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Précocité de l’insertion professionnelle

le poids des institutions dans la construction de la vocation

B. La danse : un marché au-delà des frontières

4.3. Précocité de l’insertion professionnelle

L’étape de l’insertion professionnelle est essentielle à analyser pour mieux comprendre quels sont les éléments, individuels et contextuels, qui concourent à faciliter cette insertion ou au contraire à la transformer en un parcours long et difficile, se terminant parfois par une exclusion rapide du marché. Cependant, la principale difficulté de cette analyse réside dans la définition même de cette insertion professionnelle qui ne correspond pas obligatoirement à une sortie définitive de formation et à une insertion directe, et tout aussi définitive, dans la

sphère professionnelle. En effet, les parcours individuels de formation sont constitués d’une combinaison de modalités qui ne se succèdent pas forcément de façon linéaire dans le temps et des épisodes que l’on peut analyser comme des expériences professionnelles peuvent venir s’insérer dans les cycles de formation. Il est donc parfois délicat de dater avec précision l’entrée dans le monde du travail. C’est d’autant plus difficile que la définition même du danseur professionnel résulte plutôt d’une auto proclamation, liée à l’absence de délivrance d’un diplôme professionnel ouvrant les portes du marché du travail. Certes, il existe un diplôme de fin d’étude, mais il ne donne pas le statut de danseur, attestant simplement d’une fin de formation et d’un niveau. D’ailleurs, on constate souvent que les danseurs ont déjà une expérience professionnelle avant même l’obtention de leur diplôme, voire même un contrat avec une compagnie. Par conséquent, dans le cadre de cette recherche, nous avons donc fait le choix de considérer l’insertion professionnelle comme l’obtention du premier emploi rémunéré en tant que danseur interprète.

A partir de cette définition, nous pouvons alors souligner une caractéristique essentielle de l’insertion professionnelle des danseurs : la précocité, puisque l’âge moyen du premier contrat pour les permanents se situe actuellement aux alentours de 17 ans. Les entretiens réalisés avec des danseurs âgés aujourd’hui de plus de 40 ans mettent en avant une insertion professionnelle encore un peu plus jeune, puisqu’elle se situait aux alentours de 16 ans. Marie, formée à l’école de l’Opéra de Paris et aujourd’hui professeur en son sein précise ces éléments : « Alors, aujourd’hui, on peut rentrer à partir de 8 ans ½ . L’âge aussi a augmenté

parce qu’en fait, une division s’est rajoutée. Elle n’existait pas à mon époque, et donc ils sont plus grands, c’est-à-dire qu’on va plus loin à l’école de danse. Nous, à 16 ans, c’était l’âge de l’engagement. Maintenant, ils ont souvent 17 voire 18 ans, l’âge maximum de l’engagement dans le corps de ballet. »

Comme le souligne P. Bourdieu140, l’idée de précocité, est une construction sociale qui se définit dans le rapport entre l’âge auquel est accomplie une pratique et l’âge considéré comme « normal » pour l’accomplir. Or, dans leur discours, les danseurs font souvent référence à leur autonomie précoce en comparaison avec les jeunes de leur âge : « A 16 ans, j’avais mon

appartement, j’étais autonome et je gagnais de l’argent. A 18 ans, j’achetais mon premier appart’. Tu rentres directement dans la vie d’adulte, contrairement aux autres jeunes du même âge. » Nous pouvons donc immédiatement voir que l’idée de précocité professionnelle

140

suppose l’existence d’étapes dans l’accès à des postes ou à des grades à un âge déterminé. Or, la précocité est souvent associée à l’idée de « don » que les danseurs tendent à constituer comme une garantie du talent. Elle est en quelque sorte, un indice, parmi d’autres, du mode d’acquisition de la culture artistique que privilégient les institutions à la fois de formation et professionnelle. Ce décalage par rapport aux gens ordinaires représente un élément constitutif de leur identité d’artiste. Dans leur discours, la plupart des danseurs mettent souvent en avant la différence d’âge quant à l’entrée sur le marché du travail. Cécile, immédiatement après sa formation en danse classique au Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris (CNSMDP) intègre à l’âge de 17 ans le ballet de Monte Carlo. Elle quitte sa famille pour s’installer seule dans un appartement et commencer sa carrière de danseuse avec toutes les responsabilités que cela implique. Elle se trouve ainsi confrontée pour la première fois aux réalités du milieu professionnel : cours de compagnie, prises de rôle ou attente d’une opportunité. « On se sent forcément en décalage avec les gens de notre âge ! Quand vous

commencez à travailler à 17 ans, ça fait quand même un drôle d’effet quand vous revenez chez vous, que les amis de votre frère sont encore étudiants, ils ont 24 ans, ils vivent chez leurs parents… vous vous sentez forcément en décalage ! Et puis, on a un métier original ! »

Pour Cécile, l’insertion professionnelle a directement pris le relais de l’instance de formation, favorisant ainsi l’adhésion à un idéal de la vie artistique, largement favorisée par un apprentissage permanent et surtout ininterrompu des conditions pour mener cette vie rêvée. Cette période revêt alors un caractère de socialisation professionnelle fort : apprentissage du rythme de vie professionnelle, appropriation des règles de la vie collective, confrontation à l’organisation hiérarchisée du monde professionnel et assimilation des exigences artistiques du ou des chorégraphes.

Afin de favoriser cette période de socialisation professionnelle, et par conséquent l’insertion sur le marché de l’emploi chorégraphique, les formations d’excellence ont d’ailleurs mis en place des programmes de soutien à la recherche d’emploi et créé de « jeunes ballets141 ». Par exemple, le CNSMDP a mis en place le Junior Ballet qui est accessible à la fois en interne pour la dernière année de formation mais aussi par un concours externe. Cette promotion professionnelle des jeunes danseurs vise à les enrichir d’un point de vue de l’expérience de la

141 Il s’agit généralement d’une formation à la scène d’une durée d’un an. Les jeunes danseurs sont alors en situation professionnelle et sont amenés à travailler avec différents chorégraphes, se forgeant ainsi une expérience et des relations professionnelles. Ces opportunités sont offertes par les deux conservatoires nationaux supérieurs de France (Paris et Lyon), mais également par l’école supérieure de Cannes,-Rosella Hightower et l’école nationale supérieure de Marseille. Cette expérience est aussi répandue dans d’autres pays d’Europe avec notamment le jeune ballet Europa qui regroupe des danseurs de toute nationalité.

scène, mais également à leur permettre de se faire connaître en France comme à l’étranger grâce à des partenariats nombreux avec des écoles, des compagnies, des festivals, des lieux de formation, de résidence, des tournées… Dans ce cadre, les apprentis danseurs sont amenés à présenter des spectacles sur scène et donc à travailler avec des chorégraphes invités, qui représentent des employeurs potentiels pour ces jeunes danseurs en formation.

Ainsi, l’institution leur donne l’opportunité d’obtenir leurs premiers contrats et de s’insérer professionnellement. Ces parcours d’excellence constituent donc un atout essentiel pour l’accès à l’emploi et peuvent donc être directement corrélés à la précocité tout à fait remarquable des danseurs permanents. Notons que près de 90% d’entre eux ont eu leur premier contrat en danse classique. Il semblerait donc que les jeunes danseurs formés à la danse classique aient nettement plus de chances de s’insérer tôt sur le marché du travail, surtout lorsqu’ils sont issus d’une institution prestigieuse où ce style occupe une position hégémonique142. Nous pouvons donc en conclure que cette précocité des premiers contrats obtenus par les danseurs sortis du cycle de formation d’excellence dépend en partie de la qualité de la formation dispensée et de sa réputation qui facilite l’entrée sur le marché du travail.

Précisons enfin que cette précocité est également favorisée par une sorte d’impératif de jeunesse qui est exigé par un métier du corps, où l’usure intervient aussi rapidement. En cela, la danse et surtout la danse classique s’apparente aux professions sportives elles aussi caractérisées par des carrières débutant et finissant tôt. En effet, elle nécessite un corps formé, malléable et surtout performant, conforme aux normes en vigueur dans le monde professionnel. Pour ce faire, l’apprentissage commence très jeune et le travail sur le corps se poursuit de manière toujours aussi intensive au fil de la carrière. Par conséquent, cette sollicitation incessante et surtout extrêmement exigeante du corps chez les danseurs classiques les rend physiquement plus fragiles avec le temps. Ces carrières courtes justifient donc une insertion professionnelle précoce en correspondance avec l’évolution physique et physiologique du danseur.