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Chapitre 5. Allons au bois de Boulogne

5.1 Retour à l’état sauvage

Cette enquête s’ouvre sur les deux ouvrages présentés précédemment, puisque ceux-ci associent également la pratique du cyclisme à des espaces particuliers – espaces champêtres, comme dans la publicité – qui fonctionnent à la façon de microcosmes. Dans la troisième partie de Lulu, roman clownesque, la pantomime séjourne quelque temps à la campagne en compagnie de son amant, le peintre Georges Decroix. Lasse de Paris et de Londres, là où elle a successivement triomphé, lasse de la gloire, des applaudissements, des flatteries, des sollicitations, elle souhaite « trouver un coin de terre où se reposer, vivre tranquille » (LRC, 712). Elle choisit donc la campagne, où il lui est possible d’entrer en communion avec la nature, loin de ses prétendants et de ses admirateurs qui célèbrent son talent et consomment ses effigies.

Dans ce havre de paix, elle découvre le clocher de Plogoff et l’église de Primelin, dévale une lande où se vautrent des cochons, se repose à l’ombre d’un moulin à vent et s’arrête, finalement, en haut d’une falaise, là où elle contemple le spectacle de la mer. Chacun de ses arrêts se fait grâce à la bicyclette, car c’est elle qui permet d’arpenter le territoire : « Par la route de Quimper à Douarnenez, le peintre et son amie, Lulu – en costume garçonnier, ces jours-là –, s’en allaient à bicyclette, dans le soleil près de s’éteindre » (LRC, 720). En raison de son vélo, Lulu se voit offrir une opportunité nouvelle, celle de vivre en harmonie avec la nature. Car s’il lui arrive, dans ses spectacles, d’incorporer des éléments rappelant la flore et la faune119, ceux-ci ne sont rien d’autre que des artifices destinés à charmer les spectateurs.

Imitations, reproductions esthétisées de la réalité, ils la rattachent à l’univers du cirque et ne

117 Wendy Parkins, op. cit., p. 159.

118 Michel Foucault, « Des espaces autres », op. cit., p. 757.

119 Voir à ce sujet les passages intitulés « La danse du soleil », « La danse des serpents », « La danse des fleurs »,

permettent pas à la clownesse d’échapper à son quotidien. Le vélo, au contraire, lui ouvre les portes d’un univers naturel avec lequel elle peut interagir :

La clownesse envoya un baiser au soleil, gaminement. En un clin d’œil, elle ôta son costume, sa culotte de cycliste, tout, puis jeta sa chemise, qui fit une tache claire parmi les sainfoins pourprés, les papillons d’or des genêts, les coquelicots sanglants, et elle apparut adorablement nue sur la lande inculte. […] De tous côtés, [les cochons] s’en vinrent aux pieds de Lulu, éblouis de sa resplendissante beauté (LRC, 721).

La beauté de Lulu n’est ici altérée par aucun artifice ni aucun costume. Sa nudité, signe de liberté, traduit son nouvel état d’esprit. Dans la nature, elle peut se reposer et s’amuser en toute simplicité, se livrer à ses instincts : « [La bicyclette] participe pour les écrivains bourgeois de 1900 des valeurs aristocratiques : la célébration de l’effort gratuit, de l’exploit inimitable qui permet de joindre, sur le modèle grec, la beauté physique à la distinction de l’âme120 ». Dans ce passage, les charmes de Lulu se mêlent à ceux de la nature, et leur beauté à

tous deux ouvre le regard du lecteur sur l’attrait de la province. À travers des descriptions pittoresques, une France de carte postale se dessine, comme celle que les « Touring Clubs » et autres associations de cyclistes offraient, à l’époque, aux bourgeois désireux de faire l’expérience de plaisirs nouveaux. En leur proposant une « autre manière d’user de la route, des paysages et de soi121 », ils montrent que la bicyclette est, certes, un objet qui permet la

conquête de territoires, mais plus encore, qui permet de se mesurer au territoire122, voire

d’entrer en communion avec la nature.

Dans Voici des ailes, Maurice Leblanc insiste lui aussi sur le rapport « intime » que les cyclistes entretiennent avec l’espace. Contrairement à d’autres véhicules de transport, tels que le train dans lequel une fenêtre sépare le passager du paysage qu’il observe, la bicyclette permet de sentir et de toucher directement la nature, voire de s’y fondre : « [E]t il me semble maintenant que ce verre se casse, morceau par morceau, et que les sensations m’arrivent directes, chaudes, douloureuses presque » (VDA, 66). Aucune forme de médiation ne s’interpose entre le cycliste et l’objet de son regard. Le vélo, c’est « la découverte du corps,

120 Catherine Bertho Lavenir, La roue et le stylo. Comment nous sommes devenus touristes, Paris, Odile Jacob,

coll. « Le champ médiologique », 1999, p. 95.

121 Ibid.

d’abord, et de ses sensations. Plaisir de boire à la fontaine quand on a soif, de se reposer au sommet après la côte, de sentir le vent sur sa peau lors de la descente : autant d’émotions neuves qui nourrissent une littérature123 ». Plus que la vitesse, c’est l’espace lui-même qui

grise, d’où la volonté chez les personnages de Leblanc de repousser sans cesse leur destination, d’aller toujours plus loin. De Paris à Dieppe, puis de la Normandie à la Bretagne, ils explorent des villes et des villages, visitent des châteaux et des cathédrales, traversent des forêts et des plaines. Plus qu’une façon d’offrir à son lecteur des descriptions de paysages124,

ce tour de la province permet à l’auteur d’insister sur le thème du plein air et sur le plaisir que les couples de cyclistes ressentent à prendre des « bouffées d’air vif » (VDA, 41) et à sentir le soleil sur leur peau125. Vivre simplement, être emporté par la seule force des jambes, ressentir

l’espace jusque dans sa chair, tels sont les avantages du cycliste qui roule comme en un songe : « Dans le trouble grisant de leurs rêves, ils se faisaient l’effet d’êtres fabuleux qu’a touchés la baguette d’une fée » (VDA, 43). La bicyclette est-elle un instrument magique ? S’il s’agit clairement d’une exagération, il n’en demeure pas moins que cette machine est dotée de certains pouvoirs, dont celui de libérer ses usagers : « Et c’était une vie incomparable, une vie d’allégresse et d’enthousiasme […]. C’est une vie libre, sans restrictions ni bornes » (VDA, 144), « Jetés subitement en plein contact avec la nature, nous sommes régénérés. Nos instincts se dégagent de tout cet encombrement d’obstacles qui les contrariait » (VDA, 133). En verte campagne, emportés par les ailes que leur donne la bicyclette, les personnages s’affranchissent de leur « enveloppe de verre » (VDA, 108) qui représente, de manière symbolique, les entraves de l’existence mondaine, de cette vie de vanités, d’habitudes, de préjugés et de mensonges. Libérés de la routine et des « chaînes qui [les] embarrassaient » (VDA, 181), ils sont livrés à

123 Catherine Bertho Lavenir, « Le vélo, entre culture et technique, Cahiers de médiologie, no 5, 1998, p. 9. En

ligne : http://mediologie.org/cahiers-de-mediologie/05_bicyclette/bertho01.pdf, consulté le 12 avril 2017.

124 À titre d’exemple, je reproduis le passage suivant : « La longue avenue de peupliers où se retrouvèrent Pascal

et Madeleine après les belles heures de la nuit, leur parut l’issue merveilleuse par où ils sortaient d’un rêve magnifique pour atteindre à une réalité plus belle encore. Ils pénétraient dans un pays auquel leur imagination voulut attribuer un aspect différent. Les prairies avaient des airs de parc anglais. Des arbres les encadraient, et, pour peu qu’on s’élevât, tous ces arbres dominés formaient une grande forêt, un vêtement de verdure aux verts innombrables qui couvrait la terre à l’infini./ La nature les accueillit comme une amie charmante, sous ses ornements de rosée et de soleil » (VDA, 199-200).

125 Dans ses illustrations, Lucien Métivet fait d’ailleurs la part belle au soleil : ses rayons, marqués à grands traits,

éclairent la route suivie par les personnages et sa silhouette se profile à l’horizon dans plusieurs images, comme la promesse d’un avenir meilleur.

leurs inclinations naturelles en même temps qu’à la nature elle-même. Tels les artistes de l’Art nouveau, qui considèrent la nature comme un modèle de transformation et de métamorphose126, Maurice Leblanc fait de la campagne une source de renouveau. Son

caractère changeant fait écho aux réalités psychologiques127 vécues par les personnages : face

au spectacle que leur offre la nature, à cette danse où se meuvent harmonieusement les nuages, les fleurs, les feuilles et les insectes, ils se construisent « une vie neuve » (VDA, 107), plus simple, plus heureuse. Normal, en ce sens, qu’ils veuillent toujours pousser plus en avant leur exploration de la France. Tant qu’ils roulent, leur randonnée ponctuelle s’apparente à des vacances perpétuelles, susceptible de les transformer à jamais : « À chaque tournant de route nous laissions un peu de nous » (VDA, 181).

Pour Madeleine et Régine, cette transformation de soi prend la forme d’un affranchissement. D’abord hésitantes à l’idée d’entreprendre une expédition à vélo128, elles

prennent rapidement goût à la randonnée, s’y accoutument, allant même jusqu’à pousser leur audace en proposant de nouvelles destinations. Au fil des pages, elles s’émancipent. Sous l’impulsion de la bicyclette, leurs habitudes et leurs mœurs se modifient. Les dames elles- mêmes s’étonnent des changements qui se produisent chez elles, comme en témoigne ce dialogue :

– Moi, je ne me reconnais pas, avoua Madeleine, je n’aurais jamais pensé que je consentirais à porter ces horribles culottes et que je m’y trouverais très bien. – Et moi, fit Régine, moi qui me plonge la tête dans des fontaines publiques et qui me montre, après, sans m’arranger. […] – Et transpirer, être sale, avoir la peau cuite par le soleil… jamais d’ombrelle… des gants pas toujours… – Et pas de corset, reprit Régine (VDA, 61). Dans ce passage, le changement de costume coïncide avec une transformation psychologique : troquer le corset, les gants et l’ombrelle, accessoires du « décorum » féminin, pour la culotte, c’est non seulement privilégier le pratique au détriment de l’esthétique, mais c’est également se rendre visible en tant que femme émancipée, puisque le costume cycliste donne « le

126 Voir Teaching Art Nouveau (1890-1914), Washington, National Gallery of Art, 2000, p. 8. En ligne :

http://www.nga.gov/content/dam/ngaweb/Education/learning-resources/teaching-packets/pdfs/Art-Nouveau- tp.pdf, consulté le 12 octobre 2015.

127 Voir ibid.

128 « Mais les deux dames se regardaient hésitantes, troublées par la perspective d’actes aussi téméraires. On eût

dit qu’on leur proposait quelque aventure extraordinaire, hors des conditions possibles de la vie, une de ces expéditions lointaines et périlleuses dont il n’est pas sûr que l’on revienne jamais » (VDA, 26).

sentiment d’une plus grande maîtrise corporelle et, partant, d’une plus grande confiance en soi129 ». Nécessité pour les unes, acte de révolte pour les autres130, le port du pantalon est ici

une manière d’avoir du plaisir, de laisser libre cours à ses fantaisies. Portées par le sentiment de légèreté et d’insouciance que leur procure le vélo, Régine et Madeleine posent des gestes allant à l’encontre de la modestie et de la pudeur qui siéent à leur sexe131. Se plonger la tête

dans une fontaine, s’exhiber en public dans une tenue inappropriée, voilà des gestes qui témoignent de leur prise de liberté et de risque : « En réalité Régine s’émancipait de plus en plus, lâchée à ses instincts, ivre de cette vie en plein air, comme si le soleil et le mouvement lui eussent tourné la tête » (VDA, 78). Dans ce passage, la relation étroite unissant l’espace et le social132 est exploitée de manière implicite, dans la mesure où le soleil, métonymie de

l’univers des vacances, est considéré comme étant directement responsable du changement d’attitude du personnage féminin. Source d’éblouissement, il empêche les femmes de voir le « droit chemin » et les entraîne ainsi sur des routes parallèles, plus risquées et inusitées. Les règles, les conventions et les normes qui pèsent sur Régine et Madeleine sont directement rattachées à leur milieu ; s’en extirper, c’est s’offrir la possibilité de réaliser ses rêves et d’assouvir ses idéaux.