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Les conversions volontaires

une activité secondaire

A. Les conversions volontaires

Dans ce que nous avons appelé les « conversions volontaires », nous pouvons identifier deux types de trajectoires différentes qui vont pourtant donner lieu à une accumulation puis à une mobilisation pertinentes de capitaux permettant une réorientation professionnelle vécue sur le mode de l’ascension sociale.

Parmi cette population nous relevons dans un premier temps, la présence de danseurs ayant connu une belle et rapide progression de carrière souvent menée à son paroxysme avec des rôles de solistes. Or, dans le discours de ces artistes, nous nous apercevons qu’une fois le plus haut niveau atteint et les plus grands rôles dansés, une certaine routine s’installe, laissant peu à peu la place à l’émergence d’un nouveau projet professionnel toujours envisagé sur le mode de la progression dans la hiérarchie. La trajectoire de Lorenzo, actuellement maître de ballet, illustre nettement ce glissement stratégique vers une nouvelle orientation professionnelle choisie : « Je voulais arrêter à l’âge de 30 ans ! Comme j’ai eu une belle

carrière internationale, je voulais m’arrêter tant que j’étais encore bien ! Je ne voulais pas que les gens me voient dégradé ! Quand j’ai commencé la danse, mon but, c’était d’être premier danseur, et maintenant, c’est d’être directeur de compagnie et je ferai tout pour y arriver. Je procède par étape : là, je suis maître de ballet et la prochaine fois, je vise une direction. Je suis venu à Toulouse dans cette optique. Passer par maître de ballet permet de passer par toutes les étapes et de mieux connaître le travail de direction car je suis très proche de la directrice. Voilà, moi, je veux être directeur et je sais qu’il faut passer par là. »

Comme beaucoup de premiers danseurs, Lorenzo s’inscrit dans cette logique de recherche de perfection et d’élévation dans la hiérarchie, refusant toute éventualité de déclassement que ce soit au sein même de son activité d’interprète ou dans les perspectives professionnelles qui se dessinent. Il sculpte ainsi son après-danse progressivement mettant en branle les différentes ressources dont il dispose. Il va, par exemple, solliciter son capital symbolique qui lui

permettra un maintien mais surtout une progression dans l’univers de la danse. La notoriété et la reconnaissance dont il jouit lui donnent une certaine légitimité sur des postes de maître de ballet, la plupart du temps occupés par d’anciens danseurs prestigieux et dont la réputation n’est plus à faire. La trajectoire de Lorenzo en fin de carrière, c’est-à-dire depuis sa consécration professionnelle dans une des plus grandes compagnies internationales, révèle une véritable stratégie initiée il y a environ huit ans, quand il a décidé de quitter Munich pour venir danser au ballet du Capitole. L’investissement dans ce nouveau projet professionnel nécessite alors un désengagement progressif vis-à-vis de l’activité initiale, qui passe par une certaine distanciation avec les valeurs, les idées et les attentes mais aussi avec l’univers relationnel corrélatif au rôle social investi par la personne dans son activité antérieure. Cette distanciation est souvent formalisée par le biais de rites de passage qui viennent séparer « l’ancien danseur » de ses pairs favorisant ainsi l’accès aux nouvelles fonctions. Par exemple, l’Opéra de Paris instaure une période de carence de 3 mois obligatoire entre le départ du ballet et la réintégration en tant que professeur au sein du ballet ou dans le cadre de l’école. De même Lorenzo, malgré son CDI en tant qu’interprète, a dû effectuer une nouvelle période d’essai pour intégrer ses nouvelles fonctions.

Cette distanciation nécessaire pour pouvoir réinvestir une nouvelle sphère professionnelle peut également se concrétiser à son extrême par l’arrêt définitif de l’activité initiale dans l’objectif de peaufiner le projet envisagé. Cécile, professeur de danse au CNSMDP, explique et justifie ses choix : « J’avais 32 ans, je commençais à avoir quelques problèmes de dos et le

changement de style de la compagnie lié au changement de direction ne me convenait pas. L’année précédente, pendant les vacances, j’avais déjà passé mon DE alors que j’étais encore en activité. Je voulais vraiment rester dans la danse et transmettre tout ce qu’on m’avait donné pendant toutes ces années. Rien n’empêche qu’un jour je fasse de la chorégraphie, mais pour moi, la base, c’est l’enseignement. J’ai donc décidé de prendre un an de congé sans solde pour partir monter un ballet au Bolchoï avec Pierre Lacotte et acquérir de l’expérience. En parallèle, lorsque je revenais en France, je donnais des cours un peu partout, notamment au conservatoire de Nancy, mais mon objectif, c’était de former de futurs professionnels ! Je visais le CNSM ! J’ai donc tout arrêté du jour au lendemain pour me préparer. Je crois vraiment qu’il faut faire ça ! A un moment, il faut se lancer ! On n’obtient rien sans rien. C’est toujours le travail et la persévérance qui nous fait avoir de la chance c’est tout ! Mais l’avantage des danseurs, c’est qu’on est habitué : on a toujours beaucoup travaillé pour y arriver. »

Tout comme Lorenzo, Cécile a rapidement évolué dans la hiérarchie du ballet et est restée première danseuse pendant près de 10 ans au ballet de Nancy, sous la direction de Pierre Lacotte. Elle mettra un terme à son CDI après un congé sans solde d’un an qui lui a permis de se forger une petite expérience dans la relation de transmission. En s’intéressant de manière plus approfondie à sa trajectoire, nous pouvons relever une forte mobilisation du capital social durant cette période de transition. Certes, elle cesse son activité d’interprète, mais elle mobilise ses relations pour pouvoir affiner ses compétences dans le domaine de l’enseignement et de la transmission. En effet, la première année, elle saisit l’occasion qui lui est offerte de suivre l’ancien directeur du ballet parti pour remonter des ballets classiques avec le Bolchoï et par la suite, elle aura la possibilité de donner des cours au sein du conservatoire de Nancy, ville où elle danse depuis près de dix ans. Enrichie de ces diverses expériences, elle réussit le concours de recrutement pour un poste de professeur au CNSMDP et occupe ce poste depuis maintenant deux années.

Les trajectoires de Lorenzo et de Cécile mettent en évidence des conversions professionnelles volontaires réussies et vécues sur le mode de la progression sociale et professionnelle. Pour ces danseurs prestigieux, le fort capital symbolique associé à la force et l’étendue de leurs réseaux sociaux leur assurent une certaine sérénité face à ce choix d’orientation professionnelle. De même, le capital économique accumulé durant la carrière leur permet une meilleure gestion de cette période de transition, autorisant même l’arrêt de l’activité initiale pour pouvoir se consacrer à l’élaboration du nouveau projet professionnel. Pour eux, l’investissement est alors perçu comme un prolongement de l’activité d’interprète ou plus précisément comme une évolution positive évinçant ainsi le sentiment de déclassement social souvent associé à la sortie d’un métier reposant sur la croyance et l’engagement par vocation.

Mais si ces conversions volontaires sont observables chez les danseurs ayant connu une carrière prestigieuse, nous les décelons également parmi les danseurs de corps de ballet. En effet, parmi ceux que nous avons rencontrés, nous pouvons très nettement relever des choix de réorientation professionnelle clairement affichés et répondant à des démarches stratégiques affinées. Cependant, nous pouvons souligner que les conversions observées chez cette population ne répondent pas à la même logique que celle précédemment explicitée. Les danseurs de corps de ballet, par le biais de critères objectifs tels que le fait d’être moins distribué ou moins sollicité dans le cadre des activités chorégraphiques, de ne pas occuper telle place de la hiérarchie à tel âge, prennent conscience de l’absence de possibilités de progression au sein du ballet. La vocation initiale ainsi questionnée va leur permettre de

progressivement réinvestir une nouvelle sphère d’activité, et de délaisser l’activité d’interprète au profit d’un nouveau projet professionnel. Cette prise de conscience favorisée par l’institution va donner l’occasion au danseur de mobiliser ses ressources afin de réinvestir une nouvelle profession, souvent en lien avec le spectacle. Dany, 35 ans, après une carrière dans le corps de ballet, a décidé d’arrêter pour se consacrer à un nouveau projet professionnel artistique : la photographie. Il revient alors sur les raisons qui l’ont poussé à faire ce choix :

« Le ballet du Capitole n’était pas une bonne compagnie pour moi. Je n’étais jamais à ma place. Je pense sincèrement que certains directeurs de compagnie ne savent pas voir les talents de chacun. Du coup, je n’ai jamais fait de choses intéressantes ici et ça, ça te travaille dans la tête. Je ne vais pas danser jusqu’à 40 ans dans ces conditions. J’ai envie de faire quelque chose d’intéressant dans ma vie et c’est pourquoi la danse, c’est fini ! Je n’irai pas plus loin, alors pourquoi continuer ? Et puis, comme ça, j’arrête bien avant qu’on me dise de partir ! Là, c’est moi qui ai décidé d’arrêter. […] C’est une décision qu’il faut prendre rapidement sinon tu n’en sors jamais et à 38 ans, on te met à la porte sans rien ! Ma femme m’a beaucoup soutenu dans ce projet tant moralement que financièrement car, même si elle aussi ne s’y sent pas très bien, elle est restée au ballet pour assurer les revenus du couple ! »

Les propos de Dany mettent en évidence l’importance de la reconnaissance du travail et des qualités artistiques individuelles pour maintenir l’engagement dans cette activité professionnelle. Quand l’impossibilité de progresser s’impose comme une évidence, elle devient alors synonyme de désengagement, reléguant ainsi l’activité d’interprète au rang d’activité accessoire au profit d’un nouveau projet qui nécessite alors un investissement conséquent. Dans le cas de Dany, cette nouvelle orientation semble être vécue sur le mode de la vocation. En effet, les désillusions liées aux conditions d’exercice de l’activité professionnelle dans le cadre du ballet du Capitole permettent à Dany de s’investir corps et âme dans un nouveau domaine artistique, et de retrouver les croyances et les valeurs constitutives de l’identité artistique : « Avec ce projet, j’ai la sensation de revivre. Avant

j’étais dans un certain confort… Je savais qu’il y avait un salaire à la fin du mois par exemple, maintenant, ce n’est pas comme ça ! Au Capitole, finalement tu es plutôt tranquille… et moi, j’ai besoin de bouger et la photo me permet tout ça ! J’ai toujours voulu faire de la photo, même quand j’ai commencé la danse, sauf qu’il a fallu faire un choix, alors je me suis dit que la photo ce serait pour plus tard ! » Photographe depuis 3 mois lors de

notre rencontre, Dany travaille essentiellement dans le milieu de la danse et la majorité de son chiffre d’affaires dépend des contrats passés avec le théâtre du Capitole. Il réinvestit sa connaissance du milieu, des œuvres mais aussi son vécu ou encore ses relations dans sa

nouvelle activité professionnelle. Aujourd’hui, 3 ans après, Dany réalise la totalité des photos et supports de communication du ballet du Capitole. Nous pouvons alors faire l’hypothèse que Dany a remanié les capitaux dont il disposait de manière à réinvestir différemment la sphère artistique qu’il avait intégrée par vocation. Malgré un discours basé sur la rupture, nous constatons que sa « réorientation professionnelle » s’inscrit dans un certain prolongement par rapport à son activité initiale et surtout qu’elle correspond à une « réactivation » de sa croyance et de sa vocation.

Enfin, pour d’autres danseurs, les conversions volontaires relèvent d’un tout autre registre puisqu’elles dépendent de dispositifs institutionnels mis en place par les ballets eux-mêmes. Ces actions demeurent encore marginales dans le monde de la danse classique, mais commencent à se développer notamment sous l’influence des politiques culturelles de plus en plus sensibles au problème de la reconversion des artistes. En effet, pour les danseurs permanents, il n’existe aucun dispositif d’accompagnement général de la reconversion. En revanche, certaines structures d’employeurs mettent en place des mécanismes d’aide plus ou moins formalisés : temps pris sur le temps de travail pour une formation en vue d’une reconversion, aide financière sous forme d’indemnités de reconversion etc. Le ballet du Rhin est à ce jour une des rares structures à réellement proposer un système de soutien à la reconversion et l’Opéra de Paris initie quelques démarches notamment en mettant en place un partenariat avec l’Institut des Etudes Politiques. Dans le cadre des ballets du Rhin, les danseurs qui ont au moins 12 ans d’ancienneté dans la compagnie ont droit à d’une année de rémunération pendant laquelle ils peuvent suivre une formation en vue de leur sortie du métier. L’obtention de ce financement suppose un projet clairement élaboré. A l’issue de cette année de formation, il est obligatoirement mis un terme à leur contrat. Cette aide ne peut pas concerner plus de deux danseurs par an. Nicolas, après 18 années passées dans le corps de ballet, a donc pu profiter de ce système et suivre une formation de maquilleur-perruquier à Toulouse : « J’avais 38 ans et j’avais envie de danser jusqu’à 40 ans. Je ne sais pas

pourquoi… C’était un chiffre rond et ça aurait fait 20 ans aux ballets du Rhin ! En plus, à 38 ans, j’étais encore très en forme, je dansais beaucoup, mais bon, d’entendre les autres, surtout les filles, parler autour de moi, je me suis dit qu’il fallait que je me renseigne aussi. J’avais déjà en tête l’objectif de faire une reconversion dans le maquillage et la perruque. […] Je suis donc allé voir mon directeur artistique qui a été très surpris. Il m’a demandé d’attendre un peu car je dansais encore beaucoup, mais je lui ai répondu que c’était comme ça. Mon projet a ensuite été accepté aux Ressources Humaines car j’avais préparé un bon dossier et que j’avais déjà l’accord de l’école de formation. Là, c’était vraiment la fin de la

carrière car une fois le dispositif mis en place, tu ne peux plus revenir danser ! C’est donc allé très vite, mais ce n’est pas plus mal. Comme ça, tu n’as pas le temps de réfléchir que tu es déjà engagé dans une autre voie ! »

L’irréversibilité du dispositif ainsi que l’obligation de présentation d’un projet détaillé impliquent l’adhésion totale du danseur à ce processus de conversion des capitaux. En effet, la démarche de formation professionnelle reste à l’initiative du danseur. Par conséquent, il doit avoir fait le deuil de son statut d’interprète pour pouvoir réinvestir une nouvelle profession, en lien ou non avec le monde de la danse. En faisant le choix d’une nouvelle activité, Nicolas renonce à son statut d’artiste et s’engage dans une formation qui va contribuer à façonner sa nouvelle identité sociale. Comme pour les trajectoires présentées précédemment, nous retrouvons dans son discours une importante valorisation de l’activité initiale dans l’acquisition de nouvelles compétences professionnelles. Autrement dit, l’accès à une formation à laquelle les danseurs peuvent apporter une valeur ajoutée par leur expérience passée permet d’éviter le sentiment de déclassement social lié à la perte d’un statut professionnel reconnu et valorisé. De plus, comme certains auteurs204 le précisent, le temps de formation représente un trait d’union entre l’ancienne situation et la nouvelle insertion professionnelle. Il s’agit d’une action qui se construit de manière dynamique, qui apparaît comme une situation privilégiée pour s’inscrire dans une véritable évolution et qui concourt également à construire une autre perception de soi-même. Ce choix de passer par la formation nécessite alors un important investissement de la part du danseur qui va être accentué par la prise de risque qu’a pu représenter l’abandon d’une activité professionnelle stable. En effet, ce choix implique de ne pas faillir à l’engagement que l’on a avec soi-même et constitue tout l’enjeu du processus de conversion des capitaux dans ces démarches volontaires.

Parmi les personnes rencontrées, nous avons donc pu identifier ces quelques démarches de conversion volontaires notamment chez des danseurs âgés de 32 à 38 ans. Les données recueillies dans le cadre de ce travail corroborent les statistiques proposées par l’étude de J. Rannou et I. Roharik sur les danseurs qui avancent un âge moyen de 34 ans pour cette population de professionnels qui déclarent envisager d’arrêter le métier au cours de l’année. De même, nous ne remarquons pas de disparités entre les hommes et les femmes qui semblent s’inscrire dans les mêmes démarches, même si on peut supposer que les motifs ou les raisons divergent. La place occupée dans la hiérarchie du ballet n’interfère pas non plus dans ce choix

204

de conversion volontaire. En effet, nous retrouvons ces démarches aussi bien au sommet de l’échelle de prestige qu’au sein du corps de ballet. Cependant, il est intéressant de préciser que la présence d’une limite d’âge officielle à l’Opéra favorise ce positionnement volontaire et stratégique par rapport à une nouvelle orientation professionnelle. En connaissant l’échéance, le danseur s’inscrit plus facilement dans une logique d’anticipation. Il sait pertinemment qu’à telle date, le rideau tombera définitivement mettant ainsi un terme à sa carrière au sein de cette institution de référence. Effectivement, les danseurs rencontrés à l’Opéra n’ont connu aucune difficulté, quel que soit leur rang, pour poursuivre une autre activité souvent en lien avec le monde artistique et préservant leur représentation de soi. Enfin, nous pouvons relever que toutes les personnes engagées dans ces processus de conversion volontaire ne perçoivent pas leur nouvelle situation professionnelle comme un déclassement social. Au contraire, les discours tendent à valoriser l’actuelle position sociale notamment grâce au réinvestissement de l’expérience précédemment acquise. Ces conversions volontaires mettent en exergue la mobilisation de ressources accumulées durant la carrière et la nouvelle orientation professionnelle n’est autre qu’un réinvestissement des capitaux disponibles. Cependant, les danseurs ont nécessairement dû effectuer un travail de transformation des capitaux en ressources pour pouvoir réussir leur reconversion.