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Les sociabilités amicales

une activité secondaire

A. Les sociabilités amicales

Dans son étude sur le métier de danseur contemporain, P.E. Sorignet met en évidence le rôle important que jouent ces sociabilités amicales dans la carrière, notamment par le jeu des réseaux qu’elles constituent. Si avoir des « relations » ou de « bonnes connaissances » représente un élément essentiel pour le danseur contemporain, il semblerait qu’il soit finalement assez marginal dans le cadre de la danse classique où le recrutement passe davantage par des étapes conventionnelles. Ce n’est pas pour autant que le réseau d’interconnaissances ne fonctionne pas, mais l’enquête réalisée au sein du CNSMDP souligne que la plupart des danseurs n’ont jamais bénéficié d’une aide de la part d’anciens camarades de promotion pour obtenir un contrat ou une information sur la disponibilité d’une place dans une compagnie. Par conséquent, nous pouvons constater que ces sociabilités amicales se construisent autour d’un paradoxe mêlant intensité des moments partagés et brièveté des échanges. Autrement dit, le travail même de compagnie tend à rapprocher les danseurs, mais la majorité d’entre eux souligne la difficulté de maintenir ces relations dans le temps et surtout dans un espace différent. Dans les entretiens, la fugacité des relations est souvent décrite notamment en lien avec la mobilité professionnelle. Les danseurs remettent souvent en cause la qualité de ces relations d’amitié et lui opposent les relations d’enfance, qu’ils qualifient de « durables », à l’image de John, qui, malgré son jeune âge (24 ans), présente un discours complètement désenchanté quant à ces relations : « Je pense que dans la vie, il n’y a

facilement perdu. J’ai quand même gardé deux ou trois amis de mon enfance que je vois toujours. Chaque été quand je retourne à Liverpool, on fait le point, on se voit, on s’appelle et puis avec les mails c’est quand même super pratique. Donc, quand je retourne chez mes parents, je retrouve un cercle d’amis assez petit. Par contre, j’ai un cercle d’amis danseurs énorme ! (rires) Mais là encore, c’est pareil, quand j’ai quitté Londres pour venir à Toulouse, j’avais beaucoup d’amis danseurs et encore une fois, il n’y a que les vrais amis que l’on garde et la majorité c’est finalement des connaissances que je ne vois jamais, et donc avec qui on perd facilement le contact ! Je suis sûr que si un jour, je partais de Toulouse, ce serait la même chose. La danse c’est un truc intense et intime à la fois, tu partages des moments forts et les gens avec qui tu t’entends bien, tu peux passer toute la journée au boulot avec eux et les soirées, aussi, ça ne dérange pas. J’ai des amis que je fréquente beaucoup en dehors de la danse, mais après il y a des gens que tu as suffisamment vus dans la journée. »

Les propos de John sont repris de manière assez fréquente par les danseurs interrogés, et notamment ceux qui ont connu une forte mobilité professionnelle. Il semblerait ainsi que ces sociabilités amicales n’aient de sens et de valeur que dans le cadre très précis de la création artistique au sein d’un collectif déterminé. Pourtant, si nous étudions les cercles de sociabilité des danseurs, nous pouvons affirmer qu’ils sont composés, en grande majorité, de personnes issues de la danse ou du milieu du spectacle. Nous pouvons alors supposer que l’organisation du travail de compagnie, le mode de vie qu’elle implique, rend la diversification des réseaux de sociabilité difficile. Cependant, nous observons que parmi certains anciens danseurs, nous pouvons compter davantage de personnes extérieures au monde artistique, mais appartenant tout de même, de façon générale, à une classe sociale supérieure. Patrick a dû mettre subitement un terme à sa carrière de danseur au lendemain d’une importante blessure au dos. Il occupe aujourd’hui un poste de professeur au sein du ballet de l’Opéra de Paris où sa femme danse toujours en tant que sujet. Quitter la scène n’était donc pas son choix, mais il a du s’y adapter très rapidement. Dans ses propos sur les sociabilités amicales, il insiste sur son ouverture aux autres sphères sociales : « On n’a pas beaucoup d’amis danseurs. Moi, je

connais beaucoup de monde dans la danse mais il y a des gens que je ne fréquente pas ! Je ne suis fâché avec personne, je peux discuter avec tout le monde mais après justement, on essaie d’élargir le cercle d’amis vraiment dans tous les autres secteurs. Pour vous dire, le parrain de ma fille, il est ingénieur chez Total…on a des amis qui travaillent comme ingénieurs informatiques… on a des amis qui sont musiciens…on a des amis, vraiment dans tout quoi ! »

Cet extrait met en avant l’ouverture sociale nécessaire pour quitter le collectif des danseurs interprètes qui cultivent un véritable entre-soi. Il semblerait que le désir d’évoluer dans

d’autres cercles de sociabilité se dessine lorsque l’on quitte la scène pour réinvestir une autre sphère sociale et/ou professionnelle. P.E. Sorignet fait alors l’hypothèse que le vieillissement et donc l’approche du reclassement induiraient un souci de diversification des relations. Parmi les danseurs rencontrés, nous relevons très nettement cette insertion dans de nouveaux cercles de sociabilité lorsqu’ils envisagent de cesser leur activité professionnelle d’interprète. Prenons l’exemple d’Oskar qui depuis un an ressent l’envie d’arrêter la danse pour se projeter dans une nouvelle profession. Cependant, il est encore très indécis quant aux orientations possibles et attend donc d’être en CDI pour engager de véritables démarches. Lors de notre rencontre, il avoue profiter du statut offert par sa structure pour progressivement basculer dans un autre mode de vie. Or, ces modifications semblent s’accompagner d’une ouverture sociale jusqu’alors inimaginable. Elle est d’autant plus intéressante qu’elle se double d’une autre transgression : celle de l’entretien voire de la préservation de l’intégrité physique. En effet, en s’adonnant à une nouvelle activité sportive, potentiellement dangereuse, par le biais d’un groupe social, Oskar parvient peu à peu à s’affranchir des codes du ballet. Nous pouvons alors supposer que ce nouveau cercle de sociabilité lui permet de reconstruire de nouvelles normes et de se défaire ainsi de son investissement « corps et âme » dans la danse :

« En fait, aujourd’hui, dans ma tête, il n’y a pas que la danse ! Je pense que quand je suis arrivé à Toulouse, je me suis dit : « tu souffles un peu ». J’ai pris un appartement que pour moi et le but était de rester le plus pour pouvoir un peu m’installer. C’est la première fois que j’ai un appartement tout seul. Avant ça, j’étais toujours obligé de partager avec d’autres danseurs. Du coup, on était toujours entre nous, au studio, au théâtre et même à la maison ! Donc, là, c’est vraiment un grand changement pour moi. A Toulouse, aussi, je veux rester parce qu’avant, je n’avais pas le temps de faire des hobbies ou quelque chose comme ça. Et là, j’ai rencontré des gars avec qui je fais plein de choses ! Avant je n’avais pas le temps, mais à Toulouse, c’est possible. Et puis, je fais même des choses interdites (rires) mais il ne faut pas le dire ! Je me suis mis à fond dans le snowboard avec ces gars176, ça me change !

Moi : Donc, en d’autres termes, le Capitole te permet de faire autre chose que la danse !

176 Oskar a rencontré ce groupe par l’intermédiaire de Dany, un ancien danseur du Capitole aujourd’hui reconverti en photographe. Pour sa nouvelle activité professionnelle, celui-ci s’est inséré dans un nouveau cercle de sociabilité qu’il connaissait mais côtoyait assez peu lorsqu’il dansait encore. A la fin de sa carrière, il a mobilisé tous ses réseaux pour trouver des possibilités d’exercer. C’est ainsi qu’il a pénétré l’univers des pratiquants des sports de glisse (planche à voile et snowboard) et qu’il s’est mis à les fréquenter plus régulièrement. Lors des séances photos avec le Capitole, il a proposé à Oskar de se joindre à eux et celui-ci est progressivement rentré dan ce cercle de sociabilité sportive.

Oskar : Oui. Pour moi, en fait, le Capitole ça m’a permis de prendre un appart’, d’acheter

mon snowboard, mon scooter, mes machines pour la musique… Ca me permet de gagner de l’argent pour ma vie.

Moi: Ca devient finalement un travail comme un autre…

Oskar : Oui ! En plus, je ne me sens pas vraiment comme un danseur. C’est vrai, je suis

danseur au Capitole mais dans ma vie en général, je suis danseur entre 10h 30 et 17h. Je n’ai pas la même sensation que les autres qui sont toujours en train de préparer les spectacles dans leur tête. »

Ces propos illustrent bien l’importance de l’insertion dans de nouveaux cercles de sociabilité quand le danseur s’inscrit dans une volonté de quitter cette profession. En aucun cas, elle ne doit être considérée de manière isolée car elle fait partie intégrante du processus plus global de conversion des capitaux, nécessaire pour réinvestir une nouvelle sphère sociale et/ou professionnelle. S’ouvrir à de nouvelles relations, c’est en quelque sorte entamer sa sortie du métier. De même, comme nous l’avons vu dans la première partie, la sociabilité de compagnie contribue à définir l’identité même de l’artiste, et par conséquent, pour déconstruire cette identité il semble indispensable d’élargir, voire de modifier, ses réseaux de sociabilité. En outre, si l’on considère les travaux de Granovetter, diversifier ses relations revient également à augmenter les potentialités de réinvestissement, grâce à la mobilisation des « liens faibles »177.