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Ancestralité et transmigration

1.2.1 « Bouddhisme » et « animisme »

1.2.2 Ancestralité et transmigration

Paul Mus avait soulevé la contradiction, perceptible dans l’ensemble de la péninsule Indochinoise, entre la croyance bouddhique d’après laquelle « l’âme, après un jugement, descend aux enfers, erre par le monde ou s’incarne dans un dieu, un homme, une bête, selon ses fautes et ses mérites » et l’existence ancestrale soumise à la félicité ou à l’errance selon que les rites sont ou non accomplis par leur descendance (Mus 1931:138). De fait, une incompatibilité substantielle semble résider, non seulement au Laos, mais dans toutes les communautés bouddhiques d’Asie, entre la nature cyclique des morts et des renaissances et

celle, perpétuelle, de l’ancestralité. En Inde, le paṇḍit Pandurang Vaman Kane (1880-1972),

qui fit connaître à l’Occident l’immense littérature des Dharmaśāstra, avait de son côté

souligné l’incohérence, en termes idéologiques, entre les rites orthodoxes adressés aux morts et les notions de karman et de renaissance (Dumont 1966:338, n.22). Les sinologues ont également été longtemps perturbés par la contradiction qu’ils percevaient entre le bouddhisme et le culte aux ancêtres, central en Chine, l’idée même de la renaissance se plaçant en porte-à-faux avec la définition de l’ancestralité : peut-on logiquement vénérer un ancêtre quand il est censé s’être réincarné en un être nouveau (Teiser 1988:219) ? Sur ce

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sujet, les textes canoniques du theravāda ne sont pas non plus exempts d’ambigüité. Dans le Siṅgalasutta (Dī.III.§167), le Buddha, loin d’interdire d’honorer les morts, inscrit le culte au

défunt (p. dakkhiṇānuppadāna) parmi les cinq voies à suivre pour honorer ses parents

(Strong 1983:173). Les bouddhistes singhalais pensent donc suivre les recommandations du Maître lorsqu’ils accomplissent des rites à des échéances précises en l’honneur de leurs aïeux ; mais si les morts doivent renaître (ici-bas ou dans un autre gati), comment pourront-ils recevoir les hommages et les offrandes qui leur sont adressés ?

Pour comprendre comment les bouddhistes lao s’accommodent de ce type de contradictions, il faut d’abord rappeler que la notion de réincarnation n’est pas propre au bouddhisme, ni même aux religions de l’Inde. La littérature anthropologique donne de nombreux exemples de populations, de l’Afrique à la Mélanésie, en passant par les Inuits, où

la naissance est assimilée au retour du défunt parmi les vivants (cf. CRHR 1965 ; Godelier

2010:323). Les Grecs de l’Antiquité, avec Socrate et Platon, concevaient tout autant la

possibilité du retour des morts ici-bas après un séjour passé dans l’au-delà174. Ce n’est pas

non plus le bouddhisme qui imposa à la Chine l’idée de la réincarnation. Avant même la diffusion de l’Enseignement du Bienheureux, on considérait dans l’Empire du Milieu qu’un nouveau-né « n’était pas autre chose qu’un ancêtre qui, après un séjour dans la Terre-mère, substance commune des aïeux maternels, reprenait une vie individuelle et réapparaissait dans la portion vivante de la famille » (Granet 1998[1922]:49-50). Les bouddhistes chinois n’ont pas eu besoin de renoncer à ces croyances, simplement de les aménager pour les

accorder au dhamma, admettant désormais que le défunt demeure à l’état d’ancêtre pour

une durée déterminée de quatre générations avant de s’incarner à nouveau dans la génération suivante (ibid.:88). Cet aménagement fut accepté sans peine et il est même envisageable qu’a contrario le bouddhisme raviva, en Chine, le culte des ancêtres (Groot 1886:706).

174 Dans le Phédon, Platon s’exprime, par la bouche de Socrate, sur la destinée post-mortem des êtres : après un séjour passé dans les mondes souterrains, les morts reviennent parmi les vivants, en passant par l’Achéron, fleuve qui relie le monde des vivants et le lac Achérousiade, lieu de purification. La République décrit également le parcours des âmes après la mort : celles-ci, après avoir accompli leur temps au ciel ou dans le monde souterrain, reviennent pour revivre sur la terre.

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Il existe d’autre part une certaine familiarité, lorsqu’il est question de la transmigration, entre les textes bouddhiques indochinois et d’autres mythologies appartenant à des cultures totalement étrangères au monde indien. C’est le cas par exemple de l’allégorie des « enfants de l’esprit » (Cittakumārā et Cittakumārī) présente dans les textes

du kammaṭṭhān, « principe psychique qui transmigre d’une existence à l’autre (…) sans

lequel l’embryon dans le sein maternel ne naîtrait pas » (Bizot 1976:113). Ces « enfants de

l’esprit » (ou « la jeune fille-esprit » selon certains textes175) vont cheminer jusqu’au

Jambudvīpa (le monde des hommes selon la terminologie bouddhique) où ils vont renaître

suite à une « agrégation » (p. paṭisandhi) de plusieurs éléments dans la matrice. Il est déjà

remarquable que c’est aussi sous la forme d’« enfants espiègles » que sont dépeints dans les discours traditionnels lao les « esprits vitaux » (khwăn), lorsqu’ils cherchent à regagner le monde céleste (mịịaṅ thḕn) d’où ils se sont incarnés (supra 1.1.2.2) ; mais surtout, une allégorie comparable se retrouve dans l’imaginaire d’autres populations très éloignées de l’aire culturelle indochinoise. Aux îles Trobriand, il est dit qu’après la mort l’esprit de l’individu accomplit un séjour dans le monde d’en-dessous où il mène une existence semblable à la vie terrestre ; lorsque l’esprit désire revenir sur terre, il remonte sous la forme d’un « enfant-esprit » et doit trouver le chemin qui le mènera vers le pays Boyowa, c’est-à-dire les îles Trobriand. L’enfant-esprit ne parvient pas seul à trouver son chemin : il

a besoin de l’intervention d’un agent supra-mondain176 et c’est l’esprit d’un ancêtre qui va le

transformer en embryon dans le sein de sa future mère, laquelle devra appartenir au même clan que lui (Malinovski 1930:104). La notion d’« enfant-esprit » se rencontre encore chez les Aborigènes d’Australie et chez les Nzema du Sud du Ghana (Godelier 2010:347,357). Dans tous les cas, ces allégories induisent la préexistence de l’individu (qui réside dans le monde des morts, des esprits, des ancêtres, etc.) avant même la conception, et débouchent sur un processus de gestation intra-utérine au cours duquel l’« esprit-enfant » se transforme en fœtus par l’effet des rapports sexuels entre son père et sa mère qui lui apportent chacun des éléments corporels distincts (supra 1.1.2.1). Un principe analogue est véhiculé par le récit du parcours effectué par le ou les « enfants-esprits » (cittakamārā-cittakumārī ou lūk ḍwaṅ cit

175 Nāṅ Cittakumārī (cf. Lagirarde 1994:66-67).

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« enfant-précieux-esprit ») de la tradition indochinoise, décrits comme venant du monde des esprits pour prendre forme dans la matrice ; d’abord sous la forme d’une goutte d’huile

de sésame, c’est sous l’impulsion du dhamma (ou de l’Abhidhamma) et suite au mélange des

« eaux des passions » du père et de la mère que le fœtus se développera jusqu’à devenir un corps humain (supra, 1.1.2.3). Bien qu’elle apparaisse dans des textes « bouddhiques », l’allégorie des « enfants-esprits » doit donc être mise en perspective avec les représentations stéréotypées partagées par d’autres sociétés traditionnelles.

Le fait de combiner des notions-clés du bouddhisme indien avec des schémas métaphoriques en rapport avec la lignée, le clan ou la parenté n’est pas non plus propre à l’Asie du Sud-Est. Les bouddhistes chinois sont aussi parvenus à intégrer les croyances traditionnelles relatives à l’ancestralité dans leur bouddhisme, de façon à maintenir l’idéologie de la filiation confucéenne : sur les deux catégories d’âmes que conçoivent les

Chinois, seule l’« âme-souffle » (ch. hún), provenant du père, continue sa route dans le

saṃsāra et se réincarne dans la lignée paternelle, tandis que l’« âme animale » (ch. pò)

disparaît dans la terre (Granet 1990[1953]:196). Les Khumbo du Népal, pasteurs et

agriculteurs de l’Himalaya, ont opéré une symbiose entre des cultes à des divinités territoriales et claniques et le bouddhisme Nyingmapa (tib. rNying-ma-pa) venu du Tibet. Cette symbiose a, comme au Laos, abouti à des représentations hybrides de la naissance et de la gestation, qui font valoir d’un côté les apports respectifs du père et de la mère dans la formation du fœtus, métaphore des organisations claniques (sang du côté de la mère, os du

côté du père), de l’autre l’intervention d’un « principe de conscience » (tib. rnam-shes) qui

n’est autre que le viññāṇa bouddhique, support des actions qui vont maintenir le corps dans

le saṃsāra et qui transcende les frontières entre clans et communautés (Diemberger

1998:271-272). Les deux catégories d’officiants des Khumbo répondent à la gestion des deux catégories d’« âmes » issues de cette symbiose : les Lama, maîtres bouddhiques, s’occupent du rnam-shes tandis que les lhaven, officiants laïcs, sont chargés de gérer le « principe vital » (tib. bla) qu’ils « rappellent » par des rituels mais qui quitte le corps définitivement à la mort (ibid.:270, n.3). C’est une répartition des tâches comparable que l’on observe au Laos où les

maîtres de vœux (hmạ̄ bạ̄n) « rappellent les esprits vitaux » (sū1 khwān) au cours de rites

spécifiques tandis que les bonzes se préoccupent surtout du salut du vinyān (p. viññāṇa) des fidèles par la tenue d’autres cérémonies.

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Déduire que ces deux notions (khwān et vinyān) relèvent, en milieu bouddhiste lao, de deux champs religieux distincts, serait cependant abusif. Il est vrai que de prime abord, les vues traditionnelles selon lesquelles l’être humain héberge une pluralité d’« esprits vitaux » (khwăn), qui sont la base de son principe de vie (supra 1.1.2.2), s’accordent difficilement avec la doctrine bouddhique. Leur conception exclut en effet tout principe

individualisant puisque les khwăn sont pluriels et relativement autonomes. À la mort de

l’individu, ceux-ci se dispersent et, s’ils sont susceptibles de se réincarner, c’est pour recomposer à chaque fois une nouvelle individualité (Pottier 1998:891). La théorie du saṃsāra suppose au contraire un kamma individualisé associé à un « principe vital » (p. viññāṇa) qui transmigre après la mort (Saṃ I.122 ; Saṃ III.124). Pour Marcel Zago, les deux notions apparaissent là encore comme étant non seulement distinctes, mais antinomiques :

La notion de [khwăn] se différencie nettement de celle du [vinyān]. Celui-ci est dans la ligne bouddhiste et peut se traduire par conscience (…). Il est un des cinq groupes de l’existence (khanda), un des quatre aliments (ahāra) de l’illusion créatrice, et marque l’impermanence de l’être. [Khwăn] au contraire est un terme t’ai et chinois qui indique consistance, permanence, ce qu’il y a de plus profond dans l’homme, ce qui continue toujours malgré les apparences et de la faiblesse, ce qui peut avoir aussi une existence indépendante.

(Zago 1972:141)177

Ces deux ontologies s’accordent pourtant sur un point : toutes deux admettent, quoique selon des modalités différentes, le principe de la transmigration. Selon les textes du theravāda, c’est le viññāṇa qui est au cœur de ce principe, présenté comme l’individu en substance, intégrant un nouveau corps à chaque naissance (p. viññāṇassa avakkanti) (Dī II.63, Saṃ II.91). De leur côté, les croyances indochinoises traditionnelles s’accordent à considérer que seule une partie des « âmes » ou « esprits vitaux » constituant l’individu est destinée à

177 Cette opinion peut être partagée par certaines élites locales lorsqu’elles tentent (ou feignent de tenter) de débarrasser le bouddhisme de ses « superstitions » qui seraient les stigmates d’une culture archaïque. Ces discours se fondent apparemment davantage sur des objectifs idéologiques (p.e. le « développement ») que sur de véritables opinions personnelles. Quant aux populations rurales, elles « n’ont, quant à elles, aucune conscience de l’hétérogénéité de leurs croyances » (Pottier 1998:891).

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subsister après le décès. Les groupes austro-asiatiques et les Tai non bouddhisés pensent en effet qu’un groupe de ces « esprits vitaux » intègre la demeure familiale et devient l’entité ancestrale protectrice de ses descendants, tandis que l’autre groupe rejoint le monde des morts (Évrard 2006:163). En général, cette répartition est établie entre les esprits vitaux rattachés à la tête ou à ses composantes (front, nuque, etc.) et ceux qui sont associés à

d’autres parties du corps. Pour les Tai Dam par exemple, les khwăn du sommet du crâne et

des mains restent à la maison pour protéger les descendants tandis que les autres esprits vitaux demeurent sous la terre ou rejoignent les cieux (Zago 1972:137). Les Tai Dèng conçoivent de leur côté que les quatre-vingt-dix âmes de la tête retournent au Ciel en attente d’une prochaine incarnation tandis que les trente âmes du corps vont dans le monde inférieur pour devenir des ancêtres (Robert 1941:38). Pour les Tai Khao et les Tai Neua, ce sont les âmes de la nuque qui se transforment en ancêtres, celles du front retournant au Ciel (Pottier 2007:47). Ces répartitions sont analogues à celles des représentations chinoises évoquées plus haut selon lesquelles, après la mort, une «

âme-souffle » (ch. hún) rejoint les ancêtres au ciel (et s’incarnent pour les rites dans la tablette

votive) tandis qu’une « âme animale » (ch. pò) descend dans la terre ; de même, les

Vietnamiens distinguent les phach, « âmes grossières » qui s’enfoncent dans le sol, des hôn

qui retournent au ciel après la mort pour devenir des ancêtres (Mus 1931:135)178.

Quant aux populations indochinoises qui ont adopté le bouddhisme singhalais, elles considèrent également que seule une catégorie d’esprits vitaux est destinée à devenir un ancêtre avant que de renaître mais ils l’ont assimilée au viññāṇa, principe transmigrant de l’Enseignement du Buddha. C’est ce qu’ont fait les Birmans pour lesquels seule subsiste,

après la mort, « l’âme-papillon » (b. leikpya) qui survit à l’être sous la forme d’un esprit

avant que de se réincarner selon les principes des morts et des renaissances (Brac de la

178 Cette division ontologique des composants spirituels reposant sur une séparation entre une entité ancestrale qui survit à l’homme et une autre, plus personnelle, qui s’évanouit dans le cosmos, n’est pas propre à l’Asie orientale. Les Melpa de Nouvelle-Guinée distinguent chez tout individu son noman, siège de la pensée et qui disparaît à la mort, le min, esprit ancestral qui vient s’implanter dans le fœtus qui lui survivra pour s’incarner de nouveau (Godelier, Panoff 1998:xiv). Ces conceptions imprègnent tout autant la théologie chrétienne médiévale où le corpus (part matérielle et périssable de l’Homme) est constamment opposé à l’anima (part immatérielle et éternelle) (Schmitt 1998:339).

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Perrière 1989:92). C’est aussi ce qu’ont fait les Khmers qui distinguent, parmi leurs dix-neuf braḥ liṅ, « le grand esprit vital » (kh. braliṅ dhaṃ), « principe immatériel et immanent qui transmigre, monte aux cieux ou descend aux enfers » (Aymonier 1984:86). Chez les Lao et les Yuon, nous savons déjà que les trente-deux khwăn sont susceptibles d’être appréhendés dans un cadre bouddhique puisque ce nombre résulte de la réinterprétation qui les fait correspondre aux trente-deux constituants du corps des textes canoniques (p. dvattiṃsākāra) (cf. supra 1.1.2.2). Ils ont cependant imaginé une astuce supplémentaire pour harmoniser la Doctrine à leurs propres conceptions : ils assimilent le viññāṇa (l. vinyān) au khwăn de la tête (i.e. le siège de la conscience) ou encore au « cerveau » (p. matthaluṅgaṃ), le dernier des

trente-deux constituants de la liste (Pottier 2008:500). Alors que les autres khwăn ont le

loisir de se promener dans le monde céleste ou dans celui des génies (phī) – raison pour

laquelle il faut de temps à autre les « rappeller » (sū1) – celui de la tête est vital et ne saurait

quitter le corps de l’individu sans provoquer sa mort. Lorsqu’on meurt, pensent les Lao, l’esprit vital de la tête (i.e. le vinyān) est le seul qui subsiste tandis que les autres « esprits vitaux » s’évanouissent dans la nature ou regagnent des sphères supraterrestres. Le

principe transmigrant du mort (qu’on l’appelle khwăn ou vinyān)179 s’incarne en un phī et va

séjourner dans le monde vaguement défini des esprits (mịịaṅ phī), parfois identifié aux enfers bouddhiques où d’innommables châtiments et récompenses sont subies (Turton 1972:251 et infra 1.2.4). Une question se pose alors : le défunt devient-il un ancêtre, selon les croyances locales ou poursuit-il son chemin dans le cycle des morts et des naissances (p. saṃsāra) selon la doctrine bouddhique ?

Comme cela a été expliqué, les ascendants défunts incarnent, de manière provisoire et successive, différents statuts qui sont autant de catégories de « génies » (phī) particuliers (supra 1.1.3.4). D’abord, ils deviennent à leur décès un phī errant ; à la génération suivante,

ils incarneront les « génies des parents » (phī bạ̄1 phī mḕ1), protecteurs de la maison ;

remplacés par leurs descendants, ils deviendront enfin des « ancêtres » (phī pū11 tā yāy),

plus ou moins désindividualisés. Ce n’est qu’ensuite qu’ils pourront éventuellement prendre

179 L’identification du khwăn et du vinyān est encore largement admise. Le Dictionnaire lao du Comité littéraire édité par Sila Viravongs, par exemple, glose khwăn par vinyān (Viravongs 2006 [1960]).

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le chemin de la renaissance et se réincarner dans une matrice humaine (idéalement dans la même matrilignée), de la même manière que le fait le viññāṇa dans un processus décrit dans

les textes pāli (p.e. Vsm 548, 659)180. Suivant ce principe, l’ancestralité est temporaire. À ce

titre, elle ne contrevient pas à la notion bouddhique de saṃsāra. Le même raisonnement

peut être appliqué au monde des Esprits célestes (mịịaṅ thḕn), d’où les êtres sont censés descendre pour s’incarner dans le ventre maternel (supra 1.1.2.3). Si le monde des thḕn est assimilé, comme on l’a vu précédemment, à un étage supérieur de la cosmologie bouddhique (devaloka, Tuśita, Tāvatiṃsa) et si le séjour en son sein n’est pas éternel, les représentations traditionnelles peuvent s’harmoniser avec celle du bouddhisme : il suffit d’envisager qu’après un séjour au paradis l’être, du moins son principe transmigrant, vienne renaître dans le monde des humains (manussa-lōk).

Les conceptions vernaculaires et la notion de transmigration, à la base des Enseignements du bouddhisme, ne sont donc pas antinomiques. Il est même concevable que la place centrale que tient la transmigration dans la Doctrine ait favorisé son accueil par des populations qui ne partageaient en rien, à l’origine, les schémas culturels du monde indien. Sur ce sujet, le bouddhisme ne s’est pas opposé aux croyances autochtones comme a pu le faire, par exemple, le christianisme partout où il s’est imposé (Godelier 2010:383). Il demeure néanmoins un aspect important qui sépare les deux « traditions » : la dimension

morale de la loi de la rétribution des actes (p. kamma), qui détermine les conditions des

existences dans le bouddhisme canonique, ne semble pas avoir d’équivalent dans les représentations traditionnelles. Les « esprits vitaux », du fait de leur principe autonome et non individualisant, sont en effet dépourvus de tout statut éthique (Pottier 1998:890). Cette contradiction peut éventuellement être résolue si l’on admet l’identité de « l’esprit vital de la tête » (khwăn hwa) et du viññāṇa (supra) et que c’est la nature des actes accomplis par un

individu qui déterminera la destination de ce khwăn particulier. Ce raisonnement paraît

malgré tout un peu forcé et ne correspond que dans une très faible mesure à l’idée que se

180 Bien que le cerveau et le crâne (matthake matthaluṅgaṃ) fassent partie des « constituants hérités du père » (guṇ bạ̄1), les Lao ne rapportent donc pas le principe transmigrant à une filiation en lignée paternelle (comme le font les Chinois et les Tai animistes). Ceci met en évidence l’aspect purement formel de certaines analogies avec les termes et les notions bouddhiques.

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font les Lao de la destinée post-mortem. Bien que « bouddhistes », ils demeurent

relativement attachés à la cosmologie traditionnelle, selon laquelle la condition de l’ancêtre dans les « contrées célestes » est d’abord conditionnée par la bonne tenue des rites

funéraires181. De même, l’être transmigrant (quelle que soit sa qualification : phī, khwăn,

vinyān) ne semble pas, au moment de se réincarner dans le monde des Hommes, soumis à l’implacable loi du saṃsāra puisqu’il est censé choisir lui-même ses propres parents, sachant qu’idéalement l’enfant à naître sera un membre défunt de la matrilignée (supra 1.1.3.4). Cette dimension endogène de la transmigration, si elle se retrouve dans d’autres populations bouddhistes (Chinois, Khumbo), est évidemment étrangère à la Doctrine primitive. De fait, dès lors que le rôle de la réincarnation est d’abord de garantir la continuité du clan ou de la lignée familiale (Malinovski 1930:137), elle minimise forcément les implications morales des actes. Enfin, les Lao sont d’autant moins préoccupés par la portée morale de leurs actions (la notion locale de « mérite » restant à définir) que leur sort quotidien paraît dépendre avant tout du jugement que les esprits des morts portent sur eux. Or, la satisfaction ou le courroux de ces derniers est, encore une fois, tributaire de l’accomplissement ou de la négligence des rites, au respect ou à la violation des tabous. Même si les obligations à l’égard des ascendants défunts peuvent induire des normes

éthiques, la question se pose de savoir dans quelle mesure la notion bouddhique de kamma