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Chapitre 5. Allons au bois de Boulogne

5.3 Un temps à soi

En plus de caractère hétérotopique des lieux ouverts par la bicyclette, il convient d’interroger également leur dimension hétérochronique, dans la mesure où « il n’est pas possible de méconnaître [l’]entrecroisement fatal du temps avec l’espace157 ». C’est ce que

Mikhaïl Bakhtine définit d’ailleurs par sa notion de « chronotope ». Dans Esthétique et théorie du roman, il affirme :

Dans le chronotope de l’art littéraire a lieu la fusion des indices spatiaux et temporels en un tout intelligible et concret. Ici, le temps se condense, devient compact, visible pour l’art, tandis que l’espace s’intensifie, s’engouffre dans le mouvement du temps, du sujet, de l’Histoire. Les indices du temps se découvrent dans l’espace, celui-ci est perçu et mesuré d’après le temps. Cette intersection des séries et cette fusion des indices caractérisent, précisément, le chronotope de l’art littéraire158.

154 Voir Andrew Thacker, op. cit., p. 29. 155 Ibid.

156 Thomas Carrier-Lafleur, « De Lourdes à Paris, en train ou en bicyclette. Hybridations médiatiques et

machinistes dans le cycle des Trois-Villes d’Émile Zola (1893-1898) », Sens public, 9 avril 2018, s. p. En ligne : http://www.sens-public.org/article1290.html, consulté le 29 septembre 2018.

157 Michel Foucault, « Des espaces autres », op. cit., p. 753.

158 Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, traduit du russe par Daria Olivier, préface de Michel

Cette corrélation des rapports spatio-temporels est essentielle dans le domaine des transports, puisque ceux-ci provoquent non seulement un rétrécissement de l’espace, les lieux éloignés se « rapprochant » des voyageurs, mais également une compression du temps, les voyages étant réalisés en des laps de temps plus courts qu’auparavant. Pour cette raison, même s’il a été surtout question jusqu’à présent de l’importance jouée par l’espace public dans l’imaginaire de la fugitive, il importe également de considérer le rapport qu’entretiennent les cyclistes avec le temps, dans la mesure où il participe de cet ensemble défini par Bahktine.

Michel Foucault considère ainsi que « l’hétérotopie se met à fonctionner à plein [dès lors que] les hommes se trouvent dans une sorte de rupture absolue avec leur temps traditionnel159 ». À cet égard, l’ouvrage intitulé The Golf Lunatic and his Cycling Wife (1902)

de l’auteure britannique Mary Eliza Kennard s’avère révélateur. Avant de s’avancer dans l’analyse, il faut d’abord mentionner qu’il existe, pour l’auteur de « Des espaces autres », deux types d’hétérochronies, soit celles « qui sont liées à l’accumulation du temps, [et celles] qui sont liées, au contraire, au temps dans ce qu’il a de plus futile, de plus passager, de plus précaire, et cela sur le mode de la fête160 », en donnant à ce titre l’exemple du village de

vacances. C’est cette seconde manifestation qui m’intéresse plus particulièrement parce qu’elle permet de mieux comprendre le cas de Kennard.

L’œuvre s’ouvre sur une querelle de ménage, puisque le couple placé au cœur de l’intrigue, formé du golfeur (Dolly) et de la cycliste (Cynthia) annoncés par le titre, est mal assorti. La femme est présentée d’emblée comme une forte tête : ambitieuse et indépendante, elle possède un esprit aventureux et un tempérament sauvage161 qui lui donnent un côté

« tomboy » (CW, 5). Non conventionnelle, voire excentrique aux yeux de son mari, Cynthia n’hésite pas à donner son opinion et à formuler des idées originales, en contradiction avec la norme établie. Elle critique ainsi ouvertement la futilité de l’existence féminine, réglée et conçue par la société, allant même jusqu’à se rebeller contre les règles sociales :

But in Society, what does the ordinary woman’s life consist of ? She rises of a morning assured of three, if not four, substantial meals, which she eats without earning, often

159 Michel Foucault, « Des espaces autres », op. cit., p. 759. 160 Ibid., p. 760.

161 Voir Mary Eliza Kennard, The Golf Lunatic and his Cycling Wife, New York et Londres, Brentano’s et

without appetite. Then she writes a few letters, plays a little on the piano, goes out for a walk, comes in to luncheon, mounts the stairs, dresses with scrupulous care, drives in a luxurious carriage, returns to tea, glances at the newspaper or a sensational novel, adorns herself for dinner, eats once more without being in the least hungry, goes out to parties or to sleep in an armchair, – and so the hollow, profitless, monotonous day drags to an end. She has no employment in the true sense of the word. From morning till night her one aim and object is to kill time (CW, 6).

Ce long passage permet de voir apparaître, à travers l’énumération, le fardeau que constituent les tâches féminines ; de plus, la question du temps y est centrale. Vide de sens, voué à la répétition, la journée typique décrite par Cynthia possède tout de cette « cyclicité », cet immobilisme dont parle Patricia Murphy dans Time is of the Essence162. Écartées de toute

forme de productivité, de progrès, les femmes n’ont d’autre choix que de « tuer le temps », en passant d’une obligation mondaine à une autre. Ironie du sort, c’est la roue qui permet à Cynthia de sortir de ce cycle, de remettre en question cette construction artificielle du temps qui l’enchaîne à l’inaction. À vélo, elle se découvre un esprit vagabond qui la pousse à rejeter ses devoirs de maîtresse de maison et à introduire dans sa vie une part de surprise : « I had escaped from the narrow groove of everyday existence » (CW, 179). En ce sens, l’espace du cycle obéit bel et bien à un temps différent : au rythme monotone d’avant, réglé au quart de tour, se substitue une cadence autre, plus rapide, plus erratique aussi, car sujette aux changements et à l’imprévisibilité. Faire de la bicyclette, c’est donc entrer en rupture avec un temps cyclique, qui amène la femme à poser continuellement les mêmes gestes, c’est introduire dans une journée qui se veut identique à la précédente une part d’aventure. Or, pour dérégler l’horloge, il faut pouvoir s’offrir le luxe d’un temps vacant, celui du loisir, qui s’organise au milieu du XIXe siècle, période marquée par une redistribution des temps

sociaux163. L’apparition de moyens de transport modernes, comme la bicyclette, crée d’abord

une « accélération des rythmes symbolisée par l’augmentation de la vitesse des véhicules164 ».

En réponse à cette accélération, qui s’introduit dans le monde du travail en activant la productivité, il devient nécessaire d’avoir du temps libre, de mettre de côté le devoir et les obligations (familiales, sociales, professionnelles) au profit du pur plaisir. Pour les femmes de

162 Voir Patricia Murphy, op. cit., p. 24.

163 Voir Alain Corbin, « L’avènement des loisirs », op. cit., p. 10. 164 Ibid., p. 15.

la bourgeoisie, la bicyclette représente donc non seulement une manière de se créer un « espace à soi », celui de la nature165, mais aussi un « temps à soi », celui des vacances,

qui « s’impose comme une parenthèse nécessaire dans la vie quotidienne166 » :

Le temps des vacances […] est devenu celui du bonheur attendu [et il] autorise l’attention à soi, l’expérience de soi, voire la révélation de soi. Il est celui durant lequel le corps retrouve une existence oubliée. Le temps des vacances est, peu à peu, devenu un élément déterminant de la construction des identités167.

Hétérochronique et hétérotopique, l’univers du cycle possède pour les femmes un rôle compensatoire168, dans la mesure où, privées de la possibilité d’explorer des voies différentes

de celles que leur destine la société, elles peuvent jouer, dans cette fenêtre spatio-temporelle que représentent les promenades à vélo, un autre rôle, plus affirmé, voire apparaître comme une femme émancipée : « Truly may it be said that woman a-wheel is a woman emancipated » (CW, 71). Dans The Golf Lunatic and his Bicycling Wife, Cynthia va même jusqu’à faire de sa passion pour la bicyclette une vocation. En devenant membre du « Cycling Touring Club », puis en contribuant mensuellement à un magazine sportif, le Cycles Snips, deux gestes qui lui attirent la désapprobation de son époux, elle intègre à son existence conventionnelle une part de responsabilité, une fonction sociale concrète, le pouvoir d’avoir un impact sur autrui : « The following month I was literally besieged with letters from various ladies, all requesting me to furnish them with further particulars. […] Before long I was on the staff of no less than three cycle papers, and began to find myself looked up to as an authority » (CW, 69). Plus indépendante, tant sur le plan physique qu’économique, travail et voyage étant dépendants l’un de l’autre, elle se dote de plusieurs des qualités qui définissent la « femme moderne » :

165 L’ouvrage de Kennard ne fait pas exception à la règle en proposant, à son tour, un éloge de la nature et de ses

vertus libératrices et regénératrices : « To me it was an unmixed pleasure to throw off the bonds of Society and

travel the roads like a tramp. […] I entered into the charm of vagrant life, – the absence from restraint, the liberty, and the inborn love of Nature, which to some temperaments renders it almost a necessity to escape from the haunts of men and seek solitude. And how beautiful Nature was in her varied moods ! Every common hedgerow seemed a “thing of joy” in the glad springtime. Mark the delicate green leaf as it bursts from the bud, the tender foliage of the trees gracefully outlined against the azure sky. Listen to the song of the birds, watch the mighty army of insect existence, inhale the fragrant air, bask in the health-giving sun. » (CW, 63-64).

166 André Rauch, « Les vacances et la nature revisitée : 1830-1939 », dans Alain Corbin (dir.), op. cit., p. 113. 167 Alain Corbin, « Présentation au chapitre 3 », dans Alain Corbin (dir.), op. cit., p. 82.

What a field of new experiences the cycle opened out to modern womanhood ! It freed her from a multitude of conventional shackles. She could wander at her will, go where she listed, stay where she elected ; dependent on no man, no horse, no carriage, but solely on the clever bit of mechanism constructed by the ingenuity of human brains and hands (CW, 63).

Moderne, car libre de disposer de son corps et d’orienter son esprit, Cynthia demeure, d’abord et avant tout, une fugitive. Son usage de la bicyclette se fait en réaction à une double autorité : celle de la société, qui lui impose un cadre spatio-temporel spécifique, et celle de son époux infidèle, qui lui préfère toujours une autre femme. Adopter la bicyclette est une manière d’entrer en rupture avec le passé, avec ce qui est attendu de sa part, mais surtout, avec les convenances sociales et les trahisons du mari : « I debated whether to put on my oldest clothes and go out bicycling, or to dress myself nicely and do as my husband had bidden me » (CW, 307). Sur la route, elle dit au revoir à la monotonie de l’existence, à cette forme d’esclavage que constitue à ses yeux le mariage169, mais surtout, à l’espace-temps qui la retient

prisonnière170.

La bicyclette représente ainsi un danger face à l’ordre familial et à la stabilité sociale171,

en cela qu’elle permet à la femme de se construire un « monde » autre que celui qui lui est assigné. Passé, nostalgie, tradition, tout cela qui s’oppose à la modernité, relèvent de la sphère privée172 ; sur la route, c’est un autre monde qui s’offre à elle. L’univers du cycle est une

ouverture, une sorte de fenêtre spatio-temporelle au cours de laquelle les axes de l’existence féminine se réalignent, les instincts se libèrent. Or le « premier instinct libéré ne dev[r]ait-il pas être l’instinct d’amour ? » (VDA, 134).

169 « “You can always do as you like, whereas the smallest freedom of action is denied me. Why should a woman be a slave simply because she is married ? It is neither fair nor reasonable” » (CW, 270).

170 « [W]omen’s location was fixed both spatially (in the home) and temporally (by a legal precedent which ensured historical continuity between past and present) ». Wendy Parkins, op. cit., p. 2.

171 Voir ibid. 172 Voir ibid., p. 3.