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Une question d’orthodoxie

1.2.1 « Bouddhisme » et « animisme »

2.1.2 Une question d’orthodoxie

Les témoignages épigraphiques évoqués ci-dessus montrent que les bouddhistes indochinois, lorsqu’il s’agit de faire partager les mérites (notamment avec un ascendant

défunt), utilisent régulièrement le terme uddissa (dont les formes orthographiques peuvent

varier : udit, udiḍ, udis, udiś, uddis, etc.). Ce même terme est encore employé aujourd’hui par les bouddhistes lao dans ce contexte, au travers d’expressions telles que udis pun kusŏn (< p.

uddissa puñña kusala, litt. « dédier les actes méritoires ») ou udis swān1 pun kusŏn (litt.

« adresser une part de l’acte méritoire »)224. Il dérive plus ou moins directement du terme

sanskrit uddiśati (« désigner », « indiquer », « prescrire »)225, employé très tôt en Inde dans

cette acception, comme en témoigne l’épigraphie (par exemple les inscriptions d’Ajaṇṭā :

mātāpitaram uddiśya, « pour le bénéfice de ses parents ») (Schopen1984:118) ou encore le

corpus des Dharmaśāstra (mātaraṃ pitaraṃ vāpi bhrātaraṃ suhr̥daṃ guruṃ yam uddiśya, « pour

le bénéfice de sa mère, de son père, de son frère, son ami ou son maître » (in: Wezler

1997:574.)). Le terme se retrouve en pāli sous la forme uddissa, gérondif du verbe uddissati,

lui-même dérivé, selon toute vraisemblance, du verbe disati (« accorder [quelque chose à

quelqu’un] », < p. ud-disati)226. Dans la littérature canonique et paracanonique, disati se

trouve décliné de diverses manières : (dakkhiṇam) ādisa (Pv.§253), (dānaṃ/datvā) anvādisati, uddassayī (Pv, 2, 420), (dakkhiṇam) ādise (Dī.II.153 ; Khu. VIII.6.§76), ādiseyya

(Mil.4.§4), etc. La forme uddissa apparaît notamment dans le Pāthikasutta (Dī.III.1.§2,3,4) et

dans la Paramatthadīpanī (Pv-a), ce qui pourrait laisser croire que c’est au Commentaire du

Petavatthu que les lexiques indochinois ont emprunté ces expressions. Cependant, l’étude du corpus épigraphique régional, qu’il soit rédigé en sanskrit, en môn, en khmer ou en

siamois227, laisse supposer une origine sanskrite du fait de l’usage presque systématique de

224 Une autre locution est ōn pun, littéralement « transmettre le mérite ».

225 Le Sanskrit-English Dictionary de Sir M. Monier-Williams donne comme traduction pour uddiś- : “to show or direct towards (…) to mean, point at, take for; to aim at, intend, destine”. Pour uddiśya : “in the direction of; with reference to; towards; with regard to, for, for the sake of, in the name of”.

226 Étymologie donnée dans le Pāli-English Dictionary de la Pali Text Society (p. 135).

227 Les inscriptions en pāli sont rares dans la péninsule Indochinoise. Au Cambodge, on n’en compterait qu’une douzaine (Bernon 2006:21, n.1) tandis qu’il en existe plusieurs milliers en khmer et en sanskrit.

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la sifflante palatale (ś), inconnue dans la phonologie pāli228. Il est difficile par contre

d’expliquer la disparition de la géminée dd du sanskrit et du pāli dans les formes

vernaculaires (udiś-/udis- au lieu de uddiś-/uddis-).

Des témoignages plus récents attestent aussi de l’emploi de l’expression d’origine pāli pattidāna (l. patidān, th. pratidān), notamment avec la formule Sabbapattidāna-gāthā récitée à diverses occasions. On retrouve le terme dans la Maṅgalathadīpanī, texte du Lanna dont il a déjà été question, dont le quinzième livre, le « discours sur le don » (Dānakathā), inclut le pattidāna parmi les huit formes de libéralité (p. metta) définies par l’Enseignement du

Buddha (Mg-d. V.)229. Ce sont précisément ces termes (patti ou pattidāna) qui sont employés

dans les textes canoniques les plus anciens pour désigner le don de mérites (Agasse 1978:311), même si ces occurrences sont rares et s’il s’agit d’en réfuter le principe.

La terminologie au moyen de laquelle les bouddhistes indochinois désignent la « dédicace de mérites » est donc d’origine indienne. La question de son orthodoxie cependant a été soulevée par beaucoup d’orientalistes car elle mettait à mal la justice

induite dans le principe du saṃsāra (Gehman 1998[1942]:xi) et de la rétribution des actes

méritoires, déméritoires ou neutres230. L’Enseignement du Buddha, dans la plupart des

textes canoniques, dispose en effet que cette rétribution est exclusivement individuelle : les événements de la vie d’un individu étant les conséquences de ses actions – dans cette vie ou dans une vie antérieure –, il ne saurait être question, en toute rigueur, de « transmettre » des mérites ; et c’est bien ainsi que l’ont compris beaucoup de spécialistes européens :

228 La palatale apparaît dans les orthographes modernes siamoise (1 ) et khmère (អុទិឝ), ce dont on ne peut rien conclure cependant puisque les Siamois et les Khmers ont adopté au début du XXe siècle une orthographe étymologisante à partir du sanskrit, parfois de manière complètement artificielle. La question ne se pose pas pour le lao, puisque la sifflante palatale est absente de son alphabet.

229 Le don d’objets matériels (vatthudāna), le partage de connaissance littérale (vidhayadāna), de connaissance spirituelle (dhammadāna), le pardon (abhāyadāna), l’humilité (apacāyana), le service rendu (veyyāvacca), le transfert de mérite (pattidāna) et la réjouissance pour les mérites d’autrui (pattānumodanā).

230 Notamment Dickson 1884, Hardy 1894, Gehman 1947, Malalasekara 1967, Hara 1967-68, Bareau 1968, Gombrich 1971, Agasse 1978, Filliozat 1980, Holt 1981, Strong 1983, Schopen 1984, Williams 1989:208, Premasiri 1991, Bechert 1992, Kapani 1993:156sq, Wijayaratne 1994, Gombrich 1996, Langer 2007:166.

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« L’être est seul responsable de ses actes et personne ne peut en rien troubler la rétribution de ceux-ci, soit dans un sens favorable, soit dans un sens défavorable […]. Toute tentative d’accroître le bonheur ou la sécurité d’autrui autrement que par une aide directe, matérielle ou spirituelle, devrait donc être irrémédiablement vouée à l’échec. »

(Bareau 1968:25-26)

Il est permis de penser que si le bouddhisme a fasciné – et continue de fasciner – l’Occident, c’est avant tout par sa philosophie et son éthique appuyée par une rationalité

quasi-arithmétique qui n’est pas si éloignée des conceptions occidentales231. Outre leur

intérêt pour une doctrine nouvelle et originale, les premiers orientalistes purent trouver dans le bouddhisme des valeurs et une forme de pensée qui, tout en revêtant un caractère exotique, ne leur était pas totalement étrangère. Plutôt que d’admettre que le bouddhisme comportait son lot de magie et de merveilleux, plusieurs savants ont redoublé d’efforts pour démontrer qu’il s’agissait d’interprétations, sinon impies, du moins dévoyées des véritables enseignements du Buddha tels qu’ils sont consignés dans les écrits canoniques. Les témoignages attestant du souhait des fidèles de faire bénéficier à leurs proches du fruit de leurs actes méritoires ne pouvaient être, à leurs yeux, qu’une hérésie ou, au mieux, une déformation des textes originaux. Parmi les inscriptions de Bhārut ou de Sāñci, qu’il jugea dans leur ensemble « strictement orthodoxe[s], c’est-à-dire conforme[s] à l’esprit du Buddha », Mgr Lamotte considéra comme une anomalie celles où le donateur déclare avoir

consacré son œuvre pie pour le bénéfice de ses parents232 :

[Les fidèles] savent que ces œuvres méritoires sont leur bien propre, leur héritage personnel (…) et qu’ayant été seuls à les accomplir, ils devront seuls en recueillir le fruit (Majj.III, p. 179). Il ne peut être question de transférer ce mérite à des tiers, ni même de formuler des intentions que le mécanisme de la rétribution des actes rendrait inopérantes.

(Lamotte 1976:456)

231 L’immortalité de l’âme, le détachement, le devoir de ne pas craindre la mort, la conduite vertueuse, etc. 232 Il est singulier qu’à partir du même corpus, Gregory Schopen allait, quelques années plus tard, tirer les conclusions absolument inverses (cf. Schopen 1984 et infra).

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Certains savants ont voulu voir dans le phénomène que l’on appela « transfert de mérites » l’influence tardive de divers courants scholastiques (Bechert 1992:104) tandis que d’autres l’ont au contraire interprété comme une concession faite aux croyances anciennes

(Wijayaratne1994:83). D’autres encore, devant l’évidence de la pratique, ont préféré une

explication sémantique en mettant en cause les traductions anglaises ou françaises du terme (« transfert » ou « transmission »), leur opposant celles d’« offrande » ou de « partage » du mérite » (Pou 1994:391, 403), voire de « production de mérite pour le compte d’autrui » (Wezler 1997:581). Il est vrai qu’il n’existe pas de véritable locution pāli pouvant être traduite littéralement par « transfert de mérite » (Langer 2007:166) qui semble être, dès lors, une interprétation abusive de la part des orientalistes. Jean Filliozat a, en conséquence,

suggéré que la notion en elle-même ne se traduirait pas dans les faits233 :

Il n’y a donc pas nécessairement et toujours « transfert de mérites », comme a pu le faire penser en milieu occidental et dans la présentation du bouddhisme aux occidentaux, l’analogie avec la conception des « indulgences » qu’un fidèle peut obtenir pour les âmes du purgatoire. Assurément dans bien des cas (…), tout se passe comme si le bien accompli ou mérite réalisé par une personne était transférée d’elle à une autre. Mais, en fait, toutes deux ont individuellement et simultanément le bonheur résultant de leurs actes respectifs différents : d’incitation et d’exécution. L’un est la raison d’être du bien, l’autre son réalisateur.

(Filliozat 1980: 115)

George Cœdès a lui aussi discuté la notion de transfert des mérites. Son étude de

l’inscription sur stèle de Văt Prei Val (K 49, 664 A.D.) est particulièrement représentative

d’une orientation idéologique qui tend à contourner les problèmes dogmatiques en y apportant des réponses d’ordre rhétorique. Ainsi conteste-t-il la traduction qu’en avait

donnée Auguste Barth (ISCC:591) et qui rendait compte de mérites acquis par des fidèles

résultant d’actes pieux accomplis par leurs ascendants :

233 J. Flliozat traduit pattidāna par « don d’acquisition », admettant qu’il s’agit « d’acquisition de dispositions (dharma) essentiellement bonnes ou de puṇya, bonheur ou mérite » (Filliozat 1980:116).

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La traduction de Barth « tout ce que ses ascendants avaient acquis par leurs mérites » [i.e. des descendants] ne me paraît pas conforme à l’esprit du texte. Ici, comme dans la stance suivante, puṇya doit avoir un sens beaucoup plus concret, celui de « fondation pieuse (génératrice de mérites) ». Ni dans le texte sanskrit, ni dans le texte khmer il n’est question d’une transmission de mérites mais d’une transmission de biens matériels, dont l’attribution au temple est d’ailleurs génératrice de mérites.

(IC, V:6ff)

La très libre traduction de puṇya par « fondation pieuse » permet à George Cœdès de déjouer un problème d’orthodoxie – tout en précisant que la fondation est elle-même « génératrice de mérites ». La même orientation transparaît dans son étude de l’inscription

K 604 de Sambor, contemporaine de la précédente, où puṇyādhikāre (litt. « bénéfice du

mérite ») est traduit par « privilège de la fondation »234. Dans plusieurs de ses traductions, G.

Cœdès refuse de parler de « don de mérites235 », même pour traduire le terme udicya de la K

522 (Baray occidental, Xe s. A.D.)236. Plus récemment et dans le même état d’esprit, Saverous

Pou traduit l’expression camrön puṇy, figurant dans une inscription bouddhique moins

ancienne (K 264, Prè Rup, 1606 śaka), par « clôturer la cérémonie » alors même qu’elle admet que son sens littéral est « transférer le pun » (Pou 1994:39, n.11)237. En vérité, ces efforts à

234 Ce qui donne d’ailleurs une traduction de la stance pour le moins alambiquée : « Et le privilège de la fondation ayant été fixé, le fondateur fut fait par le roi premier bénéficiaire du (dieu) Tamandara. » (IC, IV:18). 235 C’est pourtant George Coedès qui affirme, avec Pierre Dupont, que le transfert de mérites « a toujours été au Cambodge le but essentiel poursuivi par les donateurs » (Cœdès, Dupont 1943:139 et supra).

236 Dakṣiṇasyām udududīcyaudīcyaīcyañīcyañññ ca śaurer asmin nime nime sthāpayitvā pitr̥prītyai prāsādān trīn imān vyadhāt est traduit par G. Cœdès « Ayant fait érfait érfait érigerfait érigerigeriger ici pour la joie de ses ancêtres deux images de śauri au sud et au nord respectivement, il a érigé ces trois prāsāt » (IC, 5, 123).

237 Pour les cas où il est incontestable que les bénéficiaires des mérites ne sont pas le donateur, certains bouddhologues font appel à la notion d’anumodana (litt. « satisfaction »), substituant l’idée d’un sentiment altruiste de « réjouissance » (ressenti par les défunts) à celle d’un acte accompli en leur faveur (par le fidèle). Né de la participation des défunts à l’acte méritoire, c’est un état mental vertueux (la joie de voir un acte pieux accompli) qui produirait chez eux ipso facto des fruits positifs (Gombrich, Obeyersekere 1988:19). Cette gymnastique spéculative peine à convaincre et ne résiste pas à l’examen des faits, c’est-à-dire à l’observation des pratiques contemporaines et des témoignages laissés par l’Histoire. La notion d’anumodana est certes connue en Asie du Sud-Est mais elle ne se confond pas avec celle d’uddissa (voir par exemple l’extrait du Pāli Mālai cité infra, 2.1.4).

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nier l’évidence en disent davantage sur l’idéologie qui anime les chercheurs que sur celle qui a guidé, en leur temps, les auteurs de ces inscriptions.

La notion de karma, on le sait, n’est pas née avec le bouddhisme mais fait partie

intégrante de la pensée indienne telle qu’elle se manifeste dans l’hindouisme et le

brahmanisme. De même, la question du « transfert » de karma – compris ici comme

conséquence des actes et non pas comme étant l’acte lui-même – à une personne tierce est déjà présente dans ces courants religieux. Le Mahābhārata (3.127.1-20 ; 128.1-19 ; 128.13-16), les Purāṇas, les Upaniṣads (Cf. Kauṣītaki Upaniṣad, 2.15, Chāndogya Upaniṣad, 4.1.4.) relatent des

cas de transmission de karma entre parents et enfants (O’Flaherty 1980:12, 35, n.112). La

question fait parfois l’objet de longues discussions argumentées, comme c’est le cas dans

certains textes de l’école de philosophie indienne de la mīmāṃsā (IIIe s. B.C.) (Shastri

1963:340). Le vaste corpus des Dharmaśāstra fait lui aussi des mentions régulières de la

production de mérites pour le compte des membres de la parentèle du dévot :

Celui qui se baigne pour le salut de son père, de son frère, de sa grand-mère, de son oncle maternel, de son beau-père, bénéficiaire (?), gardien, précepteur, guru ou instructeur, ou pour le salut de ses épouses, celui de sa tante ou oncle maternels, obtient le huitième [des mérites produits]. S’il se baigne pour son père ou sa mère, il en obtient le quart238.

Smr̥tyarthasāra, d’après la traduction de Richard Solomon, in: Wezler 1997:574

En Chine, les plus anciens sūtra chinois non seulement mentionnent mais exaltent la production et l’offrande de mérites en faveur des parents défunts, au point d’en faire une obligation filiale. Dans le bouddhisme chinois, « un fils pieux [peut] laver de leurs péchés ses parents, les sauver et les nourrir par le seul effet d’une offrande de vêtement et de nourriture faite aux bhikṣu » (Granet 1998[1922]:211).

238 Un tel partage arithmétique des mérites se retrouve dans le bouddhisme indochinois alors qu’il est absent des normes du Mahāvihāra. Ainsi dans le cas de l’ordination du bhikkhu, une moitié des mérites seulement est censée revenir à l'impétrant. Si le religieux n’est pas marié, l’autre moitié sera au bénéfice de ses parents ; s’il l’est, un quart ira aux parents et l’autre quart à son épouse (Zago 1972:54, n. 10 et infra 4.5.1.2).

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Le fait de produire, de partager ou de transmettre des actes méritoires à des défunts est en réalité attesté dans les pratiques bouddhiques les plus lointaines, même si cela peut

paraître contraire à la loi de la transmigration (p. saṃsāra) et de la coproduction

conditionnée (p. paticcasamuppāda). Certes, les inscriptions attribuées au roi indien Aśoka

(273-232 BC), qui constituent jusqu’à présent les traces écrites les plus anciennes relatives au

bouddhisme, ne font pas état de mérites produits en faveur des ancêtres ; tout au plus insistent-elles sur l’obéissance que le fidèle se doit de porter à ses parents qui, dans leur

contexte, ne peuvent renvoyer qu’aux parents vivants239. Cependant, les inscriptions

immédiatement postérieures ne manquent pas de témoigner de la réalité de cette pratique dans les communautés bouddhistes indiennes. Deux textes lapidaires de Ceylan (env. 200 avant notre ère) mentionnent une offrande de mérites, dont l’une est spécifiquement dirigée vers les parents du donateur (Langer 2007:180). Un grand nombre de stèles inscrites, sur le continent indien (à Barhut, Sarnath, Mathura, Bodhgaya, etc.), attestent également de

la coutume d’offrir des mérites en faveur des parents (Schopen1984:116-7), en particulier

les inscriptions d’Ajaṇṭa dont presque toutes (19 sur 21) mentionnent le père et la mère du donateur comme étant les bénéficiaires du don :

Yad atra (pu)ṇyam tad bhavatu mātāpitro(ḥ) sarva(sa)tvānāñ cānuttarajñānāvāp(t)aye Ce mérite ici [produit], puisse-t-il profiter à mes parents et à toutes les créatures240

(in: Schopen 1984:118)

Parmi elles figurent quatre occurrences d’uddiśya, se rapportant à des actes pieux dédiés aux parents du fidèle (mātāpitaram uddiśya) (id.). Pour Émile Sénart, l’emploi du terme uddiśya dans ce contexte implique que les parents sont décédés et qu’ils ont acquis le statut d’ancêtre (Sénart 1905:64). Tous ces exemples montrent que l’acte de dédier les mérites aux parents était admis dans les pratiques bouddhiques des écoles « hinayāniques » les plus

239 Voir notamment les édits n°3 et n°11 in: Bloch 2007[1943]:96-97,120. 240 “what here is merit, may that be for the father and all living beings”.

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anciennes (mahāsaṅgika, sarvāstivāda, etc.) et qu’il ne doit pas être attribué à un développement tardif du mahāyāna.

Quant à l’orthodoxie theravādin, elle est loin d’être univoque sur la question. La notion

de transfert de mérite est niée explicitement dans certains passages du Tipiṭaka tel que le

Kathāvatthu qui la qualifie même d’hérésie (Premasiri 1991:157). À l’inverse, d’autres textes canoniques et paracanoniques la donnent pour légitime. Le Buddha lui-même affirme dans

le Mahāparinibbānasutta (Dī.II.3) qu’il est possible de partager les mérites avec les divinités

(Agasse 1978:313) tandis que son commentaire, la Sumaṅgala-vilāsinī (II, 542) laisse entendre que ce partage est encore envisageable avec la parentèle défunte (Gombrich 1971:207). L’Aṅguttara-Nikāya mentionne, par deux fois, l’accomplissement de mérites au profit des parents (par ex. Aṅ.III « petānaṃ kālakatānaṃdakkhiṇaṃ anuppadassati : « il dédiera le mérite

de ses offrandes à ceux [de ses parents] qui sont morts et qui sont dans l’état de peta »] »)

(Agasse 1978:313-314). Nous avons déjà dit que le Siṅgala-sutta (ou Sigālovāda°) (Dī.III. 189,

Aṅ.III.43) considère les offrandes aux parents décédés comme étant l’un des cinq devoirs que doit accomplir un enfant envers ses parents (supra, 1.2.2). Nous avons aussi mentionné le récit du Dhammapada-aṭṭhakathā relatant qu’une « ogresse » (p. yakkhinī) reçu des mérites parce que celui qui fut son fils dans une vie antérieure avait récité le dhamma (supra, 1.2.3). La question de l’adresse de mérites aux défunts est encore posée dans des textes plus tardifs

tels que le Milindapañha (Ier s. AD) (Malalasekera1967:89) ou les commentaires de Budhaghosa

et de Dhammapāla (V-VIe siècles) (Bechert 1992:99-100), jusqu’à l’Abhidhammatthasaṅgaha,

commentaire de l’Abhidhamma rédigé vers le XIe siècle, qui parle du pattidāna comme d’une

action vertueuse (Saddhātissa 1989:135).

Il faut bien sûr évoquer le Petavatthu, section du Khuddaka-nikāya, dont il a été

question plus haut au sujet des preta (supra 1.2.5). En fait c’est surtout son Commentaire (p. aṭṭhakathā), composé par Dhammāpala, qui contient les allusions les plus explicites à

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série d’historiettes construites à partir des stances de la collection canonique241, dont la

structure est relativement homogène242 : un peta fait part de ses souffrances à un disciple ou

un dévot du Buddha, qui rapporte à ce dernier ce qu’il a vu ou entendu. L’omniscient se livre alors à un récit de l’une des existences antérieures du peta au cours de laquelle il a commis un ou plusieurs actes répréhensibles l’ayant conduit à renaître dans cette condition misérable. Bien que cela ne soit pas toujours le cas, le peta peut s’avérer être un parent de l’auditeur. Dans l’Uttaramātupetavatthuvaṇṇanā (Pv-a:II.10) et le Sāriputatherassamātu° (Pv-a: 2. 14), ce sont les disciples du Buddha Uttara et Sāriputta qui tentent de délivrer leurs mères

respectives de leur état de petī. Le Tirokuḍḍa° (Pv-a. I.5)243, déjà évoqué, est sans doute le récit

le plus représentatif de cette thématique. Bimbisāra, pieux roi de Rājagaha, se trouve

importuné par un groupe de peta affamés qui se révèlent être des membres défunts de sa

parentèle (supra, 1.2.5). Pénétré de compassion, il tente de les réconforter en leur adressant des oblations mais ses efforts sont vains : l’eau et la nourriture disparaissent au moment même où les peta tentent de les ingurgiter. Bimbisāra expose le problème au Buddha qui lui explique qu’il est impossible d’adresser des offrandes aux morts par voie directe ; en revanche, poursuit le Maître, si celles-ci sont présentées à la Communauté des moines (p. saṅgha), les trépassés recevront le fruit des mérites produits par cette action pieuse et pourront, de ce fait, gagner une existence nouvelle placée sous de meilleures auspices.

C’est là, sans doute, qu’est la raison d’être du Petavatthu et de son aṭṭhakathā :

promouvoir la libéralité des fidèles à l’égard du saṅgha en faisant valoir que, sans son

intercession, les offrandes adressées aux morts n’atteindront pas leur but. En somme, la Communauté des bonzes s’impose comme étant le point nodal d’un circuit d’échange entre