• Aucun résultat trouvé

Un contrôle permanent de l’institution

le poids des institutions dans la construction de la vocation

C. Un contrôle permanent de l’institution

Comme nous venons de le voir, l’incorporation des normes physiques et esthétiques de la danseuse classique académique permet de passer d’une imposition des codes et d’une surveillance par les institutions à un autocontrôle de la part de l’artiste, sous couvert d’une certaine naturalisation des comportements et d’un goût pour les effets.

Cependant, nous pouvons noter que l’institution de formation joue également ce rôle de contrôle en empêchant le danseur d’anticiper et en le maintenant dans un présent permanent. La rigueur et l’intensité de l’organisation pédagogique au sein des grandes écoles de danse peuvent être considérées comme un moyen d’intérioriser un rapport au temps spécifique à l’artiste, placé sous le signe de l’immédiateté et de l’urgence, l’objectif étant de placer l’élève en concurrence permanente avec les autres et de lui permettre de démontrer qu’il est capable de trouver les ressources nécessaires pour affronter les situations critiques où s’exercent les lois impitoyables de la sélection. Les professeurs mettent donc en place de véritables incitations qui ont toutes, à l’instar des grandes écoles étudiées par P. Bourdieu133, pour principe l’intensification de la compétition à l’intérieur même du groupe de condisciples. Or, cette mise en rivalité incessante requiert, comme le soulignent R. Alford et A. Szant à propos des pianistes, un entraînement physique impitoyable et très exigeant. Christine, 43 ans, a poursuivi sa formation professionnelle au sein d’une grande école et relate la mise en concurrence permanente entre les élèves. Elle insiste sur le fait que ces incitations régulières entraînent finalement une uniformisation des compétences au détriment des qualités individuelles. On s’aperçoit donc que les élèves intériorisent les attentes institutionnelles

131 H.S. Becker, Outsiders, Etudes de sociologie de la déviance, op. cit.

132 M. Darmon, Devenir anorexique, une approche sociologique, op. cit., p 166-168. 133

encouragées par une mise en concurrence exacerbée : « Là, ce n’était pas pareil : on était tous

en concurrence, tous les yeux rivés les uns sur les autres dans une démarche finalement de concours ! Bon, on ne se déteste pas, on s’adore, on se fait plein de bisous, mais il y a quand même l’idée que réussira celui qui écrasera les autres… Il y a des qualités qui sont plus souvent valorisées chez les danseurs que d’autres, comme l’extraversion par exemple. Mais les gens qui ne sont pas pris, ça ne veut pas dire que ce ne sont pas des artistes ! Et moi, ce que je reproche à ce genre de formation, c’est, et peut-être que c’est dû à la concurrence, c’est que ça ne valorise pas chez certains des qualités plus délicates. Et c’est vrai que moi, je me sentais assez mal par rapport à ça parce que je n’avais pas envie en général de me mettre particulièrement en avant. »

Les concours de promotion et les examens de fin d’année viennent également jouer un rôle essentiel dans cette logique concurrentielle. En effet, chaque fin d’année est synonyme pour les élèves d’épée de Damoclès. Ils présentent des variations imposées, des éléments techniques, à partir desquels les jurys les désigneront aptes ou non à poursuivre leur cursus. Ainsi, certains danseurs se sont vus évincés des grandes écoles et d’autres ont alors mis un terme définitif à leur projet. A l’Opéra de Paris, l’étape ultime est le concours d’entrée dans le corps de ballet à la fin de la première division. Seuls les meilleurs seront pris en CDI en tant que quadrille134 selon les places vacantes au sein du ballet. Les années les plus fastes ont vu rentrer cinq danseurs sur les vingt qui présentent le concours, et la moyenne est à peu près de deux ou trois. La concurrence est donc sévère et ce rite de passage est en quelque sorte l’apothéose d’une formation basée sur la recherche de perfection et sur une mise en rivalité incessante. Autrement dit, ce mode d’organisation pédagogique basé sur la concurrence, l’intensité du travail et l’immédiateté du résultat semble produire, ce que P. Bourdieu appelle un « enfermement symbolique » qui contribue à placer le danseur dans un monde à part, fortement contrôlé par les institutions. Cet enfermement est d’autant plus présent que les professeurs sont la plupart du temps eux-mêmes issus de cette institution et inculquent la maîtrise d’un certain nombre de techniques permettant de répondre aux attentes de l’institution. Au-delà de cette transmission des techniques du corps, les institutions, notamment par le biais des professeurs, réunissent en un seul lieu toutes les conditions matérielles et symboliques de conversion à l’adhésion au métier de danseur. Le rôle du professeur est d’ailleurs souvent mis en exergue dans les discours des danseurs qui associent à cette personne la découverte de leur potentiel artistique et leur engagement dans cette voie.

134 La progression dans la hiérarchie se fait par le biais de concours internes. Seul le titre d’étoile est donné sur décision de la directrice de la danse.

Cette notion d’enfermement est encore plus forte et chargée de sens à l’Opéra de Paris, car il s’agit d’une institution qui fonctionne quasiment en vase clos. En effet, la plupart des professeurs de l’école sont d’anciens danseurs, eux-mêmes « de la maison ». L’administrateur du ballet insiste d’ailleurs sur ce point : « C’est quand même un ballet qui fonctionne

essentiellement sur le principe de transmission orale et c’est ce qui fait la force de l’Opéra. On a la chance d’avoir des élèves qui ont reçu cette transmission et qui grandissent en immersion. » On constate alors un fort attachement aux valeurs académiques et traditionnelles

de la danse classique qui place l’Opéra comme institution de référence en la matière. Il apparaît donc tout à fait légitime qu’il y ait un important travail de transmission de la part des professeurs ayant pour mission de conserver ce cadre rigoureux et de maintenir l’engagement du danseur dans la carrière. Ainsi, ils agissent de manière à faire intérioriser aux danseurs le point de vue de l’école de danse et les croyances qu’elle véhicule.

Par son fonctionnement, l’école de danse d’excellence présente un bon nombre de similitudes avec les institutions totalitaires décrites et étudiées par E. Goffman135. Par exemple, l’isolement par rapport au monde extérieur, la promiscuité des personnes, la prise en charge de l’ensemble des besoins des individus, l’observance obligée d’un règlement programmant tous les détails de la vie quotidienne ou encore l’irréversibilité des rôles sont des éléments qui dessinent le quotidien des jeunes danseurs en formation. Héloïse intègre l’école de l’Opéra de Paris après l’obtention du premier prix au CNSMDP. Depuis l’âge de 9 ans, suite au stage pour devenir petit rat, elle a pour unique objectif de rentrer dans ce « temple de la danse ». Dans un premier temps, elle échoue et prend donc les chemins détournés pour atteindre le but ultime qu’elle s’est fixé. Elle compare alors les deux institutions de formation et met l’accent sur la différence de fonctionnement, notamment sur le fait qu’au CNSMDP les élèves sont externes, tandis qu’à l’Opéra, avec la création de l’école de Nanterre, l’internat est obligatoire. Elle décrit : « A l’Opéra, je téléphonais même en cachette entre midi et deux car le soir, il y

avait tellement de monde qu’on ne pouvait pas tout le temps appeler. C’était un créneau réservé ! Ensuite, on n’avait même pas le droit de revenir dans nos chambres entre midi et deux, on devait rester dans les murs de l’école. Les responsables fouillaient même nos placards quand on n’était pas là ! C’est simple, ils surveillaient tout ! »

Dans ces conditions, les apprentis danseurs intériorisent le mode de fonctionnement imposé par l’institution et la servitude devient alors une seconde nature.

135

D. La construction du masculin et du féminin dans le cadre de la