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Ce qu’on offre aux morts

1.2.1 « Bouddhisme » et « animisme »

1.2.6 Ce qu’on offre aux morts

Quel que soit le statut ou le nom qui leur est attribué (« esprit des parents défunts », « parents d’une vie antérieure », « esprit créancier », « preta », « ancêtre », etc.), les Lao admettent que les morts agissent sur l’existence des vivants. Ceci est particulièrement vrai des ascendants familiaux avec lesquels l’individu est non seulement attaché par les liens du sang mais aussi par les liens du sol, tant l’ancestralité est tributaire de la territorialité (supra, 1.1.2.5). Il est nécessaire de les ménager car s’ils venaient à soupçonner une négligence de la part des descendants à leur égard, ils en seraient fort contrariés. Pour se les concilier, il est donc indispensable de les respecter et de leur rendre un hommage régulier par des offrandes et des rites appropriés.

La relation avec les esprits des morts repose de toute évidence sur l’échange et la

formule de Marcel Mauss, dans son célèbre Essai sur le don à propos de la relation que les

sociétés traditionnelles entretiennent avec ces derniers, convient tout à fait aux communautés bouddhistes lao :

Ce sont eux [i.e. les morts] qui sont les véritables propriétaires des choses et des biens du monde. C’est avec eux qu’il était le plus nécessaire d’échanger et le plus dangereux de ne pas échanger. Mais, inversement, c’était avec eux qu’il était le plus facile et le plus sûr d’échanger.

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Cette interaction semble à première vue en contradiction avec les écrits du theravāda qui s’écartent des traditions indiennes plus anciennes en rendant unilatérale la relation

entre les vivants et les morts (Holt 1981:21)212. Ces derniers n’étant plus considérés comme

dangereux pour leurs descendants, la notion même de « culte » (p. pūjā) aux esprits ou aux ancêtres est naturellement absente de l’Enseignement. Tout au plus la Doctrine concède-t-elle par endroit qu’il est possible de leur porter secours, à condition toutefois que certaines

conditions soient remplies, notamment que le mort soit un peta (supra). Les Lao, au

contraire, estiment qu’il n’y a pas de différence d’ordre ontologique entre des esprits qui

seraient potentiellement malveillants et des ancêtres impotents et en mal de rédemption. Ils craignent tout autant, sinon plus, les foudres de leurs parents défunts que celles des autres entités maléfiques et ils ne les en respectent que davantage. En cela, les Lao ne se distinguent guère des populations pour lesquelles les cultes adressés aux ascendants familiaux constituent la base de la vie religieuse, notamment les Tai non bouddhisés avec lesquels ils partagent un fonds culturel commun mais aussi les Chinois, parenté qu’avait

constaté, dès le XVIIe siècle, le diplomate Simon de la Loubère :

Tous ces peuples d’Orient [précisément les Chinois et les Siamois] ne croient pas seulement qu’ils peuvent être secourables aux morts (…) ; ils pensent aussi que les morts ont le pouvoir de tourmenter et de secourir les vivants ; et de là vient leur soin et leur magnificence dans les funérailles, car ce n’est qu’en cela qu’ils sont magnifiques. De là aussi qu’ils prient les morts, et principalement les mânes de leurs ancêtres.

(La Loubère 1691:385)

212 Sur cette base, Christian Ghasarian distingue le culte des ancêtres du culte des morts. Dans le dernier cas, les défunts sont honorés mais n’interfèrent pas dans les affaires des vivants (comme par exemple dans l’Occident chrétien). Le culte aux ancêtres suppose au contraire une faculté d’intervention de la part de ces derniers en fonction du comportement de leurs descendants : bienveillants si les descendants ne transgressent pas l’ordre des choses, malveillants dans le cas contraire (en Chine notamment) (Ghasarian 1997:83).

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La différence entre les systèmes religieux des sociétés dites animistes et le bouddhisme des Lao va reposer non pas sur le principe d’échange avec les ascendants familiaux défunts mais sur son procès. Pour les premiers, les moyens de se concilier les esprits ancestraux consistent presque exclusivement à accomplir des offrandes et des sacrifices par le truchement d’un officiant ou d’un chamane ; les seconds n’ignorent pas ces pratiques mais ils ont recours, parallèlement, à d’autres actes rituels qui s’appuient, au moins formellement, sur des conceptions bouddhiques et qui sont accomplis cette fois par

l’intercession du saṅgha (dont le rôle n’est au fond pas très différent). Ces pratiques

« bouddhiques » se superposent aux cultes traditionnels mais ne les remplacent pas. Ils ne remettent pas en cause le rapport aux esprits familiaux qui prévaut dans le cadre domestique mais viennent en renfort de ces derniers en offrant des moyens supplémentaires qui prennent la forme d’un décorum et d’une rhétorique bouddhiques. La spécificité des cultes « bouddhiques » réside aussi dans la nature de ce qui est donné : c’est ainsi que les Lao adressent aux parents défunts et aux ancêtres des « mérites » (pun < p. puñña) en sus des présents traditionnels (nourriture, alcool, objets usuels). En plus d’être un acte altruiste, la « dédicace de mérites » (udis pun kusŏn) participe de la même finalité que les oblations ou les dons matériels, à savoir de remplir ses obligations filiales et prévenir toute animosité de la part des esprits des morts :

ພວກທ່​ີບ່​ໍໄດ້ເຫັນລູກຫລານເຣັດບຸນ ໃຫ້ທານອຸທິດສ່ວນບຸນກຸສົນໄປໃຫ້ ຕ່າງກໍພາກັນປ້ອຍດ່າ ດ້ວຍຖ້ອຍຄໍາມີປະການຕ່າງໆ ມີຄໍ່າວ່າ ສູເຈ້​ົາທັງຫລາຍຈ່​ົງປະສົບໄພອັນຕະຣາຍຕ່າງໆ ເຊ່​ັນ ຊັບສີນທ່​ີຫາມາໄດ້ຈ່​ົງອັນຕະຣະທານສູນຫາຍໄປ ຄັນຕາຍແລ້ວຂໍໃຫ້ ພວກສູ້ເຈ້​ົາໄປຕົກ ໃນ ມະຫານະຣົກ ທົນທຸກຂະເວທະນາຕະຫລອດກາລະນານ ເພາະຄ່າສູເຈ້​ົາທັງຫລາຍບ່​ໍໄດ້ ສົນໃຈ ເຣັດບຸນໃຫ້ທານ ຣັກສາສີນ ໕ ສີນ ໘ ຈະເຣີນເມດຕາພາວະນາແຕ່ຢ່າງໃດ ເປັນຜູ້ປະມາດ ເມົາມົວ ແມ່ນຄໍາສ່​ັງສອນຂອຄພຣະພຸດທະເຈ້​ົາ ກໍບ່​ໍໄດ້ນໍາພາ

Ceux [parmi les défunts] qui ne voient pas leurs descendants accomplir des mérites, ni leur faire des offrandes, ni leur dédier une part des mérites, s’en vont en les maudissant, vociférant des mots terribles : « Ô, vous ! Puissiez-vous endurer toutes sortes de misères et de souffrances ! Puissiez-vous perdre tous vos biens, que votre fortune soit réduite à néant ! Nous souhaitons qu’à votre mort vous tombiez dans le pire des enfers, que vous éprouviez la douleur, la souffrance, pour l’éternité ! Car vous n’avez pas eu le cœur d’accomplir des actes méritoires, de faire des offrandes, d’observer les cinq ou les huit préceptes, de développer la

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compassion par l’exercice mental. Au lieu de cela, vous êtes de ceux qui méprisent, qui dévoient l’Enseignement de l’Auguste Buddha. »

Célébration de l’accomplissement des mérites entre le premier jour et le quinzième jour de la lune décroissante du dixième mois (Slạ̄ṅ Hĕt pun văn rḕm 1 gāṃ1 dọn 10 thoṅ văn rḕm 15 gāṃ) in: Slạ̄ṅ tāṅ tāṅ, tome 2, p. 191

Les concepts bouddhiques peuvent donc être intégrés aux discours et aux rites traditionnels mais ne semblent pas remettre en cause le système dans sa structure et sa globalité. En ce sens, la « dédicace de mérites » en faveur des parents défunts et des ancêtres constitue le paradigme du processus d’harmonisation, en milieu lao, de la doctrine bouddhique et des pratiques autochtones d’échange avec les esprits des morts. Cette notion, qui occupe une place de premier plan dans la religiosité des Lao, va faire l’objet de la seconde partie de notre étude.

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2.1 L

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