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Chapitre 1. La figure de la « femme moderne »

1.3 Sortir des sentiers battus

Que ce soit en tant que type social, icône culturelle, produit de la presse ou personnage de fiction, la « femme moderne » a fait l’objet de multiples débats entre la fin du XIXe siècle

et le début du XXe siècle. Constamment soumise à l’examen public en France, mais également

en Angleterre et aux États-Unis, elle se manifeste tantôt sous les traits de la New Woman, tantôt sous ceux de la garçonne, ces principaux avatars. Ces figures, bien qu’elles soient séparées par une guerre et par quelques traits distinctifs, demeurent largement homologues, dans la mesure où elles témoignent toutes deux de la métamorphose de l’imaginaire féminin qui s’opérait alors dans la société occidentale.

Parmi les phénomènes autour desquels se sont cristallisées les représentations de la New Woman et de la garçonne, il a été fréquemment question du rôle joué par la culture de masse, c’est-à-dire par la publicité, la littérature populaire, la presse illustrée, le cinéma et la mode, dans l’avènement de nouveaux modèles de la femme affranchie. À travers elle s’est transmise l’image d’une femme autonome, libre et ambitieuse, une image fantasmée conjuguant tous les acquis de son époque, effectués tant sur le plan social que politique, éducationnel, économique et technologique. La fugitive n’échappe pas non plus à cette médiatisation : son image se propage par l’intermédiaire de divers objets culturels. Cet aspect définitionnel de la « femme moderne » n’est donc pas remis en question dans la thèse, puisqu’il contribue à la réflexion qui est la mienne.

À la lumière des portraits dressés de la New Woman et de la garçonne, il convient de proposer une définition de la « femme moderne » qui me sert de point de référence : en postulant que la fugitive, en raison de la relation privilégiée qu’elle entretient avec les grands thèmes et phénomènes de la modernité, permet de renouveler en partie la signification donnée

73 Quant à l’aviatrice, elle est la plupart du temps simplement qualifiée de « femme moderne », puisqu’il s’agit

à la « femme moderne » par la critique, il est nécessaire d’avoir un horizon à partir duquel je vais construire ma démonstration et mesurer mon hypothèse de départ. La définition retenue, fournie par Tirza True Latimer et Whitney Chadwick dans The Modern Woman Revisited. Paris Between the Wars (2003), a été choisie pour son caractère synthétique :

The figure of the « emancipated » modern woman became to interwar Parisian modernity what the figure of the dandy/flâneur had been to modernity in Baudelaire’s era, personifying the social, political, intellectual, and technological changes that shaped daily life in bourgeois Western urban centers. The modern woman was, above all, an image, mediated and mediatized by emerging industries such as the illustrated press, pulp fiction, advertising, and cinema. La femme moderne, as pictured in the mass media in Paris between the wars, was literally « going places ». She was shown at the wheel of an automobile, at the helm of a speedboat, in the cockpit of an airplane. She was in control, self-assured, capable, aggressive, adventurous, independent. As a figure in transit and in transition, she traveled unescorted, distancing herself from her national and/or familial points of origin to migrate or immigrate to cultural capitals like Paris, where she pursued her independence via new vocations74.

Bien qu’elle porte plus spécifiquement sur le cas français, la citation rend compte d’une forme d’ouverture envers les autres pays, ce qui permet d’élargir la portée de la définition. La « femme moderne », présentée comme une personnification des divers mouvements sociaux, politiques, intellectuels et technologiques du début du XXe siècle, est en effet perçue comme

un phénomène occidental, bourgeois et urbain. Ce milieu, en raison des structures et des systèmes qu’il met en place et en tant qu’espace privilégié de la modernisation, favorise l’apparition de figures comme celles de la New Woman, de la garçonne et, bien sûr, de la fugitive, que les critiques mentionnent indirectement lorsqu’elles emploient l’exemple de l’automobiliste (« She was shown at the wheel of an automobile ») et de l’aviatrice (« in the cockpit of an airplane »). Parmi les caractéristiques évoquées, certaines méritent d’être soulignées et explicitées. Outre la mention des différentes industries ayant procédé à la médiation et à la médiatisation de l’image de la « femme moderne », il faut noter les termes employés pour qualifier cette figure. Les qualités présentées tranchent complètement avec l’imaginaire de la jeune femme d’autrefois : indépendance, confiance en soi, compétence, sens de l’aventure et agressivité (entendu au sens d’une capacité à choquer ou à provoquer), voilà

des traits de caractère traditionnellement masculins. Psychologiquement, physiquement et même matériellement, la « femme moderne » s’approprie les attributs du sexe opposé ; les moyens de transport ne dérogent pas à cette tendance, puisqu’ils sont également pensés et conçus pour les hommes au premier abord.

Là où la définition donnée par Chadwick et Latimer touche à une corde sensible, c’est lorsqu’elle aborde la question centrale de la mobilité. Pour les deux historiennes de l’art, il est nécessaire à la « femme moderne » de prendre ses distances avec ses origines (familiales ou nationales) afin d’assouvir sa soif d’indépendance. En ce sens, c’est en allant quelque part (« going places ») qu’elle peut espérer adopter un nouveau rôle, c’est en sortant des sentiers battus qu’elle parvient à se façonner une identité autre, différente de celle qui lui est destinée. Figure de transition, dans la mesure où elle représente le passage entre l’ancien et le nouveau, entre l’éternel féminin et un féminin reconfiguré, elle est également une figure du transitoire, puisque c’est par sa mise en mouvement qu’elle acquiert sa liberté. C’est ainsi en une formule simple, mais efficace, qu’est condensée la « femme moderne » : « a figure in transit and in transition ». Sur ce point, la fugitive m’apparaît pouvoir fournir d’autres éléments de réponse et me permettre d’approfondir cette affirmation. Car la mobilité est bien plus qu’une manière de se rendre du point A au point B, elle est plus qu’un vecteur entre deux états, ce qui sous- entend que la femme se transforme uniquement à l’arrivée, et donc après s’être déplacée. Pour la fugitive, c’est pendant qu’il se passe quelque chose, c’est le voyage qui est significatif. Il faut tourner le regard vers la route, porter son attention sur la route pour comprendre comment les rapports entre femmes et modernité se nouent. L’étude des cyclistes, des automobilistes et des aviatrices m’incite ainsi à réévaluer et à reconsidérer l’un des gestes posés par de nombreuses femmes au tournant du XXe siècle, soit celui de sortir75 des quatre murs du foyer.

« Une femme ne doit pas sortir du cercle étroit tracé autour d’elle », disait Marie-Reine Guindorf, une féministe française qui consacra sa brève existence – elle se suicida à 25 ans – à rompre cet enfermement. Ce cercle auquel elle fait référence est à la fois représentatif, au figuré, des règles, des contraintes et des normes qui régissent la vie des femmes au XIXe

siècle, mais il renvoie aussi, littéralement, à l’espace intérieur dans lequel elles sont confinées.

75 Voir Michelle Perrot, « Sortir », dans Geneviève Fraisse et Michelle Perrot (dir.), Histoire des femmes en Occident. Le XIXe siècle, Paris, Plon, 1991, tome 4, p. 467.

L’univers domestique, clos sur lui-même, isole les femmes du monde extérieur. Lorsqu’elles le quittent, c’est souvent pour se rendre immédiatement dans un autre espace qui leur est réservé (lavoirs, lieux de promenade, grands magasins, salons de thé, etc.76), car il n’est pas

question d’éterniser leur présence dans les rues ou dans d’autres lieux interdits. Ce qui est en jeu ici, c’est la théorie des « sphères séparées » que Michelle Perrot, dans Histoire des femmes en Occident, définit de la manière suivante : « La théorie des “sphères” […] est une manière de penser la division sexuelle du monde et de l’organiser rationnellement, dans l’harmonieuse complémentarité des rôles, des tâches et des espaces, réconciliant ainsi la vocation “naturelle” avec l’utilité sociale77 ». L’espace, qui n’est ni vide ni neutre comme il serait possible de le

croire, a un impact direct sur l’existence des hommes et des femmes, car en assignant chacun à sa place, il assure en partie la stabilité et la cohésion sociale78. Il n’est donc pas étonnant,

considérant le pouvoir que détient l’espace, qu’il se retrouve au cœur de la question de l’émancipation féminine.

L’idée des « sphères séparées », qui constitue l’un des obstacles auxquels se butent les fugitives lorsqu’elles cherchent à conquérir l’espace public, mérite qu’on s’y attarde un peu plus longuement. Telle qu’elle se présente au XIXe siècle, cette théorie participe directement

de la construction du mode de vie bourgeois, dans la mesure où elle permet à la bourgeoisie de se définir de manière cohérente en tant que classe sociale, par rapport à l’aristocratie et au prolétariat79. Cet aspect est non négligeable dans la mesure où c’est également à cet univers

qu’appartiennent la « femme moderne » et les fugitives (les moyens de transport étant surtout accessibles, à leurs débuts, aux individus plus fortunés). En investissant les espaces d’une portée symbolique, la classe bourgeoise pouvait contrôler le comportement et les activités des individus qui y entraient80, leur dicter ce qu’ils pouvaient ou ne pouvaient pas faire, ouvrir à

ceux-ci des espaces, imposer des interdits et des barrières à ceux-là. Cela assurait également

76 Voir Aruna D’Souza et Tom McDonough, « Introduction », dans Aruna D’Souza et Tom McDonough (dir.), The Invisible Flâneuse ? Gender, Public Space, and Visual Culture in Nineteeth-Century Paris, Manchester,

Manchester University Press, coll. « Cultural Perspectives in Art History », 2006, p. 8.

77 Michelle Perrot, « Sortir », op. cit., p. 468.

78 Voir Lynne Walker, « Home and Away : the feminist remapping of public and private space in Victorian

London », dans Rosa Ainley (dir.), New Frontiers of Space, Bodies, and Gender, Londres et New York, Routledge, 1998, p. 65.

79 Voir Griselda Pollock, op. cit., p. 253. 80 Voir ibid.

une régularisation des rapports hommes/femmes, les uns comme les autres devant orchestrer leurs déplacements en fonction de leurs intentions envers le sexe opposé : s’ils peuvent facilement s’éviter, il est plus difficile de se rencontrer81. Ces sphères doivent donc être

entendues comme des structures, à la fois sociales et idéologiques, qui permettent de construire une identité de classe, mais également une identité de sexe82, hommes et femmes

étant séparés par les frontières délimitant le privé et le public. La sphère privée est traditionnellement associée au féminin. C’est l’univers domestique, celui de la famille et des serviteurs, univers circonscrit qui accorde peu de capacités de mouvement, alors que la sphère publique est codée comme étant masculine. C’est le domaine du travail, de la politique, de l’argent, de l’éducation et de la liberté83, mais également le lieu où le citoyen se fait connaître

et reconnaître. Le terme « public » possède donc « deux sens qui se recouvrent partiellement. […] [Il] désigne l’ensemble, juridique ou coutumier, des droits et des devoirs qui dessinent une citoyenneté ; mais aussi les liens qui tissent et qui font l’opinion publique84 ». Pour être

une figure publique, il ne faut donc pas uniquement être vu dans des espaces entendus comme tels, il faut également que cette apparition fasse l’objet de discours et de représentations, ce à quoi tout processus de médiatisation contribue largement.

S’il est convenu pour les hommes d’aller du privé vers le public et vice-versa, il en va autrement pour les femmes85. En se rendant visibles là où leur présence n’était pas socialement

autorisée, celles-ci s’exposaient à la critique : perte de leur respectabilité, disgrâce, remise en question de leur vertu, atteinte à leur réputation, voilà quelques-uns des dangers moraux qui les guettaient86, l’association entre « femme publique » et « prostituée » étant toujours

fortement ancrée dans les esprits87. C’est à ses risques et périls que la femme honnête pénètre

un espace inconnu. À chaque détour, elle risque de s’y perdre et de se perdre.

Comme il a été établi précédemment, les figures de la New Woman et de la garçonne ont brouillé la stricte division spatiale des sphères, cette action étant nécessaire pour obtenir des

81 Voir Michelle Perrot, Femmes publiques, Paris, Textuel, 1997, p. 8. 82 Voir Griselda Pollock, op. cit., p. 254.

83 Voir ibid., p. 259.

84 Michelle Perrot, Femmes publiques, op. cit., p. 7. 85 Voir Griselda Pollock, op. cit., p. 259.

86 Voir Griselda Pollock, op. cit., p. 259. 87 Voir Sally Ledger, op. cit., p. 154.

droits supplémentaires. La relation étroite entre les attentes sociales et sexuées et la sphère privée signifie en effet qu’il faut « sortir » pour déroger au convenu et à l’attendu88. Car quitter

un espace, c’est par le fait même déserter le rôle qui lui est lié : « [L]e desserrement de l’espace et de ses contraintes introduit un jeu propice à l’affirmation de soi89 ». Cette

« sortie », qui permet à la femme de se forger une nouvelle identité, est grandement facilitée par les nombreuses innovations technologiques de l’époque moderne. Elle peut ainsi s’effectuer de différentes manières : mentalement, lorsque des nouveaux moyens de communication comme la presse illustrée, le téléphone et la photographie rendent possible les intrusions du monde extérieur à l’intérieur de l’espace féminin90, et physiquement, lorsque les

femmes elles-mêmes franchissent le seuil séparant le « dedans » du « dehors ». Et quoi de mieux pour y parvenir que de monter sur sa bicyclette, de conduire son automobile ou de s’installer aux commandes d’un avion ? Comme les moyens de transport collectifs avant eux, les véhicules individualisés sont dotés d’une portée démocratique91, puisqu’ils ouvrent le

monde à toute une partie de la population et permettent de contourner le processus de marginalisation, voire de ségrégation sexuelle92, qui est à l’œuvre dans l’espace public. Dans

l’univers de la bourgeoisie, avide de créer des liens étroits entre classe sociale, genre et espace, les frontières auxquelles se butent les passants sont à la fois matérielles et immatérielles, visibles et invisibles, car elles s’imposent tant sous la forme de murs que de normes. Même le domaine aérien, là où les aviatrices accomplissent des prouesses et deviennent des « fiancées du danger93 », n’est pas exempt de ce type de contraintes sociales. Il faut rappeler que le

88 Cette hypothèse, selon laquelle l’émancipation féminine est le résultat d’un mouvement du « dedans » vers le

« dehors », est celle proposée par la majorité des critiques qui se sont intéressés à la figure de la « femme moderne ». Il serait toutefois possible de montrer que ce phénomène ne fonctionne pas uniquement à sens unique, car la sphère privée peut également accueillir ce qui relève du public. C’est notamment le cas lorsque des groupes féministes tiennent leurs rencontres dans la demeure de l’une de leurs membres. Cela permet aux questions politiques et au travail de se mêler à l’univers domestique : « This juxtaposition of home and work made the home

a political space in which social initiatives germinated and developed. As we shall see, feminists, such as Emmeline Pankhurst and Barbara Bodichon, adapted their family homes for meetings and other events associated with women’s rights ». Lynne Walker, op. cit., p. 66.

89 Michelle Perrot, « Sortir », op. cit., p. 481.

90 Voir Michelle Perrot, Femmes publiques, op. cit., p. 10.

91 Voir Ana Parejo Vadillo, « Introduction : Passengers of Modernity », dans Ana Parejo Vadillo (dir.), Women Poets and Urban Aestheticism. Passengers of Modernity, Houndmills, Palgrave Macmillan, coll. « Palgrave

Studies in Nineteenth-Century Writing and Culture », 2005, p. 36.

92 Voir Michelle Perrot, Femmes publiques, op. cit., p. 39.

domaine de l’aviation, à ses débuts, était réservé à l’élite94, puisqu’il s’agissait d’une discipline

coûteuse. Ici-bas comme là-haut, l’espace présente donc des résistances. Rares sont ceux qui peuvent le parcourir à leur guise, car il n’apparaît complètement ouvert qu’aux plus favorisés de la société ; aux autres, il demeure en partie caché et inaccessible. Pour cette raison, il fait l’objet d’une quête constante par ceux et surtout celles qui souhaitent y prendre leur place. Étudier les fugitives permet ainsi de réévaluer la place qu’occupait la « femme moderne » dans les représentations de l’espace public bourgeois, puisque c’est là qu’elle a élu domicile.

Dans l’imaginaire du début du XXe siècle, les mouvements de femmes (au sens

politique) sont intrinsèquement liés à leur mobilité au sein de l’espace public. Il semble ainsi naturel que, à la vue de pionnières pédalant au bois de Boulogne, faisant rugir le moteur de leur automobile à la sortie des dancings ou s’envolant au-dessus de l’Atlantique pour battre des records aériens, les contemporains aient associé ces fugitives à la New Woman ou à la garçonne, ces deux principales manifestations de la « femme moderne ». Dans l’espace public, là où leur présence ne va pas de soi, fugitives et « femmes modernes » ont ceci en commun qu’elles détonnent tant par leur apparence que par leur attitude et leur comportement : corps, image, rôle, identité, tout les distingue des jeunes filles aux fleurs, de la tradition qui les rattache à l’univers domestique. Or, dans le discours critique actuel, les rapports entre la « femme moderne » et l’espace public ont surtout été étudiés à partir des thèmes du sport, du voyage ou de la flânerie, rarement en fonction de la relation aux moyens de transport individualisés. Dans le prochain chapitre, il sera question des figures féminines généralement rattachées à la conquête de l’espace public, soit les sportives, les aventurières et les flâneuses, afin de voir comment elles peuvent éclairer la réflexion sur les fugitives.

94 Voir Luc Robène, « Le mouvement aéronautique et sportif féminin à la Belle Époque : l’exemple de la Stella

(1909-1914) », dans Pierre-Alban Lebecq (dir.), Sports, éducation physique et mouvements affinitaires au XXe