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Chapitre 4. Comment faire la cour à la « petite reine »

4.3 Un Pégase d’acier

Au tournant du siècle, rien ne saurait freiner l’ascension vertigineuse de la bicyclette. Propulsée par l’enthousiasme qu’elle suscite chez les écrivains et par les efforts déployés par l’industrie du cycle pour la vendre, elle atteint des sommets de popularité75, surpassant même

dans l’esprit des contemporains la locomotive qui avait jusqu’alors échauffé les esprits. Les affichistes ont d’ailleurs misé en partie sur la rivalité qui existait, durant la période fin de siècle, entre la locomotive et leur produit pour favoriser cette dernière, comme en témoigne l’affiche créée par Plouzeau vers 1897 pour les cycles Terrot (fig. 26). Sur des rails, qui servent dans le contexte de piste de course, une jeune femme pédale avec aisance, le regard tourné vers l’arrière, là où un train peine à la rejoindre. Les volutes de fumée qui s’échappent de la cheminée de la locomotive rendent compte des efforts déployés par la machine pour rattraper son adversaire76. En gonflant les capacités du vélo et en diminuant considérablement

celles de la locomotive, Plouzeau représente symboliquement la permutation qui s’opère dans l’esprit du consommateur : alors que l’attrait généré par le cheval à vapeur s’essouffle, la fascination exercée par la bicyclette prend son élan. Quelques années plus tard, l’arrivée de l’automobile fait renaître ce motif et les compagnies qui vendaient jadis des bicyclettes vantent cette fois les mérites de leurs véhicules à moteur au détriment de la locomotive, signe que les temps changent et que le train n’est plus ce qu’il était au XIXe siècle.

La montée de la bicyclette vers les plus hautes sphères éveille l’intérêt des artistes. Pour mettre en scène le triomphe de leur « petite reine », les illustrateurs campent les cyclistes dans des décors aériens, car après avoir conquis tous les territoires terrestres, il ne leur reste plus qu’à gagner le ciel et le cosmos. À nouveau, c’est la femme qui atterrit le plus souvent dans de

74 Gérard Gengembre, Honoré de Balzac. Le Lys dans la vallée, Paris, Presses universitaires de France, coll.

« Études littéraires », 1994, p. 62.

75 Voir Roderick Watson et Martin Gray, The Penguin Book of the Bicycle, Londres, A. Lane, 1978, p. 122. 76 Voir Nadine Besse, « Les pratiques cyclistes de la Belle Époque au Front populaire », op. cit., p. 94.

tels décors où les arbres ont fait place aux étoiles, le soleil à la lune, le jaune à l’indigo. Jean de Paléologu et Henri Gray, dans les affiches qu’ils conçoivent respectivement pour les cycles Fernand Clément & Cie en 1895 (fig. 27) et Sirius en 1899 (fig. 28), imaginent des velocewomen vêtues de robes diaphanes, pédalant pieds nus dans le ciel d’une nuit étoilée. Ici, les femmes « sont en état d’apesanteur, emportées par [un] même mouvement ascensionnel77 »

qui permet à l’une de rouler sur un croissant de lune comme s’il s’agissait d’une piste de course et à l’autre de toucher les étoiles. La cycliste se retrouve dans un décor étrange, doté d’une signification métaphorique : pour les contemporains habitués à l’imposante locomotive, la bicyclette surprend par sa légèreté ; à leurs yeux, elle est « pur Éther78 », c’est une

« machine aussi rapide qu’une fusée, mais légère et féminine79 » qui permet de défier la

gravité, de s’arracher à la terre. D’un point de vue historique, la bicyclette et l’avion sont d’ailleurs plus liés qu’il n’y paraît. À la fin du XIXe siècle, c’est en dotant un vélo d’une paire

d’ailes que les frères Wright, alors propriétaires d’une entreprise de fabrication de bicyclettes80, ont cru pouvoir conquérir le ciel :

Indeed, although it might seem paradoxical to us today, it was precisely as designers and riders of bicycles that the Wrights were well equipped technically to understand and solve certain of the problems posed by flight. What, after all, was a flying machine except a powered bicycle that moved through the air by means of wings ?81

Appelés « aviettes » en France, là où ils faisaient l’objet de compétitions dans des vélodromes82, ces prototypes d’aéroplane témoignent des rapports étroits qui existent entre les

divers véhicules inventés à l’époque moderne, chacun d’eux constituant un pas de plus vers l’accomplissement d’un rêve collectif, celui de voler83.

77 Réjane Bargiel et Ségolène Le Men, « L’art de Jules Chéret : côté rue et côté salon », dans Réjane Bargiel et

Ségolène Le Men (dir.), op. cit., p. 27.

78 Paul Fournel, « D’air et de feu », dans Voici des ailes. Affiches de cycles, catalogue d’exposition, Musée d’Art

et d’Industrie de Saint-Étienne, 3 mai – 22 septembre 2002, Saint-Étienne, Réunion des Musées Nationaux, 2002, p. 11.

79 Jack Rennert, 100 ans d’affiches du cycle, Paris, Henri Veyrier, 1974, p. 6. 80 Voir Robert Wohl, A Passion for Wings, op. cit., p. 8-9.

81 Ibid., p. 10.

82 Voir William C. Carter, op. cit., p. 15.

Afin de rendre compte du caractère aérien de la bicyclette, l’industrie a recours à divers motifs allégoriques. D’une part, elle fait référence à des « éléments naturels performants84 »,

tels que le démontrent les noms donnés par les constructeurs à leurs produits : Ouragan (fig. 29), La Guêpe (fig. 30) et Falcon (fig. 31). Dans ces publicités aux noms révélateurs, la bicyclette accueille ouvertement les dons de la nature : la force du vent, la légèreté de l’insecte et de l’oiseau sont dorénavant ses attributs. D’autre part, les affichistes utilisent une image dotée d’une puissante force d’évocation : les ailes. De nombreuses affiches m’apparaissent révélatrices à cet égard, puisqu’elles représentent toutes des femmes ailées, qui apparaissent sous la forme d’anges (fig. 32) ou des déesses chaussées des sandales d’Hermès (fig. 33). Parfois, c’est même le vélo qui se dote d’une paire d’ailes (fig. 34) afin d’emporter la cycliste vers les hautes sphères. Dans ces publicités mettant en scène des « thèmes spectaculaires85 »,

la velocewoman est au service de la bicyclette, et non le contraire. Il s’agit surtout d’évoquer, grâce au mouvement de ses cheveux et de sa robe, aux références mythologiques et allégoriques et, enfin, à la position de son corps qui est suspendu dans les airs, de la vitesse atteinte par les usagers du vélo86, une vitesse si phénoménale et prodigieuse qu’elle permet

aux cyclistes de s’envoler. Afin de transmettre son message, les affichistes utilisent un effet de surenchère, une stratégie fréquemment employée dans le domaine publicitaire87.

Dans Voici des ailes, les cyclistes sont également des descendants d’Icare. Tel le fils de Dédale, ils survolent les grands chemins en quête d’horizons nouveaux et ne craignent rien d’autre que le soleil, cet « ennemi personnel qui flagell[e] leur dos et dévor[e] leur nuque » (VDA, 37). Pour Leblanc, ce sont les cyclistes qui, bien avant les aviateurs, ont cherché à imiter les oiseaux : « Voici des ailes qui nous poussent, encore inhabiles et imparfaites, mais des ailes tout de même. C’est l’ébauche qui s’améliorera jusqu’au jour où nous planerons dans les airs comme de grands oiseaux tranquilles » (VDA, 145-146). Comme l’annonce son titre, le roman de Maurice Leblanc est profondément ancré dans un imaginaire aérien. Systématiquement, la pratique vélocipédique est comparée à un envol, qui représente sur le

84 Paul Fournel, op. cit., p. 18.

85 Christopher Thompson, « Un troisième sexe ? », loc. cit., p. 35. 86 Voir Jean-Paul Laplagne, op. cit., p. 91.

87 Voir Jean-Michel Adam et Marc Bonhomme, L’argumentation publicitaire. Rhétorique de l’éloge et de la persuasion, Paris, Armand Colin, 1997, p. 15.

plan symbolique la vitesse atteinte par les personnages : « Ils allaient. La folie du mouvement les exaltait. Ils se sentaient des êtres surnaturels, doués de moyens nouveaux et de pouvoirs inconnus, des espèces d’oiseaux dont les ailes rasaient la terre et dont la tête ardente planait jusqu’au ciel » (VDA, 120). Chez Leblanc, sportsmen et velocewomen ont le pouvoir, lorsqu’ils montent à bicyclette, non pas de rouler, mais bien de planer, de flotter au-dessus des routes. Plus encore, ils semblent dotés de pouvoirs surnaturels et inconnus qui leur permettent d’apprécier de manière différente le paysage qui les entoure, de poser sur leur environnement un regard autre : « C’est une vie d’être surhumains. La merveilleuse sensation ! Voler comme des oiseaux, en silence, dans l’air soumis ; voir, comme des dieux, le changement ininterrompu des décors » (VDA, 144-145). En ce sens, s’ils étaient jadis dépourvus des qualités nécessaires à leur ascension, l’homme et la femme modernes peuvent dorénavant rêver. La bicyclette, feu sacré que leur remet l’industrie du cycle, leur permet de jouir des mêmes privilèges que les dieux88. Il n’y a pas de doute, à la cour de la « petite reine », la vie

que l’on mène n’est jamais banale. Parmi toutes les illustrations créées par Lucien Métivet pour l’ouvrage, celle qui orne la page titre (fig. 35) mérite d’être soulignée. En lui-même, ce dessin comprend tous les motifs évoqués jusqu’à maintenant : une femme partiellement dénudée, dotée d’une longue chevelure ornée de fleurs, chevauche une bicyclette ailée. Le vélo est ici dessiné de manière minimale, réduit à deux lignes perpendiculaires, l’une formée par la roue et le cadre, l’autre par le guidon. La posture de la femme, qui roule les bras en croix, constitue non seulement un rappel de la forme du vélo, mais s’apparente également à une seconde paire d’ailes, ce qui donne du dynamisme à la représentation. Ici, il n’est pas question de prendre une pose figée comme celle des filles-fleurs, mais plutôt d’adopter une posture qui évoque la mobilité et l’agilité.

En regard de cette omniprésence de figures ailées dans la littérature et le domaine publicitaire, on ne peut passer sous silence, à nouveau, l’influence de l’Art nouveau. Fascinés par les mouvements de l’air, qui ont insufflé à leur tracé graphique son dynamisme89, les

88 Lucien Métivet, dans ses illustrations, s’emploie d’ailleurs à représenter diverses divinités à bicyclette (voir VDA, 1, 74, 175, 197, 202).

89 Voir Shelley Wood Cordulack, « Art Nouveau and the Will to Flight », Journal of Design History, vol. 5, n° 4,

artistes affiliés à ce mouvement se sont naturellement tournés vers le cycliste pour mettre en scène leur intérêt envers l’envol :

Speed of course is associated with the Art Nouveau line itself, but the image most associated with speed in Art Nouveau design seems to have been that of the cyclist. […] Of course the French word for bicycle is vélocipède, but the bicycle was not only associated with velocity ; its seems more specifically to have been associated with the feeling of flight, for the majority of Art Nouveau cyclists pictured in periodicals of the 1890s are accompanied by wings of some sort90.

Particulièrement présent en France et en Allemagne, là où l’aviation fait l’objet d’un intérêt marqué91, le motif des ailes constitue une manière de représenter symboliquement l’âge

moderne : « Art Nouveau artists found that wings and images of flight […] could also function as symbols of : energy (upward, forward, and at great speed), exhilaration, conquest, optimism, the new age, and the future, towards which they were propelled92 ». Quand les

cyclistes, le cœur gonflé d’espoir, s’envolent, c’est donc pour mieux entrevoir ce que leur réserve le XXe siècle. Ainsi, même si les velocewomen qui apparaissent dans les affiches sont

en partie rattachées à une tradition picturale, en cela qu’elles se confondent avec les filles- fleurs, sont représentées dans des poses travaillées, sont caractérisées par leur beauté et sont en partie érotisées, les doter d’ailes signifie que, malgré les apparences, elles sont emportées elles aussi par le même mouvement ascensionnel que les hommes.

Si certains, pour mettre en scène la capacité du vélo à faire « planer » ses usagers préfèrent l’univers des étoiles et le motif manifeste des ailes, d’autres choisissent celui du cirque, univers fort populaire dans la deuxième moitié du XIXe siècle en raison de l’influence

du géant du spectacle américain, Phineas Taylor Barnum93. Cette vogue est présente tant dans

l’univers de l’affiche, Jules Chéret étant le chef de file à cet égard94, que dans celui de la

90 Voir Shelley Wood Cordulack, loc. cit., p. 261-262. 91 Voir ibid., p. 265.

92 Ibid., p. 271.

93 Voir Catherine Dousteyssier-Khoze, « Cirque, affiche et littérature : l’américanisation du roman fin de siècle »,

dans Laurence Guellec et Françoise Hache-Bissette (dir.), Littérature et publicité : de Balzac à Beigbeder, actes du colloque des Arts décoratifs, Marseille, Éditions Gaussen, 2012, p. 149.

94 Par leur design, les affiches de Chéret rappellent le cirque : [S]a légèreté, sa qualité éthérée, onirique,

cotonneuse, évanescente […] renvoie au monde du rêve, au merveilleux et offre là encore un parallèle avec le monde du cirque, avec la légèreté de l’acrobate qui semble sur le point de s’envoler. » Catherine Dousteyssier- Khoze, op. cit., p. 156.

littérature à partir des années 1870 et 188095. L’industrie du cycle, en faisant référence à des

personnages issus du monde du spectacle, cherche essentiellement à rendre compte de la légèreté et de la malléabilité du vélo, à adjoindre à la bicyclette les qualités des artistes performant sur scène. Ainsi, il arrive que les cyclistes, dans les affiches, adoptent les traits de la clownesse (fig. 36) ou d’une danseuse de music-hall (fig. 37), la danse étant liée dans l’esprit des contemporains à la figure de Loïe Fuller et à ses mouvements lumineux et fluides rappelant ceux de l’oiseau, du papillon et de l’ange96. Les acrobates, quant à eux, ont été

convoqués par les illustrateurs pour leur sens de l’équilibre : se tenir sur un engin à deux roues n’est-il pas, après tout, un exercice demandant grâce et adresse ? Dans Lulu, roman clownesque, œuvre qui constitue « l’apothéose de la rencontre entre cirque, affiche et littérature97 », la pantomime fait participer la bicyclette à l’un de ses numéros de voltige :

Un soir, son apparition sur la piste du cirque fut comme un éblouissement de grâce et de vice, silhouette androgyne spécieusement gracile, d’une équivoque féminité, moulée en un maillot décolleté en V double (majuscule), sur la poitrine et le dos, jusqu’aux reins et jusqu’à la ceinture. […] Ainsi troublante, elle inventa des voltiges à bicyclette, tournoyant, debout sur la selle, pour retomber en équilibre sur les pédales, dressée, les jambes en l’air, à la force des bras, accrochée au cadre, enfin, pédalant en tenant en arrière les poignées du guidon, sa houppe blonde et le corps en avant de la machine, pareille aux cariatides des anciennes galères, mais en modernité exaspérée (LRC, 651).

Entraînée à l’art de la métamorphose, Lulu incarne dans cette scène un nouveau personnage, directement hérité de l’univers publicitaire. Car la cycliste qu’elle personnifie n’est pas de celle que l’on croise dans les boulevards ou sur les chemins de champagne, elle est d’une nature autre : belle, agile, festive, elle ressemble trait pour trait à la jeune femme qui, dans l’affiche conçue par Jean de Paléologu pour les cycles Sirius en 1899 (fig. 38), se tient en équilibre sur la selle de sa bicyclette, alors que sa robe de gaze flotte autour elle. Lulu, ici, ne fait pas que solliciter l’imaginaire de la réclame pour charmer les spectateurs, elle apparaît littéralement comme une affiche vivante98 en endossant la posture de la « Chérette », nom

95 Voir Catherine Dousteyssier-Khoze, op. cit., p. 157. 96 Voir Shelley Wood Cordulack, op. cit., p. 268. 97 Catherine Dousteyssier-Khoze, op. cit., p. 160. 98 À ce sujet, voir Sandrine Bazile, loc. cit., s. p.

donné à la jeune fille gaie, vive et mobile99 qui apparaît systématiquement dans les publicités

de Jules Chéret : « Impish and provocative, the chérette was a figure of brazen sexuality invitation, but her suspension undermined the corporeality of her presence and removed her pantomime of desire to the realm of fantasy100 ». Dans ce contexte, le vélo apparaît comme

une machine spectaculaire qui permet à la cycliste de susciter l’étonnement et l’admiration chez autrui.

Pierre Giffard a vu juste. Au tournant du siècle, la bicyclette règne en maître sur les routes de province, là où ses adeptes se multiplient, et sur les murs de la « capitale en rumeur » (LRC, 705), là où brille son étoile. Partout, affiches et romans chantent ses hauts faits, font l’éloge de sa beauté, de sa force et de sa vitesse, et célèbrent celles qui l’utilisent. Dans l’univers publicitaire, nulle trace des inquiétudes qui circulent alors dans la société au sujet de la cycliste : elle y apparaît pédalant dans les campagnes, se reposant dans l’herbe fraîche ou s’envolant sur son vélo. Si la velocewoman imaginée par les illustrateurs ne peut se confondre avec la femme réelle qui arpente les rues de villes comme Paris, New York et Londres, c’est bien parce que la publicité, même si elle est en partie le « reflet de l’état technique et de la situation des mœurs à un moment donné101 », relève aussi du fantasme, puisqu’elle se présente

comme une « réponse aux motivations et aux désirs les plus profonds et les plus irrationnels d’évasion, de métamorphose, d’oubli, d’idéalisation et d’épanouissement du moi […]102 ».

Afin d’interpeller des consommateurs potentiels, il était préférable pour l’industrie du cycle de diffuser des images avantageuses et séduisantes de cyclistes, la flatterie apparaissant comme une meilleure stratégie que la critique103. Leur cycliste est ainsi « surféminisée », voire

érotisée ; lorsqu’elle n’est pas vêtue à la dernière mode, elle est partiellement ou totalement dénudée. Bien qu’il ne s’agisse, en un sens, que de substituer un stéréotype, celui de la femme

99 Voir Sandrine Bazile, loc. cit., s. p.

100 Marcus Verhagen, « The Poster in Fin-de-Siècle Paris : “That Mobile and Degenerate Art” », dans Leo

Charney et Vanessa R. Schwartz (dir.), Cinema and the Invention of Modern Life, Oakland, University of California Press, 1995, p. 105.

101 Max Gallo et Carlo Arturo Quintavalle, L’affiche. Miroir de l’histoire. Miroir de la vie, traduction de Jocelyne

de Pass, Paris, Robert Laffont, 1973 [1972], p. 10.

102 Bernard Cathelat, Publicité et société, préface de Bernard Brochand, Paris, Payot, coll. « Petite bibliothèque

Payot », 1992 [1968], p. 39.

masculinisée, pour un autre, celui de la fille-fleur par exemple, les affiches et les romans présentés ont l’avantage de rendre compte des contradictions qui animent alors les représentations de la velowoman, contradictions dont l’industrie a tiré profit : « [L]es fabricants de bicyclettes profitèrent consciemment des sentiments complexes et ambivalents que le cyclisme féminin provoquait aussi bien parmi ses défenseurs que chez ses critiques104 ».

S’inscrivant à l’opposé d’un certain discours social, qui stigmatise la cycliste, ces représentations textuelles et visuelles contribuent à adoucir son image, mais aussi à transformer indirectement celle de la « femme moderne », ces deux figures étant étroitement associées dans l’imaginaire. En présentant la femme sur son vélo, c’est-à-dire en train de faire usage d’un véhicule moderne, en la mettant en scène seule, ce qui témoigne d’une forme d’indépendance, et en la montrant s’envolant vers les cieux, symbole de la vitesse qu’elle peut atteindre, affiches et œuvres littéraires témoignent d’un changement dans les mentalités105.

Dans le monde de l’affiche, rêve et réalité se confondent. Il ne faudrait pas croire, à la vue de ces décors enchanteurs qu’imaginent les illustrateurs, devant cette profusion de couleurs et ces figures allégoriques, qu’il ne s’agit que d’un fantasme. Car l’affiche, en véhiculant, sous les traits de la cycliste, l’image de la « femme moderne », joue un « rôle d’agent de mutations sociologiques, morales et sportives106 ». La relation qui unit une œuvre d’art à la société qui la

voit naître ne fonctionne pas qu’à sens unique, elle est double : l’affiche, certes influencée par les divers dispositifs qui l’entourent, a un impact non négligeable sur les mœurs et sur leur évolution, puisqu’elle contribue à modifier l’opinion publique : « By disseminating such images they themselves helped shape the changing images and identities of modern women107 ». Dans le monde de l’affiche, la femme s’émancipe ; elle accède au plaisir, puisque

la pratique vélocipédiste est une forme de loisir, elle rêve de voyages et d’explorations, elle