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L’interpr´etation orthodoxe que j’ai pr´esent´ee `a la section 1.1 a pour ancˆetre histo- rique l’interpr´etation d´efendue par ce qui a ´et´e appel´ee l’✓ ´ecole de Copenhague ✔. Ce groupe informel a r´euni Bohr, Heisenberg, Born et d’autres physiciens. Ils ne d´efen- daient n´eanmoins pas tous une interpr´etation identique de la m´ecanique quantique : c’est surtout par opposition `a ce qu’ils avaient en commun que leurs opposants ont qualifi´e r´etrospectivement leur interpr´etation comme ´etant celle de Copenhague30. Ici,

je vais reconstruire assez succinctement une interpr´etation proche de celle de Bohr31.

Selon Bohr, les concepts de la physique classique sont des pr´econditions `a un savoir objectif. C’est-`a-dire qu’ils sont n´ecessaires simplement pour que les physiciens puissent d´ecrir les exp´eriences, leurs r´esultats ou les ph´enom`enes quantiques. Bohr

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Notons qu’on n’est pas condamn´e `a ˆetre instrumentaliste en adoptant cette interpr´etation. On pourrait aussi ˆetre r´ealiste, en reconnaissant seulement pour r´ealit´e les r´esultats de mesures exprim´es dans le langage classique.

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On pourrait imaginer une autre interpr´etation, elle aussi minimale par certains aspects, mais qui ne soit pas issue de l’interpr´etation orthodoxe. Je veux indiquer par l`a que je ne pr´etends pas que cette ✓ interpr´etation orthodoxe minimale ✔ soit la seule qui contienne un minimum d’engagements interpr´etatifs.

30Cf. par exemple Howard (2004), qui discute ´egalement du rˆole de Heisenberg dans la pr´esentation

des id´ees de Bohr.

31Je m’appuie notamment sur Beller (1999), Faye (2008), Howard (2004), Krips (2008) ; cf. ´ega-

lement les r´ef´erences qu’ils indiquent. Parmi les manuels dans l’esprit de Copenhague, on peut citer Landau et Lifchitz (1975), tr`es proche de Bohr — Bell (1990, p. 34) donne l’image d’un Landau assis aux pieds de Bohr — ou Peres (1993), qui se revendique aussi de Bohr et d´eveloppe une position op´erationnaliste.

estime que ces concepts classiques (par exemple ceux de position, de temps, de cause) sont le raffinement des cat´egories du langage commun. Bohr adopte ainsi une position proche du courant n´eo-kantien : les concepts spatio-temporels et causaux classiques sont requis pour une description objective ; les actes d’observation et de mesure sont constitutifs des ph´enom`enes. Bohr ne propose donc pas que les concepts de la physique classique soient remplac´es par des concepts quantiques. Il fait des premiers des ´etapes indispensables dans l’utilisation d’une th´eorie quantique.

Selon Bohr, la nouveaut´e essentielle apport´ee par la m´ecanique quantique est que les concepts classiques ne sont pas tous applicables en mˆeme temps. Bohr d´eveloppe alors un concept qui est central `a son interpr´etation de la m´ecanique quantique, ce- lui de compl´ementarit´e. Il l’applique initialement `a des descriptions de syst`emes et change ult´erieurement pour parler de ph´enom`enes compl´ementaires. La compl´emen- tarit´e de propri´et´es signifie que leur attribution repose sur des exp´eriences qui sont mutuellement exclusives. Essentiellement, ce sont les propri´et´es cin´ematiques qui sont compl´ementaires des propri´et´es dynamiques (Bohr abandonne progressivement l’id´ee de la compl´ementarit´e onde-particule). Par exemple, la position d’un ´electron est com- pl´ementaire de son impulsion. En effet, mesurer la position ou l’impulsion suppose des arrangements exp´erimentaux diff´erents, qui ne peuvent pas ˆetre mis en œuvre simul- tan´ement. D’un point de vue formel, des variables compl´ementaires sont conjugu´ees et elles v´erifient une in´egalit´e de Heisenberg32.

Pour Bohr, les propri´et´es d’un syst`eme d´ependent de mani`ere fondamentale des conditions exp´erimentales, y compris des conditions de mesure. Elles ne sont correc- tement d´efinies que si l’arrangement exp´erimental complet est pr´ecis´e. La d´efinition d’un ph´enom`ene requiert d’ailleurs une description compl`ete de l’exp´erience. Ainsi, on ne peut pas parler de la position d’un syst`eme quantique de fa¸con g´en´erale. On ne peut le faire que si on sp´ecifie le dispositif exp´erimental qui permet de mesurer cette position. De fa¸con similaire, Bohr refuse d’attribuer de propri´et´e si elle n’est pas observ´ee dans une exp´erience. Aussi, pour Bohr, les conditions de v´erit´es des phrases qui attribuent une certaine propri´et´e `a un syst`eme quantique d´ependent de l’appareil mis en jeu : elles doivent inclure la r´ef´erence au dispositif exp´erimental et au r´esultat de l’exp´erience. Comme ce sont toujours des concepts classiques qui doivent ˆetre em- ploy´es (bien que de fa¸con compl´ementaire), Bohr va jusqu’`a consid´erer qu’il n’existe pas d’entit´es proprement quantiques ou de concepts quantiques.

32On dit que des variables a et b sont conjugu´ees si elles v´erifient b = ∂L

∂ ˙a, o`u L est le lagrangien. Par

exemple, la position x et l’impulsion p sont conjugu´ees. L’in´egalit´e de Heisenberg qu’elles v´erifient est ∆x∆p ≥ ~/2, o`u ∆x et ∆p sont respectivement les ´ecarts-types de x et p.

J’ai indiqu´e jusqu’`a pr´esent l’interpr´etation d´efendue par Bohr. De son cˆot´e, Hei- senberg d´efend une lecture davantage positiviste de la th´eorie. Il consid`ere par exemple que✓ la physique doit se limiter `a la description des relations entre les perceptions. ✔33

et ne pas s’occuper de sp´eculations m´etaphysiques. Son interpr´etation de la m´ecanique quantique donne aussi davantage de place `a l’observateur. Selon lui, c’est l’observa- tion qui cr´ee le fait que les propri´et´es du syst`eme quantique deviennent d´efinies. Il parle de la projection de la fonction d’onde comme ´etant induite par l’observateur. La m´ecanique quantique repr´esente moins la r´ealit´e que la connaissance que nous en avons.

Comparons l’interpr´etation historique de Copenhague (du moins, celle de Bohr), avec l’interpr´etation contemporaine orthodoxe, que j’ai pr´esent´ee `a la section 1.1. D’un point de vue global, l’interpr´etation de Bohr contient davantage d’engagements interpr´etatifs et des th`eses m´etaphysiques, en ´enon¸cant certaines impossibilit´es. Par exemple, la position de Bohr contient la th`ese forte de l’indispensabilit´e des concepts classiques et l’impossibilit´e des concepts quantiques. Elle suppose aussi que la d´e- finition d’une propri´et´e suppose la sp´ecification de tout le dispositif exp´erimental. L’interpr´etation orthodoxe affirme seulement que l’existence d’une propri´et´e suppose que l’´etat du syst`eme soit un vecteur propre de l’observable correspondante : c’est le cas juste apr`es une mesure, mais ¸ca peut ˆetre aussi le cas en-dehors d’un dispositif exp´erimental. Bohr insiste sur la compl´ementarit´e des concepts classiques de fa¸con plus appuy´ee que l’interpr´etation orthodoxe, pour laquelle elle prend surtout la forme de l’in´egalit´e de Heisenberg pour des variables conjugu´ees. Contrairement `a l’inter- pr´etation orthodoxe, Bohr ne dit pas que l’appareil de mesure perturbe le syst`eme quantique. Sa position consiste en effet `a consid´erer que le syst`eme quantique n’est pas un objet classique ayant des propri´et´es d´efinies pr´ealablement, susceptibles d’ˆetre perturb´ees. Bohr ne parle jamais de la r´eduction de la fonction d’onde comme d’un ph´enom`ene physique r´esultant d’une interaction. Selon lui, la fonction d’onde ne r´e- f`ere `a rien physiquement et elle n’est qu’un outil de calcul. L’interpr´etation orthodoxe rejoint n´eanmoins Bohr sur un certain nombre de points. L’ind´eterminisme des r´esul- tats de mesures est pris comme une donn´ee fondamentale. Tous deux reconnaissent l’existence d’une interaction incontrˆolable entre l’appareil et le syst`eme quantique.

Pour conclure sur l’interpr´etation historique de Copenhague, je voudrais aborder une possible objection : l’interpr´etation de Bohr est-elle v´eritablement une interpr´e- tation au sens d’une image d’un monde ? Bohr va en effet jusqu’`a dire parfois qu’il

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n’existe pas d’entit´es quantiques ou de concepts quantiques34. Il estime aussi que le

formalisme de la m´ecanique quantique ne peut donner une repr´esentation litt´erale du monde quantique35. L’interpr´etation de Bohr serait plutˆot l’expression du refus

de proposer une image quantique du monde. Une telle objection pourrait mettre en p´eril la d´efinition de travail de l’interpr´etation que j’ai propos´ee au chapitre 1, sec- tion 2.4. Selon elle, interpr´eter une th´eorie revient `a proposer une image du monde dans laquelle la th´eorie est vraie, c’est-`a-dire caract´eriser les entit´es dont se compose le monde et `a pr´eciser quelles sont leurs propri´et´es. N’est-ce pas ce que se refuse `a faire Bohr ? Je vais montrer que l’approche de Bohr est au contraire compatible avec cette d´efinition. Selon la notion d’interpr´etation que j’ai propos´ee, il ne s’agit en aucun cas de prendre le terme d’✓ image ✔ au sens litt´eral. Je ne dis pas qu’interpr´eter une th´eorie, c’est proposer un dessin illustr´e, repr´esentant dans un espace `a trois dimen- sions des objets en couleur. Si c’est cela que Bohr se refuse `a faire, il n’y a l`a aucun probl`eme. Selon ma proposition, interpr´eter une th´eorie revient `a sp´ecifier les types d’entit´es et de propri´et´es du monde. ✓ Sp´ecifier ✔ peut ˆetre fait par la n´egative : on fixe des contraintes ou des interdictions sur les entit´es ou les propri´et´es susceptibles de composer le monde. En ce sens, ce que Bohr propose est une interpr´etation : en disant que la fonction d’onde ne repr´esente rien, il dit aussi que les entit´es sont les syst`emes quantiques (´electrons, atomes...) ; en affirmant l’inexistence de propri´et´es objectives, il indique aussi que l’attribution de propri´et´es doit inclure la donn´ee de la configuration exp´erimentale36. Ce faisant, Bohr fixe une contrainte sur les types

d’objets et de propri´et´es acceptables. Il s’inscrit dans la caract´erisation de l’interpr´e- tation de la th´eorie que j’ai donn´ee et on peut dire que Bohr pr´ecise l’image du monde possible selon la th´eorie. Toutes les versions de l’interpr´etation orthodoxe sont donc compatibles avec la d´efinition de travail de l’interpr´etation d’une th´eorie physique que j’ai propos´ee.