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Hommes et femmes : un marché différencié ?

le poids des institutions dans la construction de la vocation

4.6. Hommes et femmes : un marché différencié ?

Le marché du travail de la danse, en général, est plutôt dominé par les femmes, mais cette tendance tend à diminuer chez les danseurs permanents qui comptent 44% d’hommes. Cela se justifie par le fait que les compagnies qui proposent des CDI ou des CDD non intermittents de longue durée fixent un nombre quasi immuable de danseurs afin de jouir d’un effectif stable et équilibré. Ainsi comme l’explique l’administrateur de l’Opéra, les postes sont clairement identifiés et sexuellement différenciés : « On a un équilibre qui se fait aux alentours de

86 femmes et 68 hommes et ça reste toujours à peu près pareil. On peut être amené, d’une année sur l’autre, au moment du concours, en fonction du talent des danseurs qui se présentent, à transformer un poste d’homme en poste de femme ou l’inverse, mais ce n’est jamais au-delà d’un parce que sinon, effectivement, on toucherait à l’équilibre du ballet et il est clair que dans les ballets classiques, ce sont les femmes qui sont très nombreuses, même si Noureev a rajouté souvent des danses d’hommes et qu’on a un corps de ballet homme qui est très fort. Donc en termes de nombre, il est important qu’on garde cet équilibre. »

En effet, comme le montre très finement V. Valentin, les ballets classiques se construisent historiquement autour d’une relation amoureuse mêlant à la fois conventions (mariage/pureté) et fantasmes (perversion/sensualité). Cette dichotomie met donc nécessairement en scène des personnages à la fois féminins et masculins. Même si l’on constate que les figures féminines sont plus nombreuses que les masculines, celles-ci demeurent indispensables à la construction même du ballet qui repose sur la dualité du danseur et de la danseuse

(opposition/rapprochement). Le couple devient alors l’unité de référence du ballet classique aussi bien au niveau des solistes que du corps de ballet. On se souvient d’ailleurs de couples mythiques tels que Cyril Atanassoff et Noella Pontois qui symbolisaient, notamment dans les années 80, le ballet classique par excellence. Cette mise en évidence du couple est favorisée par le succès et la notoriété grandissante des pas de deux des grandes œuvres classiques telles que Giselle ou encore le Lac des cygnes. Ainsi, un équilibre se crée dans le recrutement au sein des compagnies de ballets. Tout comme l’Opéra de Paris, le ballet du Capitole conserve une programmation classique très riche et présente alors un effectif de 19 filles et 16 garçons. Autrement dit, il règne dans les ballets classiques, une répartition plutôt équitable du nombre d’hommes et de femmes, par contre les femmes sont soumises à une plus forte concurrence étant donné qu’elles sont plus nombreuses dans les écoles de formation (conséquence sur le niveau et les exigences requis156). Dans ses travaux sur le marché du travail de la danse contemporaine, P.E. Sorignet met en évidence un déséquilibre dans l’accès à l’emploi entre les hommes et les femmes. Il insiste notamment sur le fait que les danseuses en quête de travail sont plus nombreuses que leurs homologues masculins. La concurrence est alors beaucoup plus forte entraînant une élévation du niveau de compétences et donc de formation. Comme le montre D. Pasquier157, pour les artistes plasticiens, le fait d’effectuer une formation artistique d’excellence est une condition nécessaire mais pas suffisante pour garantir une réussite professionnelle chez les femmes.

De même, sur le marché du travail de la danse classique, il semblerait que l’hexis corporelle joue un rôle déterminant notamment dans la sélection des femmes. En effet, on attend de la danseuse qu’elle maîtrise les éléments techniques académiques, mais aussi qu’elle ait un corps répondant aux exigences esthétiques du ballet. Ainsi, lors du recrutement, les caractéristiques physiques ne semblent pas intercéder de la même manière pour les filles que pour les garçons. Le regard sur le corps féminin est beaucoup plus normatif et largement influencé par les codes académiques. En assistant aux cours ainsi qu’aux répétitions d’un ballet de province, l’hétérogénéité des corps masculins s’est révélée flagrante face à l’homogénéité des corps féminins. En effet, on pouvait compter presque autant de physiques différents que de danseurs présents dans le studio : des grands (1, 97m) avec une musculature très fine et une façon de se mouvoir très féminine, des grands (1, 90m), mais avec une masse musculaire plus importante et un physique plus imposant, des moins grands (1, 80m) avec une même variation de gabarits, des petits (1, 70m) voire très petits (1, 60m), plus ou moins

156 P.E. Sorignet, le métier de danseur contemporain, op.cit. 157

musclés et massifs ou encore puissants. De ces physiques découlent des qualités de mouvements différentes, des sensibilités diverses entraînant l’imaginaire du spectateur dans des sens parfois opposés. L’entretien avec le maître de ballet viendra alors justifier cette hétérogénéité des critères de sélection face à un corps masculin et un corps féminin :

« Nanette158 aime bien l’individualité et ne veut pas de danseurs qui se fondent partout ! Elle a un répertoire si large qu’elle a besoin de quelqu’un pour chaque style. Pour les garçons, elle est vraiment sur la logique : j’ai besoin de telles qualités et de tels physiques pour ça ou ça. Pour les filles, c’est beaucoup moins flagrant : elles ont des types différents mais toutes le même physique, exceptées les deux solistes puisqu’il y a, à la fois la plus grande et la plus petite de la compagnie ! »

Bien entendu, nous ne pouvons pas généraliser ces éléments issus d’une observation réalisée dans un contexte bien précis. Cependant, ils nous permettent de mettre en évidence certains critères de différenciation entre les hommes et les femmes sur le marché du travail de la danse classique, même si comme nous venons de le montrer, les sélections sont en partie dépendantes des attentes et des goûts des directeurs artistiques ou des chorégraphes.

5. Conclusion

La vocation est ainsi « la justification d’un choix professionnel » en même temps que « la réalisation d’un destin d’exception fondé sur la reconnaissance d’aptitudes individuelles et réclamant un investissement total de l’individu159. » La mise en avant de la vocation artistique participe alors à la valorisation de l’activité artistique dans un contexte d’ascension sociale collective, faisant émerger ainsi l’image nouvelle d’un artiste travaillant sans cesse ce don dans une logique de désintéressement complet.

Malgré le caractère subjectif de la vocation revendiqué par les artistes eux-mêmes, ainsi que son indétermination apparente, nous avons montré dans ce chapitre, qu’il existe bien des conditions sociales de formation et de matérialisation des vocations artistiques. La première condition renvoie à la constitution socio-historique de ces activités comme des métiers à vocation et la seconde condition est l’adhésion individuelle à cette croyance, favorisée par les familles, les instances de formation et les institutions qui composent le monde professionnel de la danse. Par le récit, avec le temps, la vocation artistique est reconstruite, retravaillée, c’est-à-dire que les danseurs vont rationaliser leurs choix ou au contraire, enchanter l’histoire.

158 Nanette est la directrice de la danse au sein de la compagnie. C’est elle qui a en charge le recrutement des danseurs.

159 C. Suaud, « Contribution à une sociologie de la vocation : destin religieux et projet scolaire », Revue Française de Sociologie XV, 1974, p. 75.

Si ce travail de reconstruction à l’œuvre dans le récit comporte le risque d’une « création artificielle de sens160 », il participe activement à la construction de l’identité d’artiste. Des éléments biographiques se trouvent réinterprétés à la faveur du récit et positionnés comme jalons d’une vocation progressivement naissante ou soudainement révélée, qui se concrétise ou non par la suite. Cette « découverte » de la vocation associée à l’incorporation des normes au sein des institutions de formation qui jouent à la fois un rôle de transmission mais aussi de contrôle va constituer l’entrée dans la Carrière pour le danseur interprète. Ils vont ainsi intérioriser les diverses modalités professionnelles qui leur permettront de fonctionner dans ce groupe des pairs construit comme une élite consacrée. Une fois que le danseur est inséré sur le marché du travail, ce sont les compagnies qui vont prendre le relais des institutions de formation le maintenant volontairement dans cet enfermement symbolique et valorisant le discours artistique au détriment de certaines réalités professionnelles. Dans ce contexte, nous pouvons dès lors nous interroger sur le positionnement et le maintien de l’engagement du danseur à l’intérieur de ces institutions. Si la socialisation professionnelle tend à cultiver l’appartenance à cette élite consacrée, comment peut-on faire face à la brièveté de la carrière ainsi qu’aux différents facteurs qui viennent questionner la vocation artistique initiale ? L’après-danse devient-il finalement une fatalité que le danseur doit obligatoirement affronter dans des circonstances souvent douloureuses ou au contraire, peut-il faire l’objet d’une mobilisation de capitaux minutieusement calculée et anticipée ?

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Chapitre 2

D’une activité principale