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Chapitre 4. Comment faire la cour à la « petite reine »

4.1 L’influence de l’Art nouveau

À la fin du XIXe siècle, les affiches qui se démultiplient dans le paysage urbain subissent

une influence commune, celle de l’Art nouveau. Ce mouvement artistique, qui « célébrait la modernité [en créant] des ensembles domestiques marqués par la nature et l’intériorité28 », se

démarque surtout par son tracé graphique distinctif, par son goût pour les formes organiques et par son travail des matériaux industriels (acier, béton, fer, brique, métal, verre, céramique, etc.). Dans ce contexte, la singulière silhouette du vélo, faite de courbes prononcées, s’harmonise aisément aux arabesques, aux lignes flexibles et aux formes onduleuses qui caractérisent le style de l’Art nouveau. De nombreuses affiches, à l’instar de celles créées par Misti pour le Vélodrome d’hiver en 1905 (fig. 10) et par Gaston Noury pour les cycles Gladiator en 1910 (fig. 11), tirent profit des « lignes picturales29 » du vélo dans leur

composition en plaçant le cercle, rappel manifeste de la roue, au centre de l’image. La

26 Voir Françoise Enel, L’affiche. Fonctions, langage, rhétorique, Paris, Mame, coll. « Aujourd’hui », 1971,

p. 10.

27 Philippe Hamon, « Introduction. Littérature et réclame : le cru et le cri », Romantisme, vol. 1, nº 155, 2012,

p. 6. En ligne : https://www.cairn.info/revue-romantisme-2012-1-page-3.htm, consulté le 7 janvier 2016.

28 Debora L. Silverman, L’Art nouveau en France. Politique, psychologie et style fin de siècle, traduit par Dennis

Collins, Paris, Flammarion, coll. « Ouvrages sur l’art », 1994, p. 13.

bicyclette est ici employée comme un élément structurant de l’image, puisqu’elle permet de faire de la velowoman le point focal de la composition, à la manière d’un projecteur lumineux braqué sur un artiste de scène. Les courbes de la bicyclette peuvent également être employées à des fins purement décoratives, comme on le remarque dans une autre création de Misti, pour les cycles Clément (fig. 12), dans laquelle la roue constitue l’un des motifs se répétant dans le « papier peint » qui occupe l’arrière-plan. Ainsi réduite à sa plus pure expression, voire à une abstraction, elle agit au même titre que les frises et les encadrements30. En cette machine, les

artistes découvrent ainsi un objet au design accrocheur, susceptible de nourrir leur goût pour l’ornementation et les fioritures. Pour eux, nul doute que la bicyclette est dotée d’un certain charme, avec sa « belle tournure, [son] « corps et [ses] fourches en acier forgé, [ses] roues aux rayons et jantes en bois31 ». Elle possède une silhouette tout à fait moderne, qui s’inscrit

rapidement dans le paysage artistique32, tant du côté des arts graphiques que de la littérature.

Ainsi, sensibles à leur tour aux charmes de la « petite reine », les écrivains reconnaîtront les qualités esthétiques de cet outil de locomotion. Dans Voici des ailes de Maurice Leblanc, le personnage de Pascal Fauvières, cycliste amateur, ne tarit pas d’éloges à l’égard de sa monture, dont il souligne la « beauté simple, sobre, précise33 ». Pour lui, le vélo n’est pas

qu’un simple produit industrialisé, c’est un « plaisir d’art réel » (VDA, 9) auquel quiconque ne peut refuser une certaine prétention artistique, à moins d’« être aveugle et de mauvaise foi » (VDA, 91). Étant capable de susciter des réflexions de nature esthétique, la bicyclette acquiert une légitimité en tant qu’objet de discours, tout en s’ouvrant à la critique et au jugement, au même titre que le serait une œuvre exposée dans un musée. N’est-ce pas Rachilde qui, dans le Mercure de France, affirmait que « la photographie […] est, pour la réalisation de la Beauté, ce qu’une bicyclette peut être devant un cheval arabe34 » ? Voilà une opinion de mauvaise

foi…

30 Voir Laurence Prod’homme (dir.), op. cit., p. 13.

31 Cycles d’art, catalogue d’exposition, Musée d’Art et d’Industrie de Roubaix, 13 avril – 16 juin 1996, Paris,

Anthèse, 1996, p. 13.

32 Voir ibid., p. 29.

33 Maurice Leblanc, Voici des ailes, dessins de Lucien Métivet, Paris, Paul Ollendorff, 1898, p. 9. Désormais

abrégé en VDA, suivi du numéro de page.

34 Rachilde, « Enquête sur le roman illustré par la photographie », Mercure de France, nº 97, janvier 1898, p.

111. En ligne : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1051098/f117.image.r=Le%20Mercure%20de%20France, consulté le 8 septembre 2017.

Entre la fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle, les phénomènes de

l’« affichomanie » et de la « cyclomanie » coïncident non seulement par les rapports qu’ils entretiennent avec la littérature, mais aussi par la manière dont ils incitent les contemporains à reconsidérer la relation qui existe entre le Beau et l’Utile. À leur manière, ils participent d’un débat qui anime alors « le monde de l’art [au sujet de] la remise en cause de la hiérarchie entre beaux-arts et arts décoratifs35 ». Il ne s’agit pas d’une coïncidence s’ils se sont tous deux

associés à l’Art nouveau, les adeptes de ce courant ayant pour premier objectif de réunir art et artisanat et de bousculer la distinction entre les divers modes d’expression36.

S’il convient ainsi d’insister sur les liens entre la bicyclette et le Modern Style, c’est pour comprendre la place prépondérante, voire démesurée, qu’occupe le féminin dans l’imaginaire du cycle. Tant dans ses principes, qui s’articulent autour d’une fascination pour le monde organique et végétal, que ses usages, qui le destinent à l’embellissement d’espaces privés et à la création d’une « harmonie dans le décor de la vie quotidienne37 », l’Art nouveau est en

contact avec la femme, celle-ci étant naturellement liée à ces deux univers que sont la nature et la vie domestique. Pour plusieurs adhérents au mouvement, la femme joue un « rôle central dans la rénovation esthétique de l’espace domestique38 », puisqu’elle est la reine de

l’intérieur39. Ils assument ainsi une position rétrograde quant à la place de la femme dans la

société, qui se situe pour eux dans l’espace du foyer. Pour la critique Debora L. Silverman, ce serait même en réaction à la menace créée par la New Woman qui, par sa mobilité et son indépendance, bousculait les codes de la représentation40, que les artistes de l’Art nouveau se

seraient attachés à la mise en scène d’un féminin plus conventionnel, « dans leurs beaux

35 Nicholas-Henri Zmelty, op. cit., p. 30. 36 Voir Debora L. Silverman, op. cit., p. 9.

37 http://www.larousse.fr/encyclopedie/divers/Art_nouveau/106262, consulté le 9 septembre 2017. 38 Debora L. Silverman, op. cit., p. 81.

39 Voir ibid.

40 « Dans “Les peintres de la femme nouvelle”, [Marius-Ary] Leblond prête deux caractéristiques essentielles à la

femme nouvelle au moment où elle gagne la forme picturale, qui toutes deux sapent les divisions conventionnelles entre portrait masculin et féminin. La première est le caractère actif, public, mobile et agité de la femme nouvelle, que Leblond associe à la tension et à l’énergie électrique nouvelle des rues de la ville et aux “étincelles” du siècle des inventions technologiques de l’“éternel mouvement” ; la seconde était le refus de la femme nouvelle de s’exhiber physiquement. Celle-ci rejette l’opulence décorative de son apparence et conteste le rôle de la femme en tant qu’objet d’art. » Ibid., p. 76.

costumes […] aussi luxuriant[s] que le décor environnant41 ». En ce sens, il y a quelque chose

d’incroyablement paradoxal dans le fait de camper, au sein de décors où se reconnaît l’influence du Modern Style, des velocewomen, puisque ces figures sont fortement associées dans l’imaginaire à l’émancipation du féminin :

[Victor] Jozé, comme d’autres, qui s’exprimaient sur la femme nouvelle, l’associait aux technologies nouvelles. Les divisions stables entre espace public et privé menacées par l’invasion technologique étaient également subverties par la collusion entre la femme et une nouvelle machine, la bicyclette […]42.

Comment expliquer cette apparente contradiction ? D’une part, l’on pourrait souligner que la cohabitation harmonieuse, au sein de la réclame, entre le monde naturel et le monde industriel constitue une manière pour les affichistes de tisser des ponts entre le Beau et l’Utile et de s’opposer au clivage dont ils font systématiquement l’objet. D’autre part, en faisant participer la velocewoman d’un univers séduisant et enchanteur, les illustrateurs tendent à dédramatiser les craintes qui subsistent à son sujet et qui font d’elle une figure virile et menaçante, voire asexuée et décadente43. S’il est difficile d’affirmer qu’il s’agit d’une stratégie publicitaire

consciente de la part de l’industrie du cycle, il n’en demeure pas moins que l’image de la cycliste qu’elle projette, souvent caractérisée par sa beauté, sa grâce et sa douceur, tend à normaliser le comportement adopté par la velocewoman, mais surtout à le rendre désirable et enviable aux yeux de consommatrices potentielles44. Plutôt que de se positionner uniquement

contre la « femme nouvelle », en présentant d’elle une image négative ou ridicule comme c’était si souvent le cas dans les caricatures publiées par la presse45, le monde de la réclame

préfère faire participer la New Woman à la culture de consommation, c’est-à-dire à l’intégrer à son discours de vente.

Afin de comprendre les affiches vélocipédiques, il importe de ne pas les étudier uniquement à partir d’un point de vue masculin, mais bien de considérer également la

41 Voir Debora L. Silverman, op. cit., p. 75. 42 Ibid., p. 79.

43 Voir Sally Ledger, op. cit., p. 16. 44 Voir Ruth E. Iskin, op. cit., p. 105.

possibilité d’un spectateur féminin46, comme c’est le cas pour les illustrations de Misti et de

Gaston Noury mentionnées précédemment. Dans les deux cas, la posture adoptée par la femme – celle-ci est représentée en train de pédaler – et le port de jupes-culottes font d’elle une figure sportive et dynamique, le spectateur ayant l’impression qu’elle n’est que de passage dans l’affiche. Évocatrice du mouvement, de la fuite et du transitoire, thèmes chers aux artistes de l’Art nouveau47, la femme n’est nullement érotisée, ce qui l’éloigne du simple statut d’objet

décoratif. Elle séduit ici plus par son attitude que par sa beauté physique : grâce à son air enjoué, elle invite les spectateurs à l’imiter, à adopter une nouvelle pratique de loisir, le cyclisme en l’occurrence, susceptible de leur procurer délassement et agrément. Chargée de vendre une activité à la mode, la femme se retrouve d’emblée intégrée à la société moderne, puisqu’elle est montrée en train de profiter de l’une de ses inventions. Des « femmes nouvelles », ces cyclistes possèdent plusieurs caractéristiques : une mesure d’indépendance, puisqu’elles apparaissent seules sur les affiches, un pouvoir de consommation, puisqu’elles font usage d’un objet industrialisé, une certaine liberté, puisqu’elles sont représentées en mouvement, enfin, une silhouette athlétique que laisse deviner le port de pantalons.