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L’inspiration du Petavatthu

1.2.1 « Bouddhisme » et « animisme »

2.1.3 L’inspiration du Petavatthu

La présence de stances issues du Tirokuḍḍa° dans la « Section des preta » de la

Lokapaññati, dont la composition pourrait remonter au XIIe siècle, atteste de l’ancienneté de

la circulation du Petavatthu en péninsule Indochinoise :

[Les preta] résident dans les lieux d’aisance des monastères, dévorant des excréments, nourritures immangeables, et faisant un son « niddi ». Là, certains pendant un grand nombre d’années, certains pendant des années, des mois, des demi-mois, des jours, des minutes, des fractions de minutes, des instants, affamés et assoiffés, endurent (une telle) souffrance. Si ce sont des preta vivant sur ce qui est donné par les autres246, parents et relations leur transmettent une offrande faite à ceux qui observent les préceptes. En conséquence, ayant obtenu des vêtements, des aliments, des boissons, des ornements, etc., [ces preta] sont alors libérés. C’est ainsi qu’il est dit dans la stance :

« Comme l’eau qui coule d’un lieu élevé s’écoule vers le bas, « Ainsi ce qui est donné d’ici est bénéfique aux preta247 ».

(in: Denis 1967, II, §14)

244 Cette limitation apparaît à plusieurs reprises dans le corpus pāli (Aṅ. V§269 ff ; Pv-a. 27). Le Milindapañhā est encore plus précis : le « résultat » (p. vipāka) est ineffectif pour les êtres infernaux (nirayūpapannā), les habitants des sphères célestes (saggagatā), les animaux (tiracchānayonigatā), mais aussi pour trois des quatre classes de peta (vantāsika, khuppipāsino, nijjhāmataṇhikā) ; seuls les petā paradattūpajīvino (« ceux qui vivent de ce que leur donne autrui ») reçoivent les fruits de l’uddissa (Shastri 1963:338 ; Langer 2007:169).

245 Il est significatif que les autorités religieuses de Bangkok, alors en plein effort de rénovation du bouddhisme, se soient refusées à intégrer le Petavatthu dans leur première édition imprimée du Tipiṭaka en 1893 (Gehman 1998[1942]:xii). Ceci ne présuppose en rien l’absence de ce recueil dans le corpus manuscrit. 246 P. petā paradattūpajīvino (voir note 244).

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Le Petavatthu est connu au Lanna dans sa forme originale depuis au moins le début

du XVIe siècle, comme l’atteste une copie manuscrite (en écriture tham) datée 876 C.S. (1514

A.D.) (Hinüber 1990:62). On relève par ailleurs, à la même époque, plusieurs références à

cette collection dans la Maṅgalatthadīpanī248(886 C.S. = 1524 A.D.), ce qui montre que l’idée de

transmettre des mérites aux défunts n’était non seulement pas contestée, mais qu’elle était même encouragée par les Sīhaḷabhikkhu, les plus fidèles à l’orthodoxie singhalaise (Mg-d, 11 [338-351]) (infra 4.2.1).

Au Laos même, s’il est assez peu représenté dans sa rédaction originale en pāli, le Petavatthu est largement répandu sous la forme d’adaptations vernaculaires, déclinées dans plusieurs genres littéraires (Nissaya, Jātaka, Nidāna, Ānisaṃsa, etc.). Le Vătthu-phēt, par

exemple, est une glose établie à partir d’une sélection d’extraits pāli. Le Mahāvipāk, de son

côté, est rédigé comme un sermon, de longueur variable d’une version à l’autre249.

Parallèlement, un certain nombre d’historiettes empruntées au Petavatthu-aṭṭakathā

circulent de façon indépendante, le plus souvent sans référence explicite à leur source

originale. C’est surtout à partir du Tirokuḍḍa (Pv-a. I.5) que les Lao ont développé une

littérature assez considérable, faisant du cas de Bimbisāra le point de départ de nombreux

textes qui s’écartent plus ou moins de leur modèle. Nous avons déjà évoqué Le songe de

Bimbisāra (Bimbisān ḟăn) (supra, 1.2.5) mais il en existe d’autres, tels que Le Seigneur Bimbisāra

(Pănyā Bimbisān), La Célébration de la fête du riz tiré au sort (Slạ̄ṅ khao2 salāk)250 ou La Célébration

de l’offrande de mérites aux preta (Slạ̄ṅ ḫĕṱ pun hae2 phēt). Ces textes reprennent parfois in extenso des stances du Petavatthu (encore une fois sans toujours en citer la source) :

Tirokuḍḍesu tiṭṭhanti, sandhisiṅghāṭakesu ca Dvārabāhāsu tiṭṭhanti, āgantvāna sakaṃ gharaṃ Pahūte annapānamhi, khajjabhojje upaṭṭhite

Na tesaṃ koci sarati, sattānaṃ kammapaccayā ti [=Pv. §14-15]

248 Notamment au Piṭṭhadhītalikapetavatthu (Khu.VII.4) et au Siṅgālasuttaṃ (Dī. III.§242-274).

249 Le Grand Mahāvipāka (Mahāvipāk lwaṅ), Le petit Mahāvipāka (Mahāvipāk nạ̄y2), Le Mahāvipāka des preta (Mahāvipāk phēt), Le Mahāvipāka chanté (Lām Mahāvipāka), etc.

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Ils se tiennent devant le mur et à la croisée des chemins ;

Ils se tiennent devant les portes, ayant quitté leur propre demeure ; Lorsque l’eau et la nourriture est servie, même en abondance

Celle-ci ne parvient pas à ces créatures, en raison de leurs actes [passés].

La Célébration de l’offrande de mérites aux preta (Slạ̄ṅ ḫĕṫ pun hae2 phēṫ), in: Hnăṅgsịị desnā slạ̄ṅ tāṅ tāṅ 50 kăn, tome 2, p. 286

Parfois l’emprunt est plus difficile à identifier, comme par exemple pour La

Célébration du Rite du linceul :

ໃນເປຕະວິໃສ ບ່​ໍມີການລ້ຽງງົວຄວາຍ ເຮັດໄຮ່ໄຖນາ ການຄ້າຂາຍແລກປ່ຽນບ່​ໍມີ ຜູ້ຕາຍໄປ ແລ້ວ ຍ່ອມຍັງອັດຕະພາບ ໃຫ້ເປັນຢູ່ດ້ວຍທານ. ທ່​ີຍາດອຸທິດໄປໃຫ້ແຕ່ໃນໂລກນ້​ີ ຫຼືອາໃສບຸນ ເກ່​ົາທ່​ີທໍາໄວ້ແຕ່ເປັນມະນຸດ ຜູ້ຕາຍຈ່​ິງຍັງ ອັດຕະພາບໃຫ້ເປັນຢູ່ ດ່​ັງນ້​ັນຈ່​ິງສົມຄວນຍາດມິດຜູ້ ຢູ່ໃນມະນຸດໂລກ ຄວນທໍາບຸນອຸທິດໄປໃຫ້ແກ່ເປຕະຊົນ ເພ່​ືອໄດ້ຮັບຜົນທານ

Dans le domaine des peta, il n’y a pas d’élevage de bœufs ou de buffles, pas d’essarts ou de rizières, pas de commerce ou d’échange ; les morts sont donc dépendants des dons que leur parentèle leur dédiera et leur enverra ou encore des mérites qu’ils auront accumulés de leur vivant. Ainsi les défunts dépendent-ils de nous pour vivre et les membres de la parentèle qui sont encore de ce monde doivent-ils accomplir des mérites qui devront être dédiés aux preta pour que ceux-ci puissent en recevoir les fruits.

Célébration du Rite du linceul (Slạ̄ṅ păṅsakūr hā phū2 tāy) (in: Hnăṅgsịị desnā sahlạ̄ṅ tāṅ tāṅ 50 kăn, tome 2, p. 51)

Sans que le texte mentionne à aucun moment le Petavatthu, il s’avère que le passage ci-dessus est une paraphrase d’une stance du Tirokuḍḍa° :

Na hi tattha kasī atthi gorakkh’ ettha na vijjati vaṇijjā tādisī natthi hiraññena kayakkayaṃ, ito dinnena yāpenti petā kālakatā tahiṃ.

En effet, il n’y a pas, ici dans le monde des peta, de plantation ni d’élevage bovin, ni d’échange, ni de commerce monétaire en un tel lieu.

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L’épisode de Bimbisāra aux prises avec ses ancêtres devenus peta était suffisamment

populaire aux dix-huitième et dix-neuvième siècles pour figurer sur au moins deux

ensembles de fresques à Luang Prabang : celles du Văt Jīaṅ Mwān (Thao Boun Souk1973:83)

et celles du Văt Pā1 Ḫwāk, cette dernière présentant l’originalité de figurer le roi sous

l’aspect d’un dignitaire chinois (Rattanavong, Siripapanh, Gay 2000:54).

Fresque représentantle roi Bimbisāra (Văt Pā1 Ḫwāk, Luang Prabang)

Les récits lao de Bimbisāra et des peta s’écartent cependant sur plusieurs points de

leur modèle canonique. Dans les versions lao, c’est en songe que le pieux souverain aperçoit ses parents défunts – comme l’indique le titre Bimbisān făn (litt. « Bimbisāra rêve ») – tandis

que le texte pāli le fait réveiller la nuit par les peta rôdant autour de son palais. Une autre

originalité des rédactions locales tient dans leur façon de définir le rapport entre les vivants

et les morts. Alors que, dans le Petavatthu, Bimbisāra n’est motivé que par sa compassion

pour ses ancêtres affamés, la littérature vernaculaire met en valeur la piété filiale qui l’anime lorsqu’il va au secours de ses parents. Le devoir de « gratitude » (kataññu-katavedī) et

de « reconnaissance » (kān ḫū2 pun guṇ) à l’égard des parents sont en effet des valeurs

fondamentales dans le bouddhisme des Lao quand elles ne sont, au mieux, que marginales

dans le bouddhisme canonique (cf. 4e partie).

Malgré ces différences, la raison d’être des rédactions vernaculaires est la même que celle du texte pāli : mettre en évidence que le fidèle ne peut, par lui-même, rien offrir à ses ancêtres ; les offrandes doivent d’abord être « consommées » (bhojana) par les bonzes qui vont servir d’intercesseur et les acheminer jusqu’aux défunts :

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Les trépassés ne peuvent profiter des offrandes qu’on leur fait directement. C’est pourquoi on a l’habitude d’effectuer des dons en faveur du saṅgha, lequel a le pouvoir de les transmettre aux défunts. Seulement dans ce cas ces derniers pourront recevoir les dons, comme [le montre l’histoire] du Roi Bimbisāra et de sa parentèle qui vivait en enfer depuis 91 kalpa. Celle-ci n’avait pu jouir des oblations offertes par Bimbisāra que parce qu’il avait accompli un acte méritoire en présentant au préalable les offrandes à cinq cents moines. Les offrandes avaient alors pu être adressées à ses ancêtres défunts. Après les avoir reçues, certains d’entre eux purent même renaître au Paradis251.

(Philavong 1967a:67-68).

Même s’il existe des cultes aux exprits familiaux qui ne font pas appel au saṅgha (cf.

1ère partie), le rôle du bonze, pour les Lao, est donc avant tout de servir d’intermédiaire

entre les vivants et les morts (Abhay 1956:926)252. Le fait qu’ils identifient les parents

défunts à des phī phēt (i.e. preta) permet le recours à la terminologie du Tipiṭaka et à des textes canoniques tels que le Petavatthu, permettant la légitimation des cultes aux génies.

251 Traduit du lao.

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