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Où sont les ancêtres ?

1.2.1 « Bouddhisme » et « animisme »

1.2.4 Où sont les ancêtres ?

D’autres conceptions hétéroclites, qui peuvent tout autant sembler contradictoires que les précédentes, sont admises par les populations tai bouddhisées. Ainsi de celles relatives à la représentation de l’univers, où paraissent s’opposer les idées traditionnelles et celles empruntées au monde indien. En dehors des traités cosmologiques savants tels que la Traibhūmikathā ou la Lokapaññati qui reprennent les nomenclatures complexes de l’univers des textes singhalais, les traditions tai-lao décrivent un monde limité à trois sphères

d’existence en lieu et place des cinq (ou six) gati du bouddhisme theravāda (p. pañcagati ou

chagati) : le monde des divinités (p. devaloka), celui des humains (p. manussaloka) et, enfin, les enfers (p. narakaloka). Cette vision et cette organisation du monde correspond en réalité à la cosmologie des Tai non bouddhisés selon laquelle, proche en cela des conceptions chinoises, le monde est divisé en trois niveaux : le « pays d’en haut » (mịịaṅ dọṅ ou mịịaṅ sūṅ), où vivent les êtres célestes (phū2 thḕn < ch. tiān « ciel ») ; « le pays en surface192 » (mịịaṅ byāṅ), où vivent les humains ; et « le pays d’en bas » (mịịaṅ lum), où résident notamment les ancêtres (Maspero 1971:254-267 ; Pottier 2007:20-21). Les représentations khmères les plus anciennes – donc antérieures aux premiers témoignages des civilisations tai – sont de la même teneur,

192 Les Tai se rapprochent encore des Chinois lorsqu’ils représentent ce « pays de surface » sous la forme d’une plaque carrée et le Ciel sous celle d’une voûte hémisphérique, ce qu’illustre l’expression « Maître de la surface de la terre » (cao2 phḕn ḍin) : la surface est le monde des hommes, par opposition aux mondes du dessus et du dessous où vivent les ancêtres et les autres divinités telles que les nāga et la Mère Dharaṇī (Turton 1972:245). Henri Mouhot a de son côté établi un parallèle entre les pratiques des populations montagnardes du Cambodge (les Stiêngs) et celles des Chinois, consistant à répandre du riz sur le sol pour alimenter les âmes des ancêtres qui résident dessous (Mouhot 1999[1868]:158-159).

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sauf que la perception du cosmos fût, au Cambodge préangkorien et angkorien, largement inspirée des conceptions hindouistes et brahmaniques. Cela est manifeste dans l’épigraphie du Cambodge où le monde est décrit, avec une terminologie sanskrite, comme étant tripartite (sk. tribhuvana), régi par Śiva et composé du ciel (sk. svarga), de la terre et des

enfers (sk. naraka ou niraya) (Pou 1994:396). Le passage au bouddhisme comme religion

dominante vers le XIIe siècle ne changea pas cet état de fait. L’épigraphie du Bayon, qui

relève du mahāyāna, comme celle, plus tardive, de la période moyenne au cours de laquelle

le theravāda commença à dominer la région, attestent de la stabilité de cette vision du

monde en trois partie qui, si l’on se fie aux fresques les plus contemporaines qui ornent les murs des monastères du Cambodge, mais aussi du Laos et de Thaïlande, n’a guère changé depuis. À dire vrai, il semble que cette représentation tripartite de l’univers, qui correspond aux normes éthiques (le bien, le mal, le réel), soit relativement universelle et qu’elle se retrouve aussi bien chez les populations « animistes » que dans les mythologies des grandes civilisations telles que celles de l’Inde et de la Grèce antique. De la même façon que pour les

notions de transmigration ou de kamma, les Indochinois n’ont donc pas eu besoin de

bouleverser leur vision de l’univers pour s’accorder avec les normes indiennes. Si celles

décrites dans le Tipiṭaka sont plus subtiles, il n’est pas indispensable de se les approprier

littéralement pour se prétendre bouddhiste.

Les conceptions bouddhiques de l’univers se heurtent cependant aux cosmologies indochinoises traditionnelles sur un point : le rôle et la nature du monde souterrain. Pour les Tai, nous l’avons dit, « le pays d’en bas » (mịịaṅ lum) est le lieu où résident les ancêtres, comme c’est le cas pour beaucoup de populations animistes indochinoises qui pensent qu’à la mort l’âme des défunt part rejoindre celles des aïeux sous terre (cf. Condominas 2003 [1957]:124, 136). Ceci reste vrai pour celles qui ont adopté le bouddhisme comme les Lao. Ainsi, lorsque le bouddhiste lao accomplit des offrandes au profit de ses ascendants défunts, c’est « vers le monde du bas » qu’il dirige sa dédicace, même s’il peut faire appel dans ce contexte à une rhétorique inspirée des textes du theravāda (ici le Petavatthu) :

138 ອຸປມາດ່​ັງນໍ້າຝົນຕົກລົງມາທ່​ີສູງໄຫຼໄປສູ່ທ່​ີລຸ່ມສັນໃດ

ທານທ່​ີຍົກໃຫ້ແຕ່ມະນຸດໂລກນ້​ີຍ່ອມສໍາເຣັດແກ່ເຜດທັງຫຼາຍສັນນ້​ັນ De même que l’eau de pluie tombe et s’écoule vers le bas,

les dons que les fidèles accomplissent dans le monde des Hommes atteignent les trépassés193.

Célébration du Rite du linceul pour les défunts (Slạ̄ṅ păṅsakur hā phū2 tāy) in: Hnăṅgsịị desnā sahlạ̄ṅ tāṅ tāṅ 50 kăn, tome 2, p. 51

Situer les ancêtres dans « le pays d’en bas » (mịịaṅ lum) peut poser un problème pour les populations converties à la Doctrine puisque, dans la cosmologie bouddhique, les mondes souterrains renvoient aux sphères inférieures de l’existence, en l’occurrence les enfers (p. naraka). Or, selon la loi du kamma, les enfers sont réservés aux individus ayant mal agi de leur vivant où ils doivent payer leurs fautes pendant une durée déterminée ; y placer les ancêtres revient nécessairement à en faire des êtres en souffrance, coupables et en

besoin de rédemption194. C’est ce qui explique pourquoi les Lao identifient, du moins dans

certains contextes, leurs parents défunts à des « êtres infernaux » (săt narŏk < p.

narakasatta)195. Ils ne sont pas les seuls à devoir faire cet amalgame : les Birmans assimilent

eux aussi le monde souterrain, où l’individu se rend après sa mort, aux enfers (Taw Sein Kaw 1883:157). Quant aux bouddhistes chinois, c’est bien parce qu’ils imaginent tous leurs ascendants en enfer et en quête d’une renaissance sous de meilleures auspices qu’ils leur

apportent des oblations et des vêtements au cours des rites annuels du yúlánpén (Cole

1998:48 et infra, 3.6). Du strict point de vue de l’éthique bouddhique, la question se pose de

savoir ce qu’ont donc bien pu faire les ancêtres pour souffrir d’une condition si peu enviable. Cette contradiction est à mettre en relation avec celle soulevée plus haut entre d’une part la

notion bouddhique de kamma, qui suppose que la destinée de l’âme après la mort est

193 Cet extrait est la traduction en lao de deux stances du Tirokuḍḍapetavatthu (yathā vārivahā pūrā paripūrenti sāgaraṃ/ evam eva ito dinnaṃ petānaṃ upakappati = Pv. §20-21), sur lesquelles nous aurons l’occasion de revenir. 194 La crainte des enfers est attestée au Cambodge dès le VIIe siècle de notre ère par l’épigraphie (K.54, 628 A.D. ; ISC, 59, B:3,4.). Le royaume de Yama est même mentionné dans certaines inscriptions non datées mais peut-être plus anciennes encore (Pou 1994:396).

195 C’est le cas par exemple lors des cérémonies annuelles pour les morts, célébrées au neuvième et au dixième mois du calendrier lunaire (cf. infra 3.2, 3.3).

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tributaire des mérites et des fautes, d’autre part l’idée d’une ancestralité reposant sur des rites qui doivent être accomplis par la descendance. Face à ce paradoxe, les Tai bouddhisés se sont efforcés de faire coïncider leur représentation traditionnelle de l’univers avec la

notion de rétribution des actes en assimilant les devatā aux Esprits célestes (phū2 thḕn) et les

« génies » (phī) aux habitants des mondes inférieurs. Ainsi, les bonnes actions conduisent à renaître dans le monde céleste (mịịaṅ thḕn), les mauvaises en enfer sous la forme de

créatures misérables, de génies (phī) ou encore d’esprits errants (phēt, < sk. preta) (STBI:1225).

Cette perspective est d’autant plus acceptable que le renouvellement cyclique générationnel implique une durée limitée pendant laquelle les défunts occupent les

différents statuts d’ancestralité : « esprit errant » (phī), « génie des parents défunts » (phī bạ̄1

phī mḕ1) puis « ancêtre » (pū11 tā yāy) (supra, 1.1.3.4). Ce n’est donc que provisoirement que

le défunt séjournera dans le monde des esprits (mịịaṅ phī) et, une fois qu’il aura purgé ses fautes, il pourra renaître dans le monde supérieur avant une éventuelle renaissance dans celui des humains.

Il faut néanmoins reconnaître que l’identification du monde des phī avec les enfers

ne permet que jusqu’à un certain point d’accorder la cosmologie traditionnelle avec la notion de kamma ; car s’il existe bien des phī misérables (morts de malemort, etc.), d’autres évoluent dans des conditions plus favorables (génies protecteurs, génies tutélaires, etc.) et ceux-ce ne peuvent être considérés comme étant des êtres en souffrance. Surtout, la croyance selon laquelle les ancêtres familiaux sont les génies protecteurs de la maisonnée (phī bạ̄1 phī mḕ1 ou phī jịịa2) (supra 1.1.3.3) n’est apparemment pas compatible avec leur localisation en enfer, fût-il bouddhique. En somme, nous avons bien affaire à deux conceptions distinctes des mondes souterrains : celle des cosmologies tai, dépourvue de

considération étiologique, selon lesquelles les phī résident sous le sol ; celle des écrits

bouddhiques, qui repose sur un principe éthique et selon laquelle il est un lieu de punition. Les Lao sont d’ailleurs embarrassés lorsqu’ils sont interrogés sur la raison qui les pousse à croire que leurs ancêtres sont en enfer. La réponse qu’ils donnent le plus souvent est

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« qu’on ne sait jamais » et que c’est à toutes fins utiles que les offrandes sont accomplies196.

Cette incertitude relative à la nature des ancêtres et à leur lieu de résidence n’est pas propre à la religion des Lao. Madeleine Biardeau notait que le brahmane indien non plus « ne sait plus très bien où situer ses ancêtres », tant les croyances qui sous-tendent le rapport entre les vivants et les morts sont aussi nombreuses que variées et donc difficiles à concilier

(Biardeau 1995[1981]:99)197.