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Chapitre 3. À l'ombres des jeunes filles en fuite

3.1 Aux origines : Albertine

C’est à Balbec, à cette « heure où dames et messieurs venaient tous les jours faire leur tour de digue » (OJF, 354), qu’elle apparaît pour la première fois, entourée de sa bande de jeunes filles : Albertine, la plus célèbre des fugitives. La bicyclette qu’elle tient de la main, trait distinctif utilisé par le narrateur pour l’isoler au sein de son groupe189, la place d’emblée

sous le signe du mouvement et de la différence. Dans À l’ombre des jeunes filles en fleurs (1919), ses déplacements à travers la station balnéaire se font systématiquement à l’aide du vélo, au point où cette machine devient une manière pour le narrateur, qui ne connaît pas le nom de l’inconnue aux « yeux brillants [et] rieurs » (OJF, 359), de la désigner190. Cela signifie

que son identité, qui sera finalement dévoilée par Elstir, se réduit pendant une partie de l’œuvre à son statut de cycliste, qui est évoqué à l’aide de diverses périphrases : « la bacchante à bicyclette » (OJF, 346), « la brune aux grosses joues qui poussait une bicyclette » (OJF, 359), « la jeune fille à la bicyclette » (OJF, 394). Le vélo est ici doté d’une fonction qualifiante, puisqu’il sert de « support [au] portrait191 » de mademoiselle Simonet.

Plus qu’une façon de singulariser Albertine, la bicyclette permet d’associer le thème de la fuite à la jeune fille. En tant que cycliste, elle apparaît d’abord comme une figure élusive et insaisissable, qui disparaît de l’existence du narrateur aussi rapidement qu’elle y est entrée : « Aussi, je pouvais me dire avec certitude que, ni à Paris, ni à Balbec, […] [parmi] les passantes qui avaient arrêté mes yeux, il n’y en avait jamais eu dont l’apparition, puis la disparition sans que je les eusse connues, m’eussent laissé plus de regrets que ne feraient

189 Voir Marie-Agnès Barathieu, op. cit., p. 126.

190 Voir Una Brogan, « Albertine the Cyclist. A Queer Feminist Bicycle Ride through Proust’s In Search of Lost Time », dans Jeremy Withers et Daniel P. Shea (dir.), Culture on Two Wheels. The Bicycle in Literature and Film, avant-propos de Zack Furness, Lincoln et Londres, University of Nebraska Press, 2016, p. 119.

celles-ci192 ». Être inaccessible, c’est cette qualité qui illustre chaque membre de la petite

bande, dont Albertine. À la manière de ces figures quasi spectrales qui hantent parfois les photographies193, de ces traces d’une absence, témoignages de ce qui, l’espace d’un instant,

occupait l’image, la cycliste échappe à toute forme de capture : « Albertine n’était plus tout à fait pour moi ce seul fantôme digne de hanter notre vie que reste une passante dont nous ne savons rien, que nous avons à peine discernée » (OJF, 436). À chaque rencontre avec le narrateur revient le rôle, au fil du récit, de préciser les contours de cette forme floue, de lui donner corps. Albertine n’est alors plus seulement une inconnue en mouvement, elle est dotée d’un nom et d’un visage, de qualités et de défauts, d’une voix même. Or, à partir du moment où la jeune fille se présente non plus comme l’« Albertine imaginaire associée à la cycliste [mais comme] Mademoiselle Simonet, l’Albertine réelle194 », le thème de la fuite succède à

celui du passage. Est-ce la présence de plus en plus marquée du narrateur dans son existence qui pousse à fuir celle qui, autrefois, ne faisait que passer ? De toute évidence, dans la mesure où la jeune fille, consciente du regard insistant que lui porte le narrateur, doit s’arracher à cette emprise :

The voyeuristic gaze in Remembrance of Things Past might be understood to have a sinister implication, for, as one critic put it, « the subject defined by vision is also defined by violence, and Albertine constituted as an icon is also constituted as a prisoner… Vision, within this context, achieves the status of an act. It is situated with all modalities of immediacy for Proust, within the category of aggression »195.

Cette vision agressante est bien évidemment le résultat de la jalousie dévorante que ressent le narrateur lorsqu’il est séparé d’Albertine, son imagination s’enflammant dès lors que s’accentue la distance entre lui et l’objet de son regard : « Je n’aurais pas été jaloux si elle avait eu des plaisirs près de moi, encouragés par moi, que j’aurais tenus tout entiers sous ma surveillance » (P, 23). Tel le gardien au centre d’un panoptique, le narrateur est doté d’un

192 Marcel Proust, La Prisonnière, édition présentée, établie et annotée par Pierre-Edmond Robert, Paris,

Gallimard, coll. « Folio », 1989 [1923], p. 363. Désormais abrégé en P, suivi du numéro de page.

193 « The are a number of striking similarities between these photographs and Proust’s descriptions of girls in motion ; both the photographer and the writer caught scenes that are notable for their dynamism, freshness, and spontaneity. » William C. Carter, op. cit., p. 40.

194 Marie-Agnès Barathieu, op. cit., p. 131.

195 Martin Jay, Downcast Eyes. The Denigration of Vision in Twentieth Century French Thought, Berkeley,

pouvoir s’exerçant avant tout par les yeux. Son regard se présente comme un outil de contrôle et c’est sur le corps d’Albertine qu’il impose cette autorité. Pour y échapper, la jeune fille n’a d’autre choix que de prendre de la vitesse : « [O]n voyait parfois [Albertine], dans son caoutchouc, filer en bicyclette sous les averses » (OJF, 455), « et quand ensuite je la voyais prendre sa bicyclette et filer à toute vitesse, je ne pouvais m’empêcher de penser qu’elle allait rejoindre celle à qui elle avait à peine parlé196 ». Le terme « filer » est éloquent dans ces deux

passages. En plus de désigner, d’une façon évidente, le fait que la cycliste se déplace rapidement, l’usage de ce verbe permet d’évoquer, d’une manière sous-entendue cette fois, un certain nombre d’actions qui sont révélatrices de la situation d’Albertine : se sauver, disparaître même, lorsqu’on entend plutôt le mot au sens de « se défiler », mais il peut aussi être employé afin de désigner une maille qui serait détachée de l’entrelacement de tissus auquel elle appartient. Dans la majorité des cas, c’est cependant la fuite de la jeune fille qui est évoquée par l’emploi du verbe « fuir », c’est sa capacité à s’arracher à ce qui la retient, à échapper à une forme d’emprise qui est décrite. Même si Albertine ne parvient pas à se soustraire complètement au regard du narrateur197, comme en témoigne la récurrence du verbe

« voir » (« on voyait », « je la voyais »), elle parvient malgré tout à conserver une aura de mystère et, en ce sens, à se soustraire à la compréhension. Elle suscite le questionnement et pousse son observateur, à défaut de pouvoir la suivre, à formuler des hypothèses à son sujet : « Mais dans mon imagination maintenant Albertine était libre ; elle usait mal de cette liberté, elle se prostituait aux unes, aux autres198 ». Les deux séjours de Marcel à Balbec, dans À

l’ombre des jeunes filles en fleurs et Sodome et Gomorrhe (1921-22), sont profondément marqués par les allées et venues de la jeune fille sur la digue, ceux-ci constituant un souvenir qui hantera le narrateur bien après son retour à Paris. Plus encore, cette période passée au bord de la mer représente le moment où s’élabore une dynamique qui marque tout le cycle d’Albertine, celle entre les thèmes de la « prisonnière » et de la « fugitive »199.

196 Marcel Proust, Sodome et Gomorrhe, édition présentée, établie et annotée par Antoine Compagnon, Paris,

Gallimard, coll. « Folio », 1989 [1921-22], p. 247. Désormais abrégé en SG, suivi du numéro de page.

197 Voir Marie-Agnès Barathieu, op. cit., p. 135.

198 Marcel Proust, Albertine disparue, édition présentée, établie et annotée par Anne Chevalier, Paris, Gallimard,

coll. « Folio classique », 1992 [1925], p. 72. Désormais abrégé en AD, suivi du numéro page.

Le premier thème se concrétise dès les premières pages de La Prisonnière (1923), dans lesquelles le narrateur annonce qu’il est parvenu à capturer Albertine : « Que je pense maintenant que mon amie était venue à notre retour de Balbec habiter à Paris sous le même toit que moi, qu’elle avait renoncé à l’idée d’aller faire une croisière, qu’elle avait sa chambre à vingt pas de la mienne » (P, 4). Déjà, il est clair que la liberté et l’indépendance de la jeune fille ont été sacrifiées afin d’accommoder les désirs du narrateur, l’abandon de la croisière constituant un indice de plus quant à cette situation. Nouveau mode de loisir qui connaît un âge d’or durant la Belle Époque, le paquebot est synonyme de vacuité, celui du temps et de l’espace inoccupés200, mais aussi d’évasion et de mobilité. Albertine, en troquant l’existence

nomade de la voyageuse pour celle, sédentaire, de la femme entretenue du XIXe siècle, se

retrouve par le fait même à échanger sa posture de « fugitive » pour celle de « captive » (P, 169), voire d’« esclave » (AD, 7). La demeure du narrateur, dans les circonstances, devient la prison à l’intérieur de laquelle est enfermée la jeune fille. Et, comme un système carcéral, elle apparaît comme un microcosme régi par ses propres règles : « Albertine […] comprit avec stupeur qu’elle se trouvait dans un monde étrange, aux coutumes inconnues, réglé par des lois de vivre qu’on ne pouvait songer à enfreindre » (P, 9-10). Sous l’œil vigilant de la servante Françoise, gardienne des traditions, la jeune fille apprend à vivre au rythme d’une autre horloge que la sienne, à suivre le tempo imposé par le narrateur, à respecter le silence qui règne, si bénéfique au sommeil de ce dernier. En plus de cet horaire contraignant, elle doit également se plier à la surveillance qui lui est imposée lors de ses déplacements. Ceux-ci ne s’effectuent jamais sans la présence d’Andrée, sur laquelle le narrateur peut compter « pour [lui] dire tous les endroits où elle [va] avec Albertine » (P, 13). À cette attention constante qui lui est portée par son « chaperon », qui emprunte les traits d’une amie, s’ajoute le fait qu’elle doit s’accommoder d’un chauffeur assigné, ce qui signifie qu’elle n’est pas en contrôle de son véhicule de transport, comme c’était le cas jadis à Balbec. Plusieurs geôliers assurent ainsi la garde d’Albertine, tant à l’intérieur de l’appartement qu’à l’extérieur de celui-ci. La jeune fille, placée au centre de ce panoptique, est suivie à la trace, ses allées et venues étant rigoureusement contrôlées, situation qui contraste fortement avec la liberté qui caractérisait

autrefois sa vie à Balbec. Il faut dire qu’Albertine a été dépossédée de sa bicyclette, dont les « marques syntaxiques et sémantiques (déplacement, autonomie) sont à l’opposé de celles du signe prison (enfermement, surveillance)201 ». Dans La Prisonnière, cet outil de locomotion

n’est plus qu’un vestige du passé202 permettant, par sa réminiscence, la mise en évidence de la

situation difficile dans laquelle se trouve Albertine : « Le processus de rappel des souvenirs est motivé par la comparaison de deux situations diamétralement opposées et contraires : celle, présente, d’une Albertine domestiquée, familière et familiale, et celle, passée, d’une Albertine inaccessible, insaisissable203 ». De jeune fille libérée, elle devient femme au foyer, dans un

mouvement à l’envers que l’on pourrait qualifier d’anhistorique. Ce passage vers l’immobilité et l’enfermement est évoqué de manière parlante par le narrateur dans le passage suivant : « Parce que le vent de la mer ne gonflait plus ses vêtements, parce que, surtout, je lui avais coupé les ailes, elle avait cessé d’être une Victoire, elle était une pesante esclave dont j’aurais voulu me débarrasser » (P, 357). D’autant plus symbolique considérant qu’Albertine, à quelques reprises, est comparée à un oiseau en cage, la métaphore des ailes est également une figure stylistique qui apparaît de manière récurrente dans l’imaginaire de la fugitive, ce que montrent les chapitres subséquents.

Symbole de liberté, la bicyclette constitue surtout une menace, puisqu’elle rend possible la fuite : au cours du récit, le fantôme d’Albertine en cycliste surgit, de temps à autre, à la conscience du narrateur. Plus qu’une simple hallucination ou un mirage, cette apparition constitue un présage des événements à venir dans Albertine disparue (1925), soit la fuite précipitée de la jeune fille204, départ en quelque sorte inévitable. Entre elle et le narrateur, il

existe une différence irréconciliable, la mobilité s’opposant à la fixité, le dynamisme à la passivité, le nomadisme à la sédentarité, l’énergie cinétique à l’inertie205. Ainsi, bien que

l’Albertine du présent soit un « êtr[e] en prison » (P, 85), l’image de la cycliste en

201 Marie-Agnès Barathieu, op. cit., p. 135. 202 Voir ibid., p. 136.

203 Ibid.

204 « “Ce matin, à huit heures, Mlle Albertine m’a demandé ses malles, j’osais pas y refuser, j’avais peur que

Monsieur me dispute si je venais l’éveiller. J’ai eu beau la catéchismer, lui dire d’attendre une heure parce que je pensais toujours que Monsieur allait sonner. Elle n’a pas voulu, elle m’a laissé cette lettre pour Monsieur, et à neuf heures elle est partie” » (P, 399).

mouvement, de cet « êtr[e] de fuite » (P, 85), s’impose toujours et persiste dans la mémoire de Marcel :

Et c’était une chose curieuse comme, à travers les murs de sa prison, le destin qui transforme les êtres avait pu passer, la changer dans son essence même, et de la jeune fille de Balbec faire une ennuyeuse et docile captive. […] Ce n’était plus la même Albertine, parce qu’elle n’était pas, comme à Balbec, sans cesse en fuite sur sa bicyclette, introuvable à cause du nombre de petites plages où elle allait coucher chez des amies et où, d’ailleurs, ses mensonges la rendaient plus difficile à atteindre ; parce qu’enfermée chez moi, docile et seule, elle n’était même plus ce qu’à Balbec, même quand j’avais pu la trouver, elle était sur la plage, cet être fuyant, prudent et fourbe (P, 357).

L’opposition entre « prisonnière » et « fugitive », sous-entendue dans la première partie de l’œuvre, se cristallise dans ce passage. Les deux visages d’Albertine y sont clairement identifiés, chacun étant associé à des lieux, des temporalités et des caractéristiques lui étant propres. Dans l’appartement parisien du narrateur, qualifié de « prison », elle adopte le rôle de captive. Cette transformation, qui la conduit du statut de jeune fille moderne, faisant fi des conventions et se promenant à Balbec comme si elle en était la reine, à celui de jeune fille idéale, respectant les limites qui lui sont imposées, est également exprimée dans un passage où Albertine joue du piano. Dans cette scène, l’instrument devient symbole de séquestration206 et

s’oppose à la bicyclette, symbole de liberté :

Ses belles jambes, que le premier jour j’avais imaginées avec raison avoir manœuvré pendant toute son adolescence les pédales d’une bicyclette, montaient et descendaient tour à tour sur celles du pianola […]. Ses doigts jadis familiers du guidon se posaient maintenant sur les touches comme ceux d’une sainte Cécile » (P, 368).

Le retour à la norme bourgeoise l’oblige à délaisser les pédales de son vélo pour celles du piano, le guidon pour les touches ; la mobilité d’autrefois, qui animait tout son corps, est dorénavant limitée à ses mains se déplaçant sur le clavier. Assise au piano, elle est entièrement livrée à l’œil (et à la surveillance) du narrateur, qui peut l’observer à sa guise. Ainsi enfermée, immobilisée pour mieux être admirée, elle perd les qualités qui la définissaient jadis, le dynamisme, l’énergie et la spontanéité qui la caractérisaient à Balbec, ses moindres mouvements étant réglés comme une horloge. Elle correspond à l’idéal de la jeune fille bien

élevée, passive et docile, tandis qu’à Balbec, lieu qui semble obéir à des règles différentes de celles de la ville, elle était tout à fait moderne, car mobile et fuyante. « Sans cesse en fuite sur sa bicyclette » (P, 357), en cette formule est condensée l’essence de l’Albertine d’autrefois, celle qui, libre, errait au bord de la mer alors que le vent, doucement, gonflait ses vêtements.

« “Mademoiselle Albertine est partie” » (AD, 3), tels sont les mots qui, dans l’incipit d’Albertine disparue, confirment la fuite de la prisonnière. La jeune fille s’est évadée de la prison construite spécifiquement pour son usage, confirmant par là son statut de fugitive, annoncé par le narrateur dans le tome précédent à l’aide de la métaphore des ailes : « À ces êtres-là, à ces êtres de fuite, leur nature, notre inquiétude attachent des ailes. Et même auprès de nous, leur regard semble nous dire qu’ils vont s’envoler » (P, 84). Pour échapper à l’environnement étouffant au sein duquel elle a été confinée, la jeune fille pose un geste précis, celui de « sortir », action qui a été présentée comme essentielle à l’obtention d’une forme d’indépendance. Cette liberté, elle l’obtient aux dépens du narrateur, qui fait peser sur elle sa jalousie maladive : « Toute femme sent que plus son pouvoir sur un homme est grand, le seul moyen de s’en aller, c’est de fuir. Fugitive parce que reine, c’est ainsi » (AD, 9). Dans ce passage, la fuite est présentée comme un acte de résistance, comme une action qui s’oppose à une autre. Car si, chez Proust, la femme détient un pouvoir sur l’homme, celui-ci déploie en retour une force équivalente afin de la retenir. Le terme « fugitive » témoigne bien de la nature particulière du geste posé, celui-ci découlant d’une situation ou d’un contexte difficile. En posant ce geste, Albertine espère-t-elle recouvrer son existence antérieure ? Pour ainsi revivre le passé, il aurait été nécessaire de se réattribuer le statut de cycliste, car rouler à vélo, c’est réintégrer le temps des vacances d’été, c’est occuper à nouveau l’espace de la plage ensoleillée, c’est redécouvrir le plaisir et l’insouciance des jours passés, les moments heureux entre amies. Mais là n’est pas la stratégie employée par la jeune fille. Les seules mentions du vélo, dans cette œuvre, concernent les pensées du narrateur et ne renvoient donc pas à des actions posées par Albertine après son départ : « Les noms de ces stations, Apollonville…, devenus si familiers, si tranquillisants […] maintenant que je pensais qu’Albertine avait habité l’une, s’était promenée jusqu’à l’autre, avait pu aller souvent en bicyclette à la troisième » (AD, 100). La cycliste n’existe plus qu’en souvenir, car elle n’a jamais quitté Balbec.

Si le décès d’Albertine, annoncé dès le premier chapitre d’Albertine disparue, par l’intermédiaire d’un télégramme de Mme Bontemps, suscite le désarroi chez le narrateur, la cause de sa mort, elle, provoque la surprise chez le lecteur : « Elle a été jetée par son cheval contre un arbre pendant une promenade » (AD, 58). À l’annonce de cette tragédie, il est possible de se demander si un tel incident aurait pu se produire à vélo et la réponse qui s’impose alors, presque d’elle-même, est négative. Car la bicyclette n’aurait pas trahi la confiance qu’Albertine portait en elle. Plus encore, il aurait été contre nature, pour Albertine, de faire preuve de gaucherie à vélo, tant elle est en contrôle de ce moyen de locomotion. Elle fait preuve d’une grande aisance physique207 quand elle se déplace, ses mouvements sont

maîtrisés et l’équilibre sur sa machine est maintenu. Se mouvoir avec grâce est dans sa nature, comme elle l’est pour les autres jeunes filles de la bande de Balbec. Leur « beauté fluide, collective et mobile » (OJF, 356) contraste avec la « titubation » (OJF, 355) et les maladresses des autres passants, augmentant d’autant plus leur pouvoir de fascination auprès du narrateur : « [L]es fillettes que j’avais aperçues, avec la maîtrise des gestes que donne un parfait assouplissement de son propre corps […], venaient droit devant elles, sans hésitation ni raideur, exécutant exactement les mouvements qu’elles voulaient » (OJF, 355). Ceux des danseuses s’adonnant à une rigoureuse chorégraphie, leurs mouvements élégants s’harmonisent et se répondent, rendent compte de leur nature de sportives. En ce sens, il