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Les « esprits errants »

1.2.1 « Bouddhisme » et « animisme »

1.2.5 Les « esprits errants »

Il arrive aussi que les défunts soient au Laos qualifiés de phēt ou de phī phēt,

expressions qui dérivent du terme sanskrit preta (p. peta). C’est le cas notamment lors des

funérailles et des rites calendaires du neuvième et du dixième mois du calendrier lunaire,

spécifiquement dédiés aux ancêtres et sur lesquels nous reviendrons en détail (cf. 3e partie).

Le preta est d’abord une notion de l’Inde ancienne : en contexte brahmanique, le mot preta

signifie littéralement « trépassé » 198 et désigne un mort de fraîche date ; en ce sens, il

s’oppose au terme pitr̥ (litt. « père »), celui-ci employé pour qualifier le parent ayant acquis

le statut d’ancêtre, en général suite à l’accomplissement des rites funéraires (sk. śrāddha).

Tant qu’il demeure à l’état de preta, le défunt reste potentiellement dangereux pour les

vivants, en particulier pour ses descendants (Langer 2007:17). Le śrāddha vise donc à

transformer le preta, « esprit vague et méchant, [en] un ancêtre fort et amical » (Renou,

Filliozat 1985[1947]:367)199.

196 C’est aussi l’explication généralement donnée à Sri Lanka (Rita Langer, communication personnelle). 197 Les Upaniṣad affirment la dissolution de l’ancêtre dans le cosmos ; les R̥g-veda le font renaître en pitara (« père ») qui veille sur sa descendance ; la doctrine des sunyata, de son côté, enseigne le cycle des morts et des renaissances. D’autres cosmologies védiques, proches en cela des représentations tai-lao, situent le monde des morts sous la terre (Renou, Filliozat 1985[1947]:334).

198 Preta (pp.) < pre-, « partir » (cf. Huet 2011:343 et Langer 2007:17).

199 Les preta semblent absents des Veda, qui enseignent que l’individu devient un pitr̥ immédiatement après sa mort (Shastri 1963:ii,1). La notion de preta n’apparaîtrait que dans la littérature sanskrite plus tardive (par exemple le Pretakalpa, inclus dans le Garuḍa Purāṇa) (O’Flaherty 1980:17).

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La figure du preta est passée dans le bouddhisme indien mais avec un sens différent. La distinction entre l’état de « trépassé » et celui d’ancêtre, en premier lieu, est absente des textes canoniques en sanskrit et en pāli dans lesquels le p(r)eta peut tout aussi bien désigner un mort récent qu’une personne décédée depuis très longtemps (Horner:lvii-lviii). Surtout, dans la mythologie bouddhique, celui-ci correspond d’abord à l’une des six conditions

d’existence (p. gati) des êtres cheminant dans le cycle des morts et des naissances (p.

saṃsāra)200. Les textes les dépeignent comme étant des esprits errants, vivant dans une sorte

de purgatoire provisoire (p. paraloka) en attente d’une meilleure renaissance (Gehman

1998[1942]:x). Les traits généraux des preta sont brossés de manière plutôt homogène dans les différentes traditions ou écoles bouddhiques, en particulier dans des collections qui leur

sont spécifiquement consacrées telle que le Pretavastu (p. Petavatthu), connu dans ses

versions pāli, sanskrite, tibétaine et chinoise (Feer 1979[1891]) : « un ventre énorme, une bouche très petite, une faim insatiable et une soif inextinguible » (Feer 1979[1891]:161). Les textes lao livrent des descriptions similaires :

ມີຮ່າງກາຍຊ່​ົວຊ້າລາມົກ ຕີນໃຫຽ​່ມືໃຫຽ​່ ຫົວໃຫຽ​່ ປາກນ້ອຍເປືອຍ ກາຍອຶດ ຢາກອາຫານ ທ່ຽວຢູ່ຕາມຊູກຊູມພຸ່ມໄມ້ ແອບອິງຢູ່ ໃນຕໍາຣາວ່າ ເຂົາຄິດ ຊະກູດເປັນເມືອງເຜດ ທ່​ີສະແດງ ມານ້​ີດ້ວຍ

Ils possèdent un corps vil, grossier et souffreteux, des pieds et des mains énormes, une grosse tête, une bouche étroite, vaquent nus en manque perpétuel de nourriture ; ils se cachent dans les buissons et se refugient dans toute sortes d’endroits ; les textes disent que le Pic des Vautours (Gijjhakūta) est le monde des preta et que c’est là qu’on les rencontre201.

Célébration du vêtement de rebut pour les défunts (Slạ̄ṅ păṅsakūr hā phū2

tāy), in: Hnăṅgsịị desnā sahlạ̄ṅ tāṅ tāṅ 50 kăn, tome 2, p. 50

200 La condition humaine (p. manussakāya), la condition divine (p. devakāya), la condition animale (p. tiracchānabhūmi), la condition infernale (p. nirayakāya), la condition de « fantôme affamé » (p. petavisayabhūmi), la condition des démons (p. asurakāyabhūmi), les quatre dernières étant les niveaux inférieurs (p. apāya). 201 La Traibhūmikathā siamoise offre une description semblable des preta : des êtres qui « ne peuvent rien introduire dans leur bouche, ni ingurgiter le moindre grain de riz, la moindre goutte d’eau » (in: Archaimbault, Cœdès 1973:4).

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Contrairement à la tradition brahmanique, les écrits du bouddhisme theravāda ne

réduisent pas le peta à un ascendant familial202, même s’il arrive que ce soit le cas comme

dans certains récits des aṭṭhakathā du Petavatthu et du Vimānavatthu relatant les efforts

accomplis par des fidèles pour venir en aide à leurs parent tombés dans cette condition

(infra 2.1.1)203. Dans la pratique cependant, les bouddhistes singhalais, tout comme ceux du

Laos, ont tendance à assimiler le peta à un membre de la parentèle défunte, respectant peut-être en cela des usages plus anciens qui pourraient remonter aux temps védiques (Langer

2007:17,98)204. Enfin, les conceptions bouddhiques s’écartent encore de celles du

brahmanisme en considérant les preta comme des êtres en souffrance et non pas comme des

entités à vénérer (p. pūjā)205 ni même, puisqu’ils sont inoffensifs, à amadouer (Law

1923:85)206.

Dans la mesure où c’est la littérature pāli qui a servi de base à la diffusion de la

Doctrine en Indochine occidentale, les preta (ou peta) devraient, en toute logique, y être

représentés conformément aux écrits du theravāda. Il est en tout cas établi que le Petavatthu et son commentaire (Pv-a) ont inspiré les compilateurs locaux, les collections ayant largement circulé sous forme d’adaptations et de traductions, comme en témoigne la présence de nombreuses copies manuscrites dans les bibliothèques monastiques (cf. infra,

2.1.3). Par certains aspects cependant, la conception indochinoise des preta semble,

curieusement, plus proche de celle de la tradition brahmanique que de celle véhiculée par

202 En théorie le preta peut être, même dans la tradition brahmanique, l’incarnation de n’importe quel individu. En pratique cependant, le terme renvoie exclusivement aux défunts de la parentèle, ce qui pourrait s’expliquer par une proximité linguistique entre preta et pitaras (« père », « ancêtre ») (Gombrich 1971:208). 203 Notamment l’Uttaramātupetavatthuvaṇṇanā (Pv-a:II.10), le Sāriputatherassamātu° (Pv-a: II. 14), l’Ambavana° (Pv-a. IV.12) ou encore le Sānuvāsi° (ou Sāṇavāsi°) (Pv-a.III.2).

204 Le Dictionary of the Pali Language de Robert C. Childers relaie cette ambivalence : le terme peta y est défini comme « l’esprit d’une personne décédée [ou] un membre défunt de la parentèle (“the manes or spirit of a dead person, a departed relative”) (Childers 1875:378).

205 Sauf exception, tel le Siṅgālasuttaṃ dans lequel le Buddha énonce, parmi les différentes forme d’hommage que le fidèle doit rendre à ses parents, les aumônes à accorder aux peta : « Atha vā pana nesaṃ petānaṃ kālaṅkatānaṃ dakkhiṇaṃ anuppadassāmi » (« Par ailleurs, je leur fournirai des aumônes, après leur mort, lorsqu’ils seront devenus des peta ») (Dī. III. §267).

206 Là encore, le bouddhisme singhalais dans sa pratique peut s’écarter de l’orthodoxie theravādin : les bouddhistes de Sri Lanka, nous l’avons dit, considèrent que les preta peuvent provoquer des maladies chez leurs descendants s’ils s’estiment délaissés (supra, note 182).

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les textes du theravāda. Il est significatif, d’abord, que les terminologies siamoise et khmère

fassent usage d’une étymologie sanskrite (prēt, th.

*%

, kh. េរបត) plutôt que pāli, sachant

que le mot sous sa forme sanskrite (preta) est employé de façon courante pour désigner les

ancêtres dans l’épigraphie du Cambodge brahmanique (par exemple K 561, VIIe s. A.D. et K 70,

Xe siècle A.D.)207. Quant au terme lao phēt, il dérive lui aussi du sanskrit : l’aspiration de la palatale sourde (/ph/) provient en effet de l’élision de la vélaire /r/ (/pre:ta/ > /pre:t/ >

/phe:t/). Cette étymologie laisse supposer un emprunt au Cambodge (ou au Siam)

brahmanique bien qu’on ne puisse l’affirmer avec certitude dans la mesure où le singhalais moderne orthographie également prēt (i.e. avec une étymologie sanskrite), sachant qu’à bien des égards le bouddhisme de Sri Lanka a lui aussi maintenu dans ses rites et ses discours des éléments hérités du brahmanisme (Langer 2007:185).

Il est un point sur lequel les conceptions lao s’accordent de façon encore plus évidente avec celles de l’Inde ancienne, en même temps qu’elles s’opposent aux normes du

bouddhisme canonique. Dans la cosmologie du theravāda, le « monde des peta » (p.

petavisayabhūmi) est distinct des enfers (p. narakabhūmi) 208. Pour preuve, un sutta de

l’Aṅguttara-nikāya enseigne qu’il n’est possible de faire des offrandes aux morts (p. matakadāna) qu’à la condition que le destinataire soit un peta ; s’il est aux enfers, précise le

texte, elles n’atteindront pas le défunt (Gombrich 1971:210 ; Strong1983:184). Pourtant, la

tradition lao ne semble pas distinguer les deux gati, situant de façon presque systématique

les preta dans les mondes infernaux. Il est remarquable que ce trait caractéristique

resurgisse jusque dans les adaptations vernaculaires des textes canoniques, auxquels elles

s’opposent sur ce point. Le songe du roi Bimbisāra (Bayā Bimbisān ḟăn), adaptation lao du

Tirokuḍḍapetavatthu (Pv-a. I.5), est à ce titre exemplaire. Il rapporte, comme son modèle pāli, les efforts de Bimbisāra, roi de Magadha et personnage récurrent dans la littérature

207 Une forme de śrāddha était vraisemblablement connue des Khmers, si l’on en croit l’épigraphie (p.e. K 669, B, 1-9, IC, I, p. 179 ; K 194). Les Khmers sacrifiaient aux morts devenus pretas après les rites funéraires pour leur donner un « corps » permettant de devenir pitr̥ dans un loka divin (Dumarçay, Groslier 1973:207-208). Nous reviendrons en troisième partie de la thèse sur le śrāddha indien et la question de sa pratique en Asie du Sud-Est.

208 Ceci bien que certains textes pāli présentent Yama comme régnant également sur le monde des peta (p.e. Pv. §27, 36).

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bouddhique, pour venir en aide à ses ancêtres devenus peta. Or, dans le texte lao, ces

derniers sont situés en enfer (et s’adressent à Bimbisāra à travers un rêve) alors que le récit original les représente errant ici-bas, aux alentours de son palais. D’autres textes, tel le Moggallāna interroge les preta (Moggalā thām phēt) et la Célébration de la fête du riz tiré au sort

(Slạ̄ṅ khao2 slāk) (infra, 3.3.2.2), situent également les parents défunts en enfer bien qu’ils se

soient incarnés en preta. L’identification des preta avec les créatures infernales se retrouve

jusque dans le corpus épigraphique lao : un trône en bronze, supportant un Buddha, daté 1063 C.S. (1701 A.D.), porte une inscription qui l’atteste :

L’homme qui a péché, après sa mort, qu’il aille dans l’enfer Avīci, pour renaître sous la forme de preta (nae avicī nārok pĕn sattirasan phēt avisai), frappé d’interdit et classé parmi les sept démons.

Inscr. n° 256, ligne 4 (in: Gagneux 1975)

L’iconographie du Cambodge, du Laos et de Thaïlande révèle que cette assimilation est monnaie courante en Asie du Sud-Est. Les mondes infernaux sont depuis des siècles un sujet de prédilection pour les peintres dans leurs illustrations ou leurs fresques, dépeignant par des détails plus lugubres les uns que les autres les tourments endurés par ceux qui n’ont pas accompli suffisamment de mérites. Le plus souvent, les êtres de l’enfer sont représentés

sous la forme de preta, avec les traits caractéristiques qui ont été énumérés plus haut209 :

dotés d’un corps filiforme qui jure avec une forte proéminence ventrale et affublés d’une bouche trop petite pour laisser passer la nourriture, occasionnant chez ces pauvres êtres une faim constante.

209 Il y a bien sûr des exceptions. Le Văt Phutudom de la province de Pathumthani (Nord de Bangkok), distingue les enfers (naraka) du monde des peta ainsi que de celui des asura (Cf. Reynolds 1975:35).

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Preta aux prises avec le chaudron de l’enfer (Détail d’une fresque du Văt Jīaṅ Mwān, Luang Prabang)

Preta représentés dans un manuscrit siamois de la Lokapaññati

Cette identification du monde des peta avec celui des enfers va de pair avec la

cosmologie traditionnelle des Tai. Nous avons dit que, sans jamais avoir totalement intégré la structure de l’univers en cinq ou six gati telle qu’il est décrit dans les textes bouddhiques indiens, les Lao avaient maintenu une représentation tripartite du monde avec le « pays d’en haut » (mịịaṅ dọṅ ou mịịaṅ sūṅ) où siègent les entités célestes, « le pays en surface » (mịịaṅ byāṅ) où vivent les humains et « le pays d’en bas » (mịịaṅ lum) qui est celui des morts

et donc des phī (supra). Nous avions vu aussi comment le « pays d’en bas » avait pu être

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Lao, l’endroit où vivent les peta, il s’ensuit que les peta sont aussi des phī, du moins une

sous-catégorie de cet ensemble. C’est pourquoi les Lao appellent phī phēt ces créatures210. Le phī

phēt, loin de remettre en cause la notion de « génie », vient s’ajouter à la très longue liste des autres phī qui peuplent l’imaginaire lao, au même titre que les phī pạ̄p (« possédés »), les phī phōṅ (« génie mangeurs de chair ») ou autres phī hlạ̄k (« revenant ») (cf. supra 1.2.1). En

assimilant les preta à une sous-catégorie de phī, les conceptions lao s’éloignent encore un

peu plus de celles des écrits du bouddhisme theravāda où les peta sont d’inoffensives

créatures en prise avec le saṃsāra. Elles se rapprochent, à l’opposé, des vues brahmaniques

selon lesquelles les preta sont des âmes en peine dont les rites funéraires n’ont pas été

accomplis.

Comme nous l’avons évoqué, les rites funéraires indiens (sk. śrāddha) ont

précisément pour but de faire passer le défunt de la condition de preta à celle d’ancêtre (sk. pitr̥), statut qui lui permettra de rejoindre le monde de Yama où il sera possible pour ses descendants de le nourrir ; faute de quoi, le mort demeure un esprit errant et présente un danger pour les vivants (Premasiri 1991:153). Les Lao de leur côté qualifient de « génie » (phī)

le mort de fraîche date (ou le cadavre), au moyen d’expressions telles que phī tāy (litt.

« génie-mort »), phī phēt (« génie-preta ») ou encore phī ḍip (« génie cru »), ce dernier terme

renvoyant à la dualité cru-cuit évoquée précédemment (supra 1.1.2.4). Ce n’est que par l’accomplissement scrupuleux des rites funéraires, en particulier l’incinération, que le mort va « cuire », autrement dit qu’il sera domestiqué et qu’il pourra, désormais apaisé, entamer son chemin vers la transmigration. Les phī (ou le phī phēt) lao ressemblent donc aux preta de l’Inde brahmanique en étant des êtres potentiellement dangereux qu’il faut amadouer et auxquels il est impératif de faire accepter leur mort afin d’éviter qu’ils ne reviennent hanter les vivants. Il serait abusif, cependant, de considérer que les rites funéraires lao consistent,

à l’instar du śrāddha indien, à assurer la transition du statut de phī à celui d’ancêtre211 car,

210 Il ne s’agit pas ici d’une juxtaposition synonymique – dont abondent les lexiques tai – mais d’un nom d’espèce formé à partir d’un classificateur : dans ce cas, phī est le terme générique (déterminé) et phēt le déterminant. Les Siamois décrivent également les preta comme étant une variété particulièrement répugnante de phī (cf. Quaritch Wales 1931:234).

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pour les Lao, cette « transformation » n’est pas immédiate : pour se hisser jusqu’à la catégorie des phī bạ̄1 phī mḕ1 (ou phī jịịa2), l’esprit du mort devra en effet attendre que ses enfants meurent à leur tour, selon le processus décrit précédemment (supra 1.1.3.4). D’ici là,

il demeurera à l’état de phī errant plus ou moins domestiqué. Quant aux malheureux pour

lesquels les rites n’ont pas pu être accomplis (morts de malemort, négligence de la part des descendants, etc.), ils subsisteront pour une période indéterminée à l’état de phī phēt.