expressivité ou le caractère que sur la virtuosité au profit de plus jeunes recrues. Cependant, en étant sur des emplois de permanents, ils sont tenus d’assister aux cours ainsi qu’aux répétitions, de manière à être capables de remplacer rapidement un rôle. Ainsi, ils continuent à travailler leur corps de façon intensive et régulière, mais ils n’en retirent aucune rétribution. Dany, aujourd’hui photographe indépendant, revient sur ses dernières années au sein du corps de ballet et insiste sur ce décalage entre l’investissement physique dont il faut faire preuve et l’absence de retour positif qui permet de poursuivre son engagement :

« La direction ne sait pas voir les talents de chacun. Je n’étais jamais à ma place, toujours relégué au dernier plan. Du coup, ça travaille dans la tête ! Dans l’année 2003, je n’ai pas dansé du tout ! Nulle part ! C’est ça qui m’a décidé à arrêter. Tu bosses tous les jours jusqu’à 17 heures et puis rien. Tu as l’impression que tu travailles pour rien et du coup tu rentres dans une mauvaise dynamique. Et puis, à 34 ans, j’étais beaucoup trop vieux pour tenter ma chance dans une autre compagnie. »

La vocation se trouve ainsi questionnée et parfois donc totalement remise en cause. On assiste ainsi à un moment charnière de la carrière, propice à un réinvestissement dans une autre sphère sociale ou professionnelle.

Considérer l’usure du capital corporel chez les danseurs, c’est également poser la question de l’apparence physique dans une profession où l’esthétisme et donc le regard d’autrui occupent

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une place prépondérante. En effet, le capital corporel esthétique de la danseuse doit aussi faire face au temps qui passe. Il existe une volonté en danse classique de présenter un corps dansant sans âge. Par conséquent, les danseuses incorporent cet idéal, et la question de leur apparence physique vient se placer au cœur de leurs préoccupations lorsqu’elles parlent de leur carrière. Souvent, elles justifient leur pérennité dans le ballet par cet équilibre-là. Des extraits tels que « Tant que je ne fais pas vieille je continue », « Certaines danseuses me

demandent mon secret pour rester si jeune » soulignent cette importance de l’apparence

physique vis-à-vis de l’âge social. Cependant les effets du vieillissement sur l’apparence corporelle, exacerbés par une concurrence jeune, taraudent souvent les esprits des danseuses et plus particulièrement celui des solistes. Silvia, première danseuse, précise alors que ses premières interrogations quant à la fin de sa carrière reposaient sur son apparence et son âge :

« la première fois que j’ai pensé à la reconversion, c’était en rapport avec mon apparence corporelle : je ne voulais pas faire vieille par rapport aux autres et par rapport à mon partenaire. C’est une question qui est très présente à mon esprit ! »

Si ces préoccupations physiques ne donnent pas lieu à elles seules à des démarches de reconversion, elles entraînent tout de même des modifications dans le travail du corps et de sa présentation. En s’appuyant sur les travaux de H. S. Becker195 sur les fumeurs de marijuana ou plus récemment sur les travaux de M. Darmon196 sur les anorexiques, on peut supposer que les danseuses vont mettre en œuvre des techniques pour que ce corps dansant apparaisse sans âge et se maintenir ainsi sur le marché du travail. Par exemple, le fait de cultiver l’extrême maigreur de leur corps par le biais de privations leur permet de rester dans l’homogénéité corporelle constitutive du ballet, et d’espérer ainsi retarder l’apparition du vieillissement corporel susceptible de mettre un terme à leur carrière. Cependant, les restrictions alimentaires qui semblaient « naturelles » au début de la carrière prennent progressivement un caractère obligatoire parfois lourd à respecter. Silvia confie les difficultés que représente pour elle le besoin de conserver un corps de danseuse : « Aujourd’hui, j’en ai marre de faire

attention à mon physique. Comme je n’ai pas de mesures, je suis toujours en état de manque. C’est vraiment une obligation car après, les kilos en trop, il faut les porter ! Je suis traumatisée par le poids depuis quelques années et là, j’arrive à saturation. »

Les entretiens ainsi que les observations réalisées au sein de compagnies montrent que l’usure du capital corporel, tant sur le plan de la performance que de l’esthétique, provoque souvent

195 H. S. Becker, Outsiders, op. cit. 196

des interrogations sur l’opportunité de poursuivre la carrière. Cependant, ce facteur ne semble pas suffisant pour expliquer à lui seul la décision de quitter le métier. Une combinaison de facteurs fait ainsi du corps le lieu de cristallisation de difficultés de plus en plus grandes à se maintenir dans le métier, sans pour autant être l’obstacle essentiel à la prolongation de l’activité. L’usure du capital corporel doit alors être réinscrite dans un contexte plus large qui est la difficulté à maintenir son investissement au-delà d’un certain âge dans un monde professionnel de plus en plus exigeant et concurrentiel.

C. La « pauvreté » des relations professionnelles comme