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Une proposition : l’interpr´etation d’une th´eorie physique fournit

On a vu dans les deux sections pr´ec´edentes (sections 2.2 et 2.3) la diversit´e des conceptions de ce qu’est l’interpr´etation d’une th´eorie. Elles d´ependent notamment de la fa¸con dont on con¸coit une th´eorie scientifique. Pourtant, en d´epit de ces diver- gences, la litt´erature scientifique et philosophique fait r´ef´erence `a des ✓ interpr´eta- tions ✔ d’une th´eorie comme `a des ´el´ements assez bien d´efinis et qui ne varient pas

en fonction de l’approche syntaxique ou s´emantique que l’on peut adopter. C’est le cas par exemple en m´ecanique quantique de l’interpr´etation de Copenhague ou de celle d’Everett. Cela sugg`ere que ces ✓ interpr´etations ✔ ont des caract´eristiques qui d´epassent certains clivages philosophiques. Pour r´ef´erer `a elles de mani`ere relative- ment neutre, je vais proposer une d´efinition de travail qui se veut consensuelle. Je vais montrer que cette d´efinition peut ˆetre f´ed´eratrice par-del`a les diff´erences de concep- tions des th´eories scientifiques. Il apparaˆıtra au chapitre suivant que cette d´efinition permet de caract´eriser ad´equatement les interpr´etations quantiques.

Je propose la d´efinition de travail suivante :

l’interpr´etation d’une th´eorie fournit l’image d’un monde dans lequel la th´eorie est vraie, c’est-`a-dire qu’elle pr´ecise les types d’entit´es et de propri´et´es que comporte ce monde.

Il me semble que cette d´efinition peut ˆetre comprise de trois fa¸cons, qui toutes concourent `a la rendre acceptable.

La premi`ere r´eside dans les positions d´efendues par Wilfrid Sellars (1962). Sellars s’int´eresse `a l’image qu’on peut avoir de l’homme et il distingue deux perspectives qui conduisent `a donner deux images diff´erentes. La premi`ere est l’image manifeste : c’est le cadre dans lequel l’homme est venu `a ˆetre conscient de lui-mˆeme, en tant qu’homme dans le monde. La seconde est l’image scientifique : elle r´esulte de la postulation d’en- tit´es par les diff´erentes sciences. Ces entit´es peuvent ˆetre des objets imperceptibles ou donner lieu `a des processus sous-jacents, qui permettent de rendre compte des r´egularit´es observables12. Sellars dirait ainsi que c’est l’interpr´etation d’une th´eorie

qui fournit une image scientifique. Qu’est-ce exactement qu’une image selon Sellars ? En d´epit du terme employ´e, elle consiste non pas tant en des ✓ choses imagin´ees ✔ que✓ con¸cues ✔, qui est une notion plus large13. Sellars utilise d’ailleurs aussi, au lieu

d’✓ image ✔, l’expression de ✓ cadre conceptuel ✔14, pour d´esigner un ensemble de

concepts qui forme un tout. Pour Sellars, une question fondamentale pour une image est✓ de quelle sorte sont les objets de base du cadre ? ✔15. C’est-`a-dire qu’une image

se d´efinit par ses objets fondamentaux (susceptibles de se regrouper en d’autres objets plus gros). Il faut ´egalement pr´eciser les propri´et´es et les relations qui caract´erisent ces objets. Pour Sellars, il ne s’agit pas tant d’´enum´erer des objets que d’en donner

12

Sellars souscrit en effet `a une distinction entre observable et non-observable, mais elle n’est pas essentielle pour ce que je souhaite retenir de l’image scientifique.

13

Sellars (1962), p. 3.

14

Sellars (1962), p. 4. Je prends ici les deux expressions pour synonymes.

une classification et de les caract´eriser. Par exemple, classifier des propri´et´es peut consister `a distinguer entre des propri´et´es objectives, relationnelles ou contextuelles. Sellars n’est pas le seul `a d´efendre l’id´ee selon laquelle interpr´eter une th´eorie revient `a fournir une image du monde. Einstein, dans une conf´erence de 1918, parle de✓ l’image du monde✔ du physicien th´eoricien. Van Fraassen reprend `a son compte l’expression de Sellars pour le titre de son livre The Scientific Image (1980)16 et l’applique non

pas seulement `a l’homme mais au monde dans son ensemble. Dans son livre sur la philosophie de la m´ecanique quantique (van Fraassen, 1991), il reprend l’id´ee que l’in- terpr´etation de la th´eorie doit donner une image du monde. Certains articles r´ecents qui discutent de l’interpr´etation de la m´ecanique quantique sont explicitement pos´es dans les termes de Sellars17; d’autres, s’ils n’utilisent pas le terme d’✓ image ✔, em-

ploient une expression proche. Par exemple, lorsque John Bell, un acteur majeur de la m´ecanique quantique, pr´esente plusieurs interpr´etations de la m´ecanique quantique, il intitule son article ✓ Six Mondes Possibles en M´ecanique Quantique ✔ et il utilise l’expression de ✓ visions du monde ✔18.

Une deuxi`eme fa¸con de comprendre la caract´erisation que j’ai propos´ee est celle de l’interpr´etation au sens s´emantique (cf. section 1). Pour une th´eorie exprim´ee dans un langage formel L, une interpr´etation consiste en un domaine D des individus qui servent de r´ef´erents aux variables de la th´eorie. Interpr´eter une th´eorie, c’est donner un ensemble d’entit´es auquel la th´eorie se rapporte : c’est dire ce qui peut composer le monde, si la th´eorie est vraie. Aussi, lorsque je dis dans ma d´efinition de travail que la th´eorie est vraie dans le monde propos´e par l’interpr´etation, c’est dans ce sens s´emantique (ses axiomes sont satisfaits dans ce monde) et non pas forc´ement dans un sens r´ealiste (ces entit´es existent v´eritablement). C’est ce qu’exprime Belousek, dans une discussion de l’interpr´etation de la m´ecanique de Bohm (qui est l’une des formulations de la m´ecanique quantique) :

✓ Il y a deux questions qui doivent ˆetre pos´ees [...]. La premi`ere question concerne les sortes d’entit´es qui peuplent un monde que la m´ecanique de Bohm d´ecrit, tandis que la seconde concerne les propri´et´es qui qualifient ces entit´es.✔19

On retrouve ici, comme chez Sellars, l’id´ee que l’interpr´etation d’une th´eorie doit sp´ecifier les types d’entit´es (ne pas seulement en produire une liste) et donner leurs propri´et´es.

16

Van Fraassen indique express´ement cet emprunt, p. vii.

17

Cf. par exemple Dorato et Esfeld (2009), p. 42.

18

Bell (1987), p. 181-195.

Une troisi`eme fa¸con de comprendre la d´efinition de l’interpr´etation que je propose est `a travers l’id´ee que d´efend Hughes (1989). Il adopte explicitement le cadre d’une approche s´emantique20. Interpr´eter une th´eorie, c’est ✓ voir quel genre de monde

est repr´esentable au sein de la classe des mod`eles que la th´eorie emploie ✔21. En

consid´erant les mod`eles qui repr´esentent les ph´enom`enes, on rep`ere des caract´eris- tiques communes afin d’imaginer comment pourrait ˆetre le monde pour que ces mo- d`eles le repr´esentent. Il dit aussi : ✓ nous interpr´etons la th´eorie en reconnaissant, dans les mod`eles que la th´eorie fournit, des ´el´ements d’un sch´ema conceptuel parti- culier ✔22. Ainsi, la caract´eristique d’un monde passe par sa compatibilit´e avec un

certain ✓ sch´ema conceptuel ✔. Hughes donne l’exemple de la m´ecanique classique, pour lequel ce sch´ema contient

✓ tout d’abord, une distinction entre un syst`eme et ses attributs (ou propri´et´es) et, deuxi`emement, une explication totalement causale des processus. ✔23

C’est-`a-dire que le sch´ema conceptuel de la m´ecanique classique repose sur des parti- cules avec des propri´et´es objectives et sur l’existence de forces qui sont les causes des processus. Le ✓ sch´ema conceptuel ✔ de Hughes rejoint donc le ✓ cadre conceptuel ✔ de Sellars : il s’agit d’une sp´ecification des types d’objets qui existent et de leurs propri´et´es — une image, au sens de Sellars.

J’ai propos´e ici une caract´erisation de ce qu’est une interpr´etation d’une th´eorie, en terme d’une image d’un monde, qui sp´ecifie les types d’objets et de propri´et´es qui composent ce monde. J’ai montr´e qu’une telle d´efinition est compatible avec diverses positions et notamment celle de Sellars. C’est dans ce sens que j’utiliserai `a pr´esent ce terme, en parlant par exemple de la diversit´e des interpr´etations de la m´ecanique quantique : je veux dire que chacune propose des images du monde diff´erentes, avec des types d’objets et de propri´et´es diff´erentes. C’est ce qu’il apparaˆıtra dans le prochain chapitre, lorsque ces diff´erentes interpr´etations seront pr´esent´ees.

En disant que l’interpr´etation doit sp´ecifier les objets et les propri´et´es d’un monde dans lequel la th´eorie est vraie, je n’entends pas forc´ement que ceux-ci doivent ˆetre compl`etement d´etermin´es par cette interpr´etation. Par exemple, une interpr´etation peut seulement indiquer que tel type de propri´et´e (par exemple, les propri´et´es ob- jectives) n’est pas admissible. Une autre interpr´etation pourra ˆetre plus compl`ete, en indiquant que les propri´et´es doivent ˆetre exclusivement contextualistes. Dans tous

20 Cf. p. xii et 257. 21 Hughes (1989), p. 175. 22 Hughes (1989), p. 175. 23Hughes (1989), p. 301.

les cas, mˆeme si elle reste incompl`ete sur certains points, une interpr´etation a pour cons´equence de se prononcer sur les objets et les propri´et´es possibles.