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Offrandes au saṅgha, adresse aux défunts

1.2.1 « Bouddhisme » et « animisme »

2.2.1 Offrandes au saṅgha, adresse aux défunts

2.2.1.1 L’aumône

En milieu bouddhiste lao, tout acte religieux consiste peu ou prou à faire des offrandes. Si les modalités peuvent varier de manière considérable selon les circonstances, le don caractérise le lien entre la communauté des religieux (saṅgha) et celle des laïcs (upasŏk-upasikā). Entre ces deux communautés, il est question en permanence de don et de contre-don, principe au cœur du fonctionnement des sociétés traditionnelles. La différence,

comme nous l’avons suggéré, est que le saṅgha revendique le rôle de catalyseur

indispensable dans le procès d’échange entre les humains et les êtres supramondains, qui ne peut fonctionner sans son intercession.

L’aumône (piṇḍapāt < p. piṇḍa-pāta) a cours dans toutes les cérémonies se déroulant au monastère, qu’elles soient de nature calendaire ou circonstancielle. Par ailleurs, elle a lieu à un rythme quotidien lorsque moines (bhikkhu) et novices (nēn) parcourent le village, aux premières heures du jour, afin de recueillir auprès des fidèles les dons qu’ils leur

destinent. Cette quête matinale est nécessaire au saṅgha pour sa subsistance ; pour les

donateurs laïcs, c’est l’occasion de produire des mérites (ḫĕt pun) et d’en faire parvenir une part à leurs ascendants passés à trépas. Mais ce n’est pas tout : l’intention du donateur ne suffit pas pour que les mérites parviennent effectivement aux défunts. Seule la récitation de formules propitiatoires le permet, et encore celles-ci doivent-elles être prononcées par les bonzes. Le statut sacré et le pouvoir spirituel du moine sont en effet indispensables pour transcender la matérialité du don et en acheminer les fruits vers l’au-delà.

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La position du religieux d’intercesseur entre les vivants et les morts,

quoiqu’étrangère aux enseignements contenus dans le Tipiṭaka, est mentionnée

sporadiquement, on l’a vu, dans les Commentaires (Pv-a) : la nourriture, l’eau ou les vêtements adressés aux trépassés ne peuvent les atteindre que lorsque l’offrande est dirigée vers un personnage sacré (le Buddha ou un moine). Cette idée est déjà présente dans la

conception védique du śrāddha d’après laquelle le don devait être fait au profit d’un

brāhmaṇa (ou à l’un de ses substituts) avant d’être transmis à un ancêtre (sk. pitr̥) (Law 1923:88 ; Prasad 1995:4). C’est aussi en se revendiquant d’un tel pouvoir que les moines bouddhistes purent s’imposer dans la Chine confucianiste au cours des premiers siècles de l’ère chrétienne : leur état de « renonçant » qui les soustrayait de pratiquer eux-mêmes la pitié filiale n’empêchait pas qu’on leur accordât l’aumône qu’ils réclamaient car « c’étaient eux qui donnaient aux morts de quoi manger et de quoi être vêtus » et c’était eux encore qui « faisaient participer les défunts au salut que d’abord ils ne semblaient poursuivre que pour eux seuls » (Granet 1998[1922]:212). C’est un processus analogue qui est décrit au Laos

dans les Annales (l. Bŏṅsāvaḍān < sk. Vaṃśāvatāra) lorsqu’elles relatent l’adoption du

bouddhisme par Fā Ngum (1353-1374), le premier souverain du Lan Xang :

À cette époque le peuple n’était pas instruit dans la religion, on ne connaissait pas Pra-Put [c.a.d. le Buddha (braḥ buddh)]. On ne s’adressait aux prêtres en aucun cas, toutes les prières et les souhaits allaient vers les esprits des ancêtres.

Annales du pays du Million d’éléphants et du Parasol blanc (Bŏṅsavaḍān lān2 jāṅ2 hạ̄m khāv), in: Pavie 1898:32

Même si la véracité historique de ce passage est discutable274, le rôle ici attribué aux

« prêtres » du saṅgha peut être envisagé, selon la théorie générale de l’aumône telle que la

concevait Marcel Mauss, comme une étape dans l’évolution des droits et des religions au cours de laquelle l’humain s’impose, en tant que représentant des dieux et des morts, dans les rapports d’échange entre les hommes et l’au-delà (Mauss 2007[1925]:97-98). Dans les

274 Le fait que l’authenticité des événements rapportés dans les textes « historiques » lao (Bŏṅsavaḍān, Tāṃnān, etc.) soit souvent douteuse ne remet pas en question leur dimension idéologique ; celle-ci n’en est, au contraire, que plus evidente.

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sociétés tai non bouddhisées, les offrandes aux esprits s’effectuent dans la sphère privée par voie directe (devant l’autel des ancêtres de la maison pour les génies ancestraux) ; quant

aux Tai bouddhisés (lao, yuon, etc.), ils pourront passer par le saṅgha et auront dans ce cas

recours à des invocations du Buddha et du dhamma par le biais de formules pāli.

Cependant, que les offrandes soient formellement adressées aux esprits ou au saṅgha,

il s’agira toujours pour les Lao de « nourrir » (līaṅ2) les récipiendaires. Les offrandes aux phī

sont en majorité constituées de nourriture, dont ils absorbent l’odeur ou la « matière

subtile » (kin1). De même, c’est de la nourriture qui sera déposée au fond des sébiles (pāḍ < p.

patta ou sk. pātra) des religieux ; celle-ci sera certes consommée par les moines, qui en ont besoin pour leur subsistance, mais la « matière subtile », elle, doit « nourrir » les esprits des morts car, comme le disent les textes, « dans le domaine des esprits, il n’y a pas d’élevage de bœufs ou de buffles, pas d’essarts ou de rizières, pas de commerce ou d’échange » (supra

2.1.3)275. C’est encore Marcel Mauss qui pourra réconcilier les conceptions traditionnelles,

sinon avec celle du bouddhisme canonique, du moins avec celles de l’Inde classique :

[Dans le droit hindou], la nourriture donnée est de la nourriture qui reviendra en ce monde au donateur ; c’est de la nourriture, la même, pour lui dans l’autre monde ; et c’est encore de la nourriture, la même, dans la série de ses renaissances.

(Mauss 2007[1925]:201)

275 Il faut noter l’ambivalence du terme lao lyāṅ2 qui signifie tout autant « nourrir » que « élever » (des enfants, des animaux). La polysémie n’est pas fortuite : on « nourrit » les parents et les ancêtres, qui eux aussi nous ont « nourris » (ou « élevés ») auparavant.

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2.2.1.2 À propos de la libation

Au Laos, la plupart des cérémonies sont accompagnées d’une libation d’eau (ẏāt nāṃ2,

litt. « verser de l’eau goutte à goutte »). Celle-ci peut avoir lieu plusieurs fois au cours du processus rituel mais c’est le plus souvent lors de sa clôture qu’elle intervient car elle marque l’accomplissement de tout acte d’aumône envers les religieux (piṇḍapāt < p. piṇḍapāta). Les Lao pensent aussi que c’est seulement à ce moment que les dons parviennent aux morts. Le versement de l’eau est toujours accompli par les fidèles laïcs, jamais par les moines dont le rôle se cantonne à la récitation des stances.

Les fidèles procèdent au don d’aumônes matinal…

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La libation d’eau dans un contexte bouddhique est attestée par l’épigraphie

régionale dès l’époque de Pagan (Ray 2002[1946]:106)276 et à partir du XVe siècle chez les

populations tai par une inscription de Phayao (PY.1) datée de 1466 A.D dans laquelle figure

l’expression consacrée « ẏāt nāṃ2 »277. Beaucoup de textes religieux, anciens et modernes,

s’expriment sur la signification et la finalité de ce geste :

[3A] {1} (…)   {2}      

 {3}    

   {4}     

   [3B] {1}  

Ô, mon fils ! Tvaṃ, puisses-tu remplir ton devoir et prendre en pitié ta pauvre mère de sang [passée à trépas] ! Pubbe, par le passé, je n’ai pas fait la moindre offrande. Même pas une seule fois, bornée que j’étais ! Tu dois observer les préceptes et méditer sur la compassion pour le compte de ta pauvre mère. Ahaṃ, et moi, anussaritvā, je penserai à toi chaque jour, chaque nuit. Et toi, tvaṃ, ne manque pas de faire des actes méritoires en faveur de ta mère. Comment ? Eh bien tvaṃ pātetvā, tu devras verser, de ta main droite, udakaṃ de l’eau sur la terre et le don parviendra à ta mère bien aimée.

Le don d’un fils à sa mère défunte (Mḕ1 tāy lūk dān hā), op. cit.

276 Inscription de Myaredi (XI-XIIe s. A.D.) (cf. Ep. Birminica, I, i). : Il y est question d’une offrande de la part du souverain, consacrée par une libation d’eau.

277 Verser de l’eau sur le sol n’est pas toujours un acte d’offrande. Ce geste peut consacrer un autre type d’acte rituel. Dans l’inscription de Ḍān2 Jāy2 (1563 A.D.), par exemple, le versement de « l’eau du serment sur la terre » (fāy1 kạ̄ hlaṅ1 nāṃ2 saccodaka… nae mahā prathābī) scelle un pacte frontalier entre les royaumes de Candapuri (Vientiane) et d’Ayutthaya (Finot 1915:30).

192 ເມ່​ືອຈະຢາດນໍ້າ ເພ່​ືອອຸທິດສ່ວນບຸນກຸສົນ ທ່​ີຕົນໄດ້ເຮັດບຸນໄປແລ້ວນ້​ັນໄປໃຫ້ແກ່ ພ່​ໍແມ່ ຄຣູບາ ອາຈານ ແລະ ຍາດພ່​ີນ້ອງເປັນຕ້​ົນ ທ່​ີໄດ້ລ່ວງລັບໄປຕລອດຈົນເຖິງສັພສັດທັງຫຼາຍ ເປັນປະເພນີມີມາແຕ່ໂບຮານການ ມີພີທີນິຍົມເຮັດດັ່ງນ້​ີ ຄືຕ້​ັງຕ້​ົນຕ້ອງຕຽມນໍ້າທ່​ີໄສສະອາດ ໃສ່ຈອກແກ້ວ ໂອຂັນ ຫຼື ແກ້ວນ້ອຍໆ ກໍໄດ້ຢ່າງໃດຢ່າງນ່​ຶງ ໃສ່ນໍ້າພໍສົມຄວນໄວ້ພໍພຣະສົງ ອະນຸໂມທະນາ ຍະຖາສັບພີສູດແລ້ວ ກ່າວຄໍາຢາດນໍ້າວ່າ ອິມິນາ ປຸນຍະກັມເມນະ ຯລຯ ກໍເຣ້​ີມຍາດນໍ້າໄປໂດຍຄວາມຕ້​ັງໃຈ ນຶກອຸທິດສ່ວນບຸນກຸສົນສ່​ົງໄປໃຫ້ແກ່ຜູ້ທ່​ີລ່ວງລັບໄປດ່​ັງກ່າວ ແລ້ວ ມືຂວາຈັບແກ້ວນໍ້າ ຫຼື ຂັນໂອນໍ້າ ໃຊ້ມືຊ້າຍນົບ ແລ້ວຢາດນໍ້າລົງໄປໃສ່ຖາດຫຼືແກ້ວໄປຈົນ ໝົດນໍ້າໃນແກ້ວນ້​ັນ ຖ້າຢາດນໍ້າລົງໃນພ້​ືນດິນ ກໍໃຫ້ຫາທ່​ີສະອາດບ່​ໍໃຫ້ສົກປົກຫຼືຖ້າຢາດນໍ້າຢູ່ ເທິງເຮືອນກໍໃຫ້ຫາວັດຖຸອັນສົມຄວນມີຖາດ ແລະ ຈອກແກ້ວເປັນຕ້​ົນ ເມ່​ືອຢາດນໍ້າລົງໃນວັດຖຸ ນ້​ັນ ແລ້ວກໍໃຫ້ນໍາໄປຖອກຫົດຕ້​ົນໄມ້ຫຼືພ້​ືນດິນທ່​ີສະອາດ ຢ່າໃຊ້ງ້ຽງຫຼືພາຖາດທ່​ີສົກປົກຮອງ ເປັນອັນຂາດ ເພາະນໍ້າທ່​ີຢາດລົງໄປນ້​ັນເປັນນໍ້າທ່​ີສັກສິດ ແລະເປັນສັກຂີພະຍານໃນການເຮັດ ບຸນກຸສົນຂອງຕົນດ້ວຍຈິດໃຈອັນບໍຣິສຸດ ແລະສະອາດຈິງໆ ຈ່​ຶງບ່​ໍສົມຄວນຖອກນໍ້າລົງທ່​ີພາຖາດ ອັນສົກປົກນ້​ັນ.

Si nous procédons à la libation d’eau au cours des cérémonies, c’est pour transmettre une part des mérites à nos père et mère, à nos maîtres et à notre parentèle, voire à tous les êtres, partis dans l’au-delà. Cette coutume vient des temps anciens et un protocole strict doit être suivi : commencez par préparer de l’eau claire et propre ; mettez-là dans un verre ou bien dans une coupe ronde [pour les hommes] ou évasée [pour les femmes] (un autre petit récipient pourra faire l’affaire), qu’il faudra tenir prêt à servir. Après avoir récité la formule de « réjouissance » (anumodanā) et celle [commençant par] yathā sabbī, les bonzes commencent à prononcer la formule de libation d’eau : « iminā puñña kammena… »278. À ce moment précis, laissez couler doucement l’eau goutte à goutte sur le sol en fixant vos pensées sur les mérites que vous souhaitez faire parvenir aux défunts. La main droite doit tenir le verre ou la coupe remplie tandis que la main gauche doit rester levée en signe de prière. Ensuite, laissez l’eau s’écouler le long du plateau ou du récipient. Si la libation a lieu au-dessus de la terre, chercher un endroit propre pour ne pas salir ; si la libation a lieu dans la maison, cherchez dans ce cas des objets adéquats pour la recueillir et allez ensuite verser l’eau le long les piliers de fondation en bois ou sur le plancher, qui

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devra être bien nettoyé279. Ne pas utiliser de crachoir ou de récipient vulgaire car l’eau qui s’écoule ici est de l’eau sacrée ; elle est un témoignage des actes méritoires que nous avons accomplis avec un cœur pur, immaculé.

(Phone Phra Nao 1967:170-171)

L’acte de verser l’eau sur le sol correspond à la croyance selon laquelle les morts résident sous la terre, dans le monde de Yama ou celui des phī (supra 1.2.4), et que la Mère Dharanī, déesse du sol, leur fait parvenir le fruit des mérites produits par leurs descendants. Dans beaucoup de textes relatifs à Braḥ Mālai ou à Mahā-Moggallāna, le Buddha, dans ses recommandations aux fidèles, prescrit la libation d’eau pour délivrer les parents défunts de la souffrance et des enfers (supra 2.1.4). Certains écrits par ailleurs, en élargissant à tous les êtres vivant dans les mondes souterrains le bénéfice possible de la libéralité de l’aumône matinale, relaient l’ambigüité de la cosmologie lao consistant à identifier « le monde

d’en-bas » (mịịaṅ lum1) aux enfers (supra 1.2.4) : la chronique de l’Uraṅga-dhātu rapporte ainsi le

cas d’un souverain adressant, par des libations d’eau accomplies pendant l’aumône faîte aux religieux, des mérites aux rois nāga (Archaimbault 1980:17), entités ophidiennes vivant sous le sol mais qui ne sont pas supposées vivre dans les enfers.

L’importance de la libation d’eau distingue la tradition des bouddhistes lao de celles des Singhalais pour lesquels ce geste, bien qu’il soit connu, n’est pas obligatoire pour la transmission de mérites (Langer 2007:127, n.6). La libation d’eau est, certes, mentionnée dans les textes canoniques : le pieux souverain Anāthapindika l’accomplit lorsqu’il fait don

du Jetavana au Buddha (Cū.VI.4) ainsi que le bodhisatta lui-même à plusieurs reprises dans le

Vessantara-jātaka280 ; cependant, les textes du Tipiṭaka ne disent pas qu’elle a pour but de

faire parvenir les mérites aux morts. Si quelques stances du Tirokuḍḍa-petavatthu suggèrent un parallèle entre l’eau qui s’écoule et la transmission de mérites, la libation n’est pas évoquée en tant que telle – ce qui n’empêche pas les Lao d’y voir une justification de leur pratique (Zago 1972:128) :

279 Geste à mettre en relation avec la croyance selon laquelle les phī des parents ou de la lignée résident dans la maison (supra 1.1.3.3).

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Unname udakaṃ vaṭṭaṃ yathā ninnaṃ pavattati, evam eva ito dinnaṃ petānaṃ upakappati.

Comme l’eau tombe du haut des montagnes vers les plaines,

Puisse, de même, ce qui a été donné le soit pour le bénéfice du défunt. (Pv.§20,21)281

Cette idéologie, en réalité, trouve son origine dans la tradition hindouiste. Les Lois de Manu prescrivent ainsi aux « deux-fois-nés » une offrande aux ancêtres (sk. pitr̥yajña)

consacrée par la libation d’eau, faisant partie des cinq sacrifices quotidiens (sk. yajña)282 :

Le sacrifice aux Vedas est l’enseignement ; le sacrifice aux ancêtres est la libation d’eau ; le sacrifice aux Dieux est l’offrande par le feu (…)

(Manu 3.70)283

Les écrits canoniques ont conservé un souvenir de ce quintuple sacrifice sans retenir le procès de libation. L’Aṅguttara-nikāya, en effet, énumère « cinq libéralités » (p. pañcabali),

visiblement inspirés des pañcayājña des Lois de Manu: libéralité envers la parentèle (ñātibali),

envers les invités (atithibali), envers le roi (rājabali), envers les divinités (devatābali) et envers

les preta (pubbapetabali) (Aṅ.V.§41). Pour cette dernière, le texte pāli ne prescrit pas la

libation d’eau mais seulement des « offrandes » (dakkhiṇā), sans autres précision (Shastri

1963:113-114). D’autres textes brahmaniques, dont les Gr̥hya-sūtra, présentent le tarpaṇa,

c’est-à-dire la libation d’eau, comme moyen d’accomplir le sacrifice aux mânes. La Bhagavad-Gītā évoque aussi la libation, associée à l’offrande de « boulettes de riz » (sk. piṇḍa)

devant prévenir les ancêtres de tomber aux enfers (chant I, §42)284. L’offrande quotidienne

281 C’est sans le savoir que Marcel Zago se fait le relai des stances du Tirokuḍḍa° lorsqu’il écrit à propos de la libation d’eau au Laos qu’elle est « le signe de la transmission qui s’effectue à l’avantage des morts : comme l’eau traverse la terre qui est le règne des morts, ainsi les mérites passent aux défunts » (nous soulignons) (Zago 1972:128). 282 En l’honneur des Vedas, des dieux (sk. devā), des esprits (sk. bhūta), des humains (sk. manuśya) et des donc des ancêtres (sk. pitr̥).

283 Cf. Olivelle 2004:48.

284 Rappelons que l’offrande de piṇḍa a, dans l’Inde brahmanique, pour vocation de transformer l’esprit du mort (sk. preta) en ancêtre (sk. pitr̥) (supra 1.2.5).

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aux ancêtres préconisée par les Vedas et les Lois de Manu est appelée piṇḍapitr̥yajña,

littéralement « l’offrande de boulettes (sk. piṇḍa) aux ancêtres ». Si les textes canoniques

singhalais n’ont pas maintenu la connexion des piṇḍa avec les morts de la tradition hindoue (le terme pāli piṇḍapāta signifiant simplement « l’aumône »), les populations d’Asie du

Sud-Est ont, elles, conservé la coutume d’offrir dans certains rites des piṇḍa aux défunts (infra, 3e

partie). Est-il possible que, dans la tradition bouddhiste indochinoise, le bonze ait pris la

place du brahmane comme récipiendaire du don destiné aux ancêtres (Manu 3.83)285 ? Il est

difficile de l’affirmer avec certitude. Il est par contre très probable que la conception locale selon laquelle l’aumône consacrée par la libation d’eau profite aux morts fût inspirée des

traditions hindoues (venues par exemple par le Cambodge)286. Elle ne vient pas, en tout état

de cause, des textes du theravāda.

Au Laos, la libation d’eau n’est cependant pas conditionnée à la présence des moines : les Lao peuvent encore accomplir ce geste sans leur intervention lors d’offrandes privées accomplies au bénéfice des « esprits des parents » (phī bạ̄1 phī mḕ1) ou des « esprits de la

lignée » (phī jịịa2) qui protègent la maison (supra 1.1.3.3). La notion d’uddissa ne sera

invoquée, par contre, qu’au cours des rites conduits par des membres du saṅgha, jamais

lorsque les familles sacrifient seules aux phī ancestraux.

285 “He should feed at least a single Brahmin for the benefit of his ancestors as part of the five great sacrifices” (Olivelle 2004:49).

286 L’emploi de conques (săṅkha, sk. śaṅkha) dont on usait jadis à cet effet relève d’une même inspiration. D’un autre côté, il faut reconnaître que le terme tarpaṇa ne semble pas avoir été beaucoup employé en Asie du Sud-Est. On en trouve une occurrence au Cambodge, à la période moyenne, dans une inscription qui lie cet acte à l’offrande de pinḍa pour les ancêtres (IMA 3 A, l. 70) mais le mot a disparu du khmer moderne (Lewitz 1970: 116, n.2).

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Offrande et libation aux esprits des parents ou de la lignée, sans la présence des bonzes

2.2.1.3 Dharaṇī, la Déesse-Terre

Cette association qui lie la libation et l’envoi de mérites aux ascendants défunts est donc tributaire d’une double représentation : (1) celle des morts résidant dans les mondes

sousterrains ; (2) celle de la Mère Dharaṇī (l. Mḕ1 Dhạ̄raṇī), déesse du sol, qui réside sous la

terre. Les Lao, en effet, invoquent la Mère Dharaṇī afin qu’elle prenne à témoin le don et transmette les mérites aux morts (Tambiah 1970:52, Zago 1972:128). Plus largement, Dharaṇī est invoquée dans toutes les cérémonies en rapport avec le sol, par exemple lorsqu’il s’agit de construire une maison, auquel cas on prie la divinité de bien vouloir

« déménager » (yāy2) de l’emplacement prévu pour les fondations.

Après s’être adressé à la Mère Dharaṇī, le maître de cérémonie verse l’eau sur le sol pour transmettre les mérites aux ancêtres (rite propitiatoire pour la construction d’une maison, Vientiane)

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La Déesse-Terre est régulièrement mentionnée dans les textes lao. Les Annales du

royaume du Lan Xang stipulent que c’est la Mère Dharaṇī, de concert avec la Déesse céleste, Demoiselle (nāṅ) Mekkhalā, qui surveille les faits et gestes des vivants qui détermineront leur destination après la mort (Zago 1972:174). Les textes mettent régulièrement en relation la divinité avec la libation d’eau lustrale :

[La Mère Dharaṇī] habite à l’intérieur de la terre ; pour lui faire connaître qu’on lui fait de pieux sacrifices, il suffit de verser sur le sol l’eau consacrée par la prière ; elle y pénètre portant le message.

Annales du pays du Million d’éléphants et du Parasol blanc (Bŏṅsavaḍān lān jāṅ2 hạ̄m khāv), in: Pavie 1898:2

La Déesse-Terre est invoquée au moyen de stances spécifiques dont le Gāthā Mḕ1

Dharaṇī en est un exemple :

Tassā kesīsato yathā gaṅgā sotaṃ pavattanti māsen(ā) patitthātuṃ asakkonto palāyiṃsu. pārimānubhāvena mārasenā parijitā disodisaṃ palāyanti vidansenti asseto287.

Ce gāthā, glossolalie peu compréhensible, résulte de la déformation d’un passage de

la Paṭhamasambodhi, biographie du Buddha d’origine indochinoise rédigée en pāli (infra

4.4.2). Il est issu de l’épisode fameux de la « victoire du Māra » (p. Māravijaya) au cours

duquel le Buddha triomphe du Mal aidé de la Déesse-Terre (nommée Vasundhara dans le

texte288) qui, tordant sa chevelure, inonde les armées de Māra. D’après la légende

indochinoise, l’abondante quantité d’eau que contient la chevelure de Dharaṇī provient de toutes les libations que le Buddha a accomplies au cours de ses existences passées (Foucher 1942:159) :

287 Ce gāthā est aussi inscrit sur la base d’une statue de la déesse installée dans le quartier Sanam Luang à Bangkok (Guthrie 2004:172).

288 Vasundhara est le nom que donnent d’ordinaire les Birmans à la Déesse-Terre. Bien que ce nom ne soit pas totalement inconnu des Lao, ceux-ci lui préfèrent celui de Dharaṇī.

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Tassā kesīsato yathā Gaṅgodakaṃ sotaṃ pavattati. Atha te Mārasenā patiṭṭhātuṃ asakkontā palāyiṃsu. Parāmitānubhāvena Mārasenā parājitā (…). Disodisaṃ palāyanti viddhaṃsetvā asesato ti.

De ses cheveux [l’eau] s’écoulait comme le flot des eaux du Gange. Alors, l’armée de Māra, incapable de tenir, prit la fuite (…). Par la puissance des Perfections (parāmitā), l’armée de Māra fut défaite. Ayant été détruit, elle se dispersa dans toutes les directions, sans qu’il n’en reste rien289.

(Paṭh-s, §181-182)

La figure anthropomorphe de la divinité, apparaissant sous les traits d’une femme (p. itthisāmaññatāya), est omniprésente dans la péninsule Indochinoise mais inconnue des

textes singhalais dans lesquels il est seulement dit que la terre (p. bhumi) tremble pour

témoigner de la victoire du Buddha290. En revanche, il se trouve en Chine, à Fen-yin, une

antique statue de femme représentant la Terre, installée à la place de l’autel où la Terre Souveraine recevait jadis un culte (Granet 1998[1922]:160,163). De nos jours, il n’est pas rare que la Mère Dharaṇī soit confondue avec Guan Yin, représentation féminine du bodhisattva Avalokiteśvara dans la tradition sino-vietnamienne, dont les statues ornent de nombreux

monastères, en particulier en milieu urbain, et qui font l’objet d’un culte particulier291.

Cependant, ni la Paṭhamasambodhi ni le gāthā cité plus haut n’établissent de lien entre la Déesse-Terre et les morts. En Birmanie également, où la figure de Vasundhara tordant sa