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Chapitre 6. Une idylle en tandem

6.1 Une réputation trouble

« Les sorties en commun […] mêlent et égalisent les sexes » (Paris, 450), affirme avec enthousiasme Marie Couturier dans Paris d’Émile Zola. Dans les bois règne une atmosphère propice aux rapprochements entre hommes et femmes, ce qui leur permet de tisser des liens étroits, d’ouvrir leur cœur à autrui. En forêt, il n’est plus nécessaire de voiler ses sentiments. Dès lors, les masques tombent et la vérité se révèle au grand jour, comme si l’exposition prolongée au soleil provoquait à une plus grande clarté de l’esprit : « Tout d’un coup, l’idée naquit, la certitude s’imposa, foudroyante. Il aimait Marie, il l’aimait d’amour, à en mourir » (Paris, 460). Puissante est la nature, complice de l’amour et des individus en quête de vérité, encore plus puissante est la bicyclette, qui peut transformer un matin des plus ordinaires en une « matinée de fiançailles » (Paris, 460). L’amour du vélo rime avec l’amour tout court, l’un conduisant naturellement à l’autre. Cette idée, Lucien Métivet la convoque habilement dans l’illustration (fig. 42) qui ouvre le huitième chapitre de Voici des ailes. À la lisière d’une forêt, appuyées contre le tronc d’un arbre, deux bicyclettes attendent patiemment le retour de leurs propriétaires. Ici, bien que les cyclistes s’effacent au profit de leur monture, c’est vers eux que se portent les pensées du lecteur. À quelle activité coupable s’adonnent-ils pendant que les bicyclettes, non loin de là, montent la garde ? Dans cette mise en scène, les deux machines, que l’on devine appartenir à monsieur (Pascal Fauvières) et à madame (Madeleine d’Arjols) forment un bien joli couple, et se substituent, le temps d’une idylle, aux véritables amoureux. Cet épisode de rendez-vous, Métivet le construit sur la base d’une idée reçue à la fin du XIXe siècle : la bicyclette, en créant un temps et un espace au sein desquels les

échanges entre les hommes et les femmes sont facilités, se présente aux yeux de plusieurs comme une entremetteuse. La pratique vélocipédique, surtout lorsqu’elle est exercée en tandem, apparaît comme un « prétexte naturel et heureux pour le flirt et le contact entre les

sexes176 ». Un rapide coup d’œil sur les affiches de l’époque suffit d’ailleurs à nous renseigner

sur ce phénomène. Les couples de cyclistes abondent, souriants et joueurs, parfaits représentants de la joie de vivre et de la gaieté françaises. Divers scénarios sont exploités par l’industrie, allant de la promenade en tandem (fig. 43) à la randonnée nocturne (fig. 44), en passant par la leçon de bicyclette (fig. 45) et le voyage de noces (fig. 46). Dans de telles affiches, ce ne sont ni les mérites techniques ni les performances de la bicyclette qui font l’objet du message, car l’industrie du cycle cherche plutôt à promouvoir son produit comme une redoutable arme de séduction. En 1900, l’illustrateur Maurice Bonvoisin, dit Mars, fait paraître un album intitulé Mesdames les cyclistes dans lequel est largement exploitée la nature « illicite » du vélo et, par extension, le caractère séduisant de celles qui en font l’usage. En exergue de l’œuvre, on peut lire : « La jupe a son secret, la jupe a son mystère ; Mais la culotte, hélas ! n’a point l’art de se taire !177 » Voilà une belle manière de traduire un fait de

société : les cyclistes font parler d’elles, pour le meilleur et pour le pire. Œuvre humoristique, l’album se compose d’une série de dessins représentant des velocewomen dans différentes situations de la vie quotidienne. Là, elles se promènent au bois et apprennent à monter à vélo, ici, elles déjeunent en compagnie d’une camarade sportive ou elles se soumettent à l’essayage d’une culotte. L’une d’elles (fig. 47) convoque une idée déjà soulignée par Lucien Métivet dans ses illustrations pour Voici des ailes. Une femme, qui porte bien entendu des bloomers, est étendue dans l’herbe en compagnie d’un homme alors que se dessine, à l’arrière-plan, la silhouette de deux bicyclettes placées côte à côte. La conversation qui les anime se présente ainsi : « – Mon petit Ernest, tu ne me dis pas grand’chose ! – Je surveille nos machines ! – T’as peur qu’elles se bécottent ?178 » Lancée à la blague par la velocewoman, cette dernière

réplique souligne bien la manière dont le cyclisme favorise le rapprochement entre les sexes. Le désir des partenaires est évoqué par le truchement des machines, celles-ci portant la faute commise par leurs propriétaires.

176 Christopher Thompson, « Un troisième sexe ? », loc. cit., p. 34.

177 Mars, Album Mars. Mesdames les cyclistes, Paris, E. Plon, Nourrit et Cie, 1900, p. 4. En ligne :

https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k3144921/f10.image.r=album%20mars%20mesdames%20les%20cyclistes, consulté le 12 septembre 2018.

Que ce soit dans la littérature ou les arts visuels, la bicyclette apparaît comme le « moteur d’une érotique moderne179 », puisqu’elle rend possible l’expression libre du désir et

de la sexualité. Cet aspect, il se manifeste chez les femmes par le corps, et plus précisément par l’exposition de celui-ci :

[I]ls virent cet étrange spectacle : Régine, les bras nus, le buste nu, nu jusqu’à la ceinture. Elle passa ainsi [à vélo] sous leurs yeux. La tête se redressait en une attitude provocante. La poitrine se cambrait fièrement, et, de cette gorge aux pointes aiguës, elle fendait les flots de l’air, pareille aux sirènes antiques dont les seins coupaient l’assaut des vagues (VDA, 171).

Teintée de sensualité, cette scène se veut surtout un acte de provocation à l’endroit du mari, pour qui la nudité suscite la surprise et la désapprobation (« La gueuse, la gueuse, grinça Pascal hors de lui », VDA, 171). La libération vestimentaire de la femme, symbolisée au début du roman par la perte du corset, atteint ici son paroxysme. Le corps féminin, fortement visible puisqu’il est en mouvement, fait l’objet d’un spectacle : la chair s’offre à la vue, comme dans certaines publicités (fig. 48) qui représentent des cyclistes partiellement nues ou vêtues de robes diaphanes. C’est un phénomène également exploité par les illustrateurs de L’Auto-vélo, magazine humoristique de la Belle Époque. Dans une série consacrée à la mode cycliste à travers les saisons, les illustrateurs font la part belle à la sensualité. Le 4 juillet 1897, l’illustration consacrée au printemps, saison par excellence des jeunes filles en fleurs, met en scène une cycliste à la poitrine dénudée laissant tomber, sur son passage, des roses qu’elle tient de sa main gauche. Le gonflement de sa robe dévoile ses cuisses, ce qui accentue son caractère provocateur. Telle Perséphone, elle apporte le renouveau de la nature et fait fleurir l’espace qui l’entoure (fig. 49)180, comme témoignent les rosiers qui bordent la route sur

laquelle elle circule à vélo. L’image consacrée à l’automne, parue le 26 septembre 1897 (fig. 50), représente pour sa part une cycliste pédalant dans un costume ajusté. Les manches bouffantes, qui s’accordent avec la mode de l’époque, contrastent avec le décolleté plongeant

179 Anne-Marie Clais, loc. cit., p. 78.

180 Il est intéressant de noter que cette image a été utilisée par les éditions françaises Le pas de côté pour illustrer

la couverture de Voici des ailes de Maurice Leblanc. Voir « Saisons cyclistes. Le printemps », L’Auto-vélo.

Journal comique et illustré, n º 8, 4 juillet 1897, p. 5. En ligne : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5405697w/f5.image, consulté le 21 septembre 2017.

qui révèle la chair181. De façon à interpeller directement les consommateurs masculins,

l’industrie du cycle misait sur des images suggestives (fig. 51), en exploitant le corps de la velocewoman à des fins commerciales. En vendant un fantasme plus qu’un objet, l’industrie voulait éveiller dans l’esprit des passants le désir de posséder la séduisante « petite reine », de succomber à ses charmes, bref, d’en faire leur maîtresse. Pour cela, la cycliste devait se faire sirène, comme chez Leblanc, et user de ses charmes pour attirer les acheteurs potentiels dans ses filets. Or, si ces images expriment la fascination quelque peu perverse que suscite la figure de la cycliste chez ses admirateurs, elles rendent également compte, d’une manière certes extrême, de l’émancipation morale et sexuelle de la femme182. En roulant à vélo, la

velocewoman provoque non seulement l’éveil de ses sens, mais elle affirme également son droit au plaisir, privilège jusqu’alors réservé exclusivement aux hommes183. Plus que la

capacité de faire la cour, c’est la possibilité d’une sexualité féminine indépendante qui suscite la crainte : « Certains “experts” disaient qu’il était scientifiquement prouvé que la “cyclomanie”, tout comme la couture, pouvait entraîner une variété de troubles dont la nymphomanie, l’hystérie caractérisée, la surexcitation libidineuse et des crises de démence sensuelle184 ». Instrument masturbatoire aux yeux de plusieurs médecins et hygiénistes, la

bicyclette ne bénéficie pas d’une très bonne réputation auprès d’une partie de l’opinion publique. À une époque marquée par les débats sur la sexualité de la New Woman, qui se présente comme une menace à la nation par sa remise en question du mariage et de la maternité185, l’apparition de la bicyclette, à qui on reproche de donner des « air[s] de gamins

vicieux186 » aux femmes, se présente elle aussi comme perturbatrice de l’ordre moral

bourgeois187. S’opère alors un glissement entre « partenaire technologique » et « partenaire

sexuel »188, le vélo et la sexualité ne faisant qu’un dans les « milieux conservateurs et puritains

181 Voir « Saisons cyclistes. L’automne », L’Auto-vélo. Journal comique et illustré, n º 20, 26 septembre 1897,

p. 5. En ligne : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5405709n/f5.image, consulté le 21 septembre 2017.

182 Voir Hervé Lechat, « M. Leblanc saisi par la débauche », Le Rocambole, n° 61, hiver 2012, p. 44. 183 Voir Christopher Thompson, « Corps, sexe et bicyclette », loc. cit., p. 66.

184 Christopher Thompson, « Un troisième sexe ? », loc. cit., p. 24.

185 Voir Elaine Showalter, « New Woman », Sexual Anarchy. Gender and Culture at the Fin de Siècle, New

York, Penguin Books, 1990, p. 38.

186 Georges Montorgueil, op. cit., p. 190.

187 Voir Christopher Thompson, « Corps, sexe et bicyclette », loc. cit., p. 67. 188 Voir Christopher Thompson, « Un troisième sexe ? », loc. cit., p. 10.

[qui] s’acharnèrent à écarter les femmes de la machine symbole de force et de virilité, tentant de prévenir ce qu’ils nommaient très sérieusement “dérives masturbatoires” et perversités d’un nouveau genre189 ». En ce sens, lorsqu’il représente Régine pédalant seins nus dans la forêt,

Maurice Leblanc convoque le stéréotype de la cycliste hypersexuelle190 qui circulait à son

époque pour célébrer, à travers lui, le corps féminin191. Une telle image est cependant très loin

de faire l’unanimité. Le plus souvent, elle fait l’objet d’une vive dénonciation. Dans Paris, Émile Zola l’utilise pour exprimer la pensée de quelques passants, choqués à la vue de l’abbé « pédala[nt] au Bois avec une créature » (Paris, 551). À leurs yeux, il n’y a qu’un pas entre « cyclomanie » et « nymphomanie » : « Ève regardait Rosemonde et Dutheil, n’osant leur demander des détails, rêvant de cette créature qui avait osé détourner un prêtre. Quelque fille impudique sûrement, une de ces détraquées, folles de leur chair ! » (Paris, 552). Aux moralistes qui l’accusent d’exacerber les sensibilités, de procurer un plaisir illicite à ses propriétaires et d’être associée à une forme de sexualité féminine non contrôlée, la bicyclette répond toujours : coupable192 !