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Dans la suite de ce travail, je vais donner des exemples de travaux scientifiques, en indiquant `a chaque fois les interpr´etations qui ont jou´e un rˆole dans leur produc- tion et leur publication. Comme je vais m’en resservir `a plusieurs reprises, il s’av`ere utile d’abr´eger la notation. Je propose de formaliser de la fa¸con suivante. Les tra- vaux sont not´es W , avec en indice la r´ef´erence de l’article, par exemple WBell 1964b.

Les interpr´etations sont not´ees I, avec en indice le nom courant de l’interpr´etation, ou une abr´eviation : Iortho pour l’interpr´etation orthodoxe, IEverett pour l’interpr´eta-

tion des mondes multiples d’Everett, IBohm pour la m´ecanique bohmienne, etc. Selon

l’interpr´etation orthodoxe, la version minimale est not´ee Iortho min; en g´en´eral et par

d´efaut, c’est cette version qui est utilis´ee par les physiciens. Mais lorsqu’ils expriment une certaine adh´esion aux engagements interpr´etatifs de l’interpr´etation orthodoxe, au-del`a de ce que propose la version minimale, je consid`ere qu’ils utilisent Iortho et

pas Iortho min. Pour un travail W , j’ai distingu´e deux fa¸cons dont une interpr´etation

peut jouer un rˆole en pratique : dans sa production et dans sa publication. Je les note de la mani`ere suivante :

41L’exemple m’a ´et´e donn´e par John Sipe, professeur de Physique `a l’Universit´e de Toronto (com-

W (Iproduction, Ipublication) (4.1)

pour indiquer que Iproduction est l’interpr´etation qui a eu un rˆole dans la production

du travail (comme incitation ou comme aide) et que Ipublication est l’interpr´etation qui

a eu un rˆole dans la publication du travail.

Par exemple, pour l’article de Deutsch de 1985, c’est l’interpr´etation d’Everett qui a servi `a la fois pour sa production et sa publication :

WDeutsch 1985(IEverett, IEverett). (4.2)

J’ai indiqu´e dans la section 1.2 que les in´egalit´es de Bell ont ´et´e sugg´er´ees par l’interpr´etation de Bohm. L’interpr´etation orthodoxe et une interpr´etation r´ealiste locale (celle-l`a mˆeme qui y est discut´ee, celle propos´ee par l’article d’EPR) ont ´et´e utilis´ees `a la fois dans la production et la publication. Comme plusieurs interpr´etations interviennent pour le mˆeme rˆole, on les note avec un ✓ + ✔ :

WBell 1964b(IBohm+ Iortho+ Ir´ealiste locale, Iortho+ Ir´ealiste locale). (4.3)

Pour son algorithme quantique de 1994, Shor s’est appuy´e sur les interpr´etations des mondes multiples et orthodoxe ; l’article lui-mˆeme n’emploie que l’interpr´etation orthodoxe :

WShor 1994(IEverett+ Iortho min, Iortho min) (4.4)

3 La pluralit´e des interpr´etations dans la pratique scientifique

Dans les sections pr´ec´edentes, j’ai montr´e que les interpr´etations peuvent jouer des rˆoles dans la recherche, `a travers les pratiques scientifiques qu’elles sugg`erent. J’ai aussi montr´e que les interpr´etations doivent jouer de tels rˆoles, dans la mesure o`u il n’existe pas de pratique scientifique interpr´etativement neutre. Quelques exemples ont ´et´e donn´es `a titre d’illustration, mais je ne me suis pas occup´e d’´etablir si les diverses pratiques interpr´etatives sont effectivement beaucoup utilis´ees. Il se pourrait qu’une seule pratique scientifique, par exemple la pratique orthodoxe, soit utilis´ee par les physiciens. Dans ce cas, la pluralit´e des interpr´etations quantiques ne se tra- duirait pas dans la pratique, et resterait de l’ordre du th´eorique. Cette section veut consid´erer cette question et ´etablir si la pluralit´e des interpr´etations intervient dans

la pratique scientifique. Il s’agit de pr´eciser l’ampleur du ph´enom`ene dont j’ai ´etabli la possibilit´e et que j’ai caract´eris´e : la pluralit´e des pratiques li´ees aux interpr´eta- tions est-elle significative ? Je vais montrer qu’il faut r´epondre par l’affirmative `a cette question. Je pr´esente pour cela le cas de travaux c´el`ebres et significatifs qui ont mis en jeu des pratiques d’interpr´etations vari´ees. Je prends ces exemples dans deux do- maines : le calcul quantique et les fondements de la th´eorie autour du th´eor`eme de Bell (respectivement sections 3.1 et 3.2). Je m’int´eresse ensuite plus sp´ecialement aux travaux r´ealis´es en collaboration (section 3.3). Enfin (section 3.4), j’´etudie le fait que l’interpr´etation orthodoxe, dans sa version minimale, est presque toujours employ´ee dans la publication des travaux. Pour les exemples que je r´eutilise dans le prochain chapitre, je les note avec la formalisation de la section pr´ec´edente.

En voulant faire reconnaˆıtre la place des interpr´etations dans la pratique scienti- fique, je veux me tenir ´eloign´e de deux positions extrˆemes. La premi`ere serait que les diverses interpr´etations n’existent que pour les discussions philosophiques (qu’elles soient le fait de philosophes ou de physiciens professionnels) et n’ont aucune place en r´ealit´e dans la pratique de la recherche. `A l’autre extrˆeme, une autre position consi- d´ererait que tout article de m´ecanique quantique met en jeu de mani`ere tr`es forte et sp´ecifique une interpr´etation particuli`ere dans chacun des rˆoles de production et de publication. Ma position sera interm´ediaire : je d´efendrai la th`ese selon laquelle, si la pratique scientifique est assez g´en´eralement inspir´ee de l’interpr´etation orthodoxe, il existe n´eanmoins tout un ensemble de travaux de premier ordre, dans diff´erents domaines de recherche, qui ont mis en jeu une r´eelle pluralit´e de pratiques li´ees `a des interpr´etations diff´erentes. Il faut noter d`es `a pr´esent que la pluralit´e des pratiques concerne surtout le rˆole de production d’un travail et figure plus rarement dans la publication. La section 3.4 ´etudie le fait que la version minimale de l’interpr´etation orthodoxe est presque toujours utilis´ee dans la publication des travaux. Il ne faudrait pas que, s’arrˆetant `a ce constat, on en d´eduise un peu vite que les interpr´etations ne jouent aucun rˆole dans la production des diff´erents travaux.

3.1

Exemples dans le domaine du calcul quantique

Des scientifiques avec des interpr´etations fort vari´ees travaillent dans le domaine du calcul quantique, qui consiste `a ´elaborer des algorithmes tirant parti du formalisme de la m´ecanique quantique. Je vais montrer que les pratiques li´ees `a ces interpr´etations sont significatives, en consid´erant tour `a tour plusieurs des premiers algorithmes im- portants : Deutsch (1985), Deutsch et Jozsa (1992), Berthiaume et Brassard (1994),

Simon (1994), Shor (1994).

L’article de Deutsch de 1985 pr´esentait le premier algorithme quantique, pour la transform´ee de Fourier sur Z2n, le groupe additif des entiers modulo n. S’il est en

moyenne aussi rapide que les algorithmes classiques, il peut en certains occasions ˆetre plus rapide, mais il y a une probabilit´e que l’algorithme ´echoue `a donner une r´eponse. J’ai indiqu´e qu’on peut noter :

WDeutsch 1985(IEverett, IEverett). (4.5)

Une g´en´eralisation en fut propos´ee en 1992, par un travail commun de Deutsch et Jozsa : le nouvel algorithme quantique donne une r´eponse avec certitude et est plus rapide que tout algorithme classique. J’ai indiqu´e que Deutsch adopte l’interpr´etation des mondes multiples, tandis que Jozsa adopte une interpr´etation informationnelle (Iinformation). Il est d’ailleurs absolument contre l’interpr´etation des mondes multiples.

Certainement `a cause des positions oppos´ees des deux scientifiques, l’article n’est pas r´edig´e dans les termes de l’une ou l’autre des interpr´etations, mais plutˆot avec une interpr´etation orthodoxe minimale. On note :

WDeutsch Jozsa 1992(IEverett+ Iinformation, Iortho min) (4.6)

En 1994, Berthiaume et Brassard proposent un algorithme quantique qui peut r´esoudre des probl`emes de d´ecision avec une efficacit´e exponentielle par rapport aux algorithmes classiques. Brassard adopte une interpr´etation en terme d’information42,

mais elle ne filtre pas dans l’article, qui est ´ecrit avec une interpr´etation orthodoxe43.

On note :

WBerthiaume Brassard 1994(Iinformation, Iortho) (4.7)

En 1994, Simon proposa un algorithme quantique efficace pour trouver la p´eriode cach´ee d’une fonction. Il aborde le probl`eme en tant qu’informaticien th´eorique, en ayant appris le minimum de physique44. On peut consid´erer qu’il utilise une interpr´e-

42Cf. Brassard (2005).

43Je consid`ere qu’il s’agit de l’interpr´etation orthodoxe et non pas de sa version minimale car

l’article contient plusieurs allusions `a des positions orthodoxes assez fortes, concernant la r´eduction de la fonction.

44✓ J’ai appris vraiment le strict minimum de physique dont j’avais besoin pour ˆetre capable

de comprendre les questions d’informatique th´eorique. ✔ (Simon, cit´e par Fuchs, communication personnelle, mai 2010.

tation minimale, proche de celle qui est orthodoxe :

WSimon 1994(Iortho min, Iortho min) (4.8)

Apr`es quoi, Shor (1994) g´en´eralisa cet algorithme pour le probl`eme de la facto- risation et des logarithmes discrets, qui deviennent ainsi des probl`emes solubles en temps polynomial45. On a (cf. section 2.3)

WShor 1994(IEverett+ Iortho min, Iortho min). (4.9)

Griffiths et Niu (1996) ont propos´e une reformulation de cet algorithme (avec des portes quantiques `a 1 bit au lieu de 2 et des mesures interm´ediaires au lieu d’une seule `a la fin). Nous avons vu que Griffiths est un des cr´eateurs de l’interpr´etation des histoires d´ecoh´erentes ; Niu utilise l’interpr´etation orthodoxe46. Il est vraisemblable

que le projet de proc´eder `a des mesures interm´ediaires ait ´et´e sugg´er´e par le point de vue des histoires d´ecoh´erentes. L’article, et tout particuli`erement la justification de l’´equivalence du nouvel algorithme avec l’ancien, est ´ecrit dans les termes de l’inter- pr´etation des histoires d´ecoh´erentes47. Noter que l’article de Griffiths et Niu (1996)

n’est pas seulement la r´eexpression de l’algorithme de Shor dans les termes de l’in- terpr´etation des histoires coh´erentes de Griffiths, mais il constitue bien un nouveau r´esultat — qui peut s’exprimer dans toutes les interpr´etations — ainsi qu’ils le d´e- fendent (p. 2) : il met en jeu un nouveau mode de calcul quantique, avec des mesures interm´ediaires qui viennent influencer une ´etape ult´erieure de calcul ; l’algorithme n’emploie que des portes `a 1 bit au lieu de 2, ce qui le rend plus simple. L’article est r´edig´e avec l’interpr´etation des histoires d´ecoh´erentes :

WGriffiths Niu 1996(Ihist d´ecoh+ Iortho, Ihist d´ecoh) (4.10)

Enfin, une impl´ementation exp´erimentale (de mani`ere optique) de l’algorithme de Deutsch-Jozsa a ´et´e r´ealis´ee par Tame et al. (2007) dans l’´equipe de Zeilinger, lequel est un d´efenseur de l’interpr´etation de Copenhague, dans une version informationnelle (Zeilinger 1996, 1999). On a ainsi :

45

Shor (1997) est une version ´etendue de ce r´esultat, incluant des discussions.

46

Cf. Fuchs, communication personnelle, mai 2010.

47

L’article pr´ecise d’ailleurs :✓ Les lecteurs qui ne sont pas familiers avec les r`egles [utilis´ees dans cette explication] sont invit´es `a se reporter `a la litt´erature correspondante ✔ (p. 4), et ils citent les articles fondateurs de cette interpr´etation.

WTame et al. 2007(Iortho, Iortho) (4.11)

On peut noter, `a titre sociologique, que les positions professionnelles sont tr`es diverses ´egalement : il s’agit de positions acad´emiques dans des champs disciplinaires divers (cryptographie pour Brassard, calcul quantique pour Deutsch, informatique pour Simon), ou d’emplois dans la recherche industrielle (laboratoires AT&T pour Shor, Microsoft aujourd’hui pour Simon).

3.2

Exemples dans le domaine des fondements de la m´ecanique quan-

tique : autour de la question des

✓ variables cach´ees ✔

Voici un second domaine de recherche dans lequel on trouve de nombreux exemples de travaux pour lesquels les interpr´etations ont jou´e un rˆole en pratique : les fonde- ments de la m´ecanique quantique et plus particuli`erement autour de la question des ✓ variables cach´ees ✔. Un article fondateur est celui d’Einstein, Podolski et Rosen (1935), dont j’ai d´ej`a parl´e `a la section 1.2. Ils pr´esentent un paradoxe en vue de montrer que la m´ecanique quantique n’est pas compl`ete, en un sens r´ealiste qu’ils sp´ecifient. Pour atteindre leur conclusion, ils supposent une certaine sorte de localit´e, qui s’exprime sous la forme d’une absence d’interaction. Je note leur interpr´etation Ir´ealiste locale : c’est celle qui suscite et aide la r´ealisation de leur travail et qui transpa-

raˆıt dans leur article. L’article utilise ´egalement l’interpr´etation orthodoxe, `a titre de repoussoir. On note :

WEPR 1935(Iortho+ Ir´ealiste locale, Iortho+ Ir´ealiste locale) (4.12)

Dans un article de 1957, Aharonov et Bohm proposent une reformulation du para- doxe EPR au moyen d’une exp´erience plus facilement r´ealisable, la grandeur mesur´ee ´etant la polarisation de photons. Ils proposent cela afin de r´einterpr´eter une exp´e- rience effectu´ee plus tˆot avec d’autres buts (Wu et Shaknov, 1950). Leur but est de montrer que les pr´edictions de la m´ecanique quantique sont v´erifi´ees dans la configu- ration exp´erimentale qu’invoquent EPR. Si tel est le cas, cela permet d’affirmer que le paradoxe EPR est bien l´egitime. Pour ce qui m’int´eresse ici, je note qu’Aharonov et Bohm discutent notamment dans leur article de l’interpr´etation causale de la m´eca- nique bohmienne (p. 1072) comme une des solutions possibles au paradoxe — apr`es qu’ils aient pr´esent´e la r´eponse de Bohr comme insatisfaisante. On peut ainsi voir leur article comme une fa¸con de re-l´egitimer l’interpr´etation causale de Bohm et les

explications qu’elle fournit. L’article est ´ecrit `a la fois avec l’interpr´etation orthodoxe et l’interpr´etation bohmienne ; les deux ont aid´e `a sa production. On note :

WBohm Aharonov 1957(Iortho+ IBohm, Iortho+ IBohm) (4.13)

Une trentaine d’ann´ees apr`es le paradoxe EPR, Bell prouva le r´esultat ´etonnant selon lequel les hypoth`eses d’EPR n’´etaient pas coh´erentes avec les pr´edictions de la m´ecanique quantique. Il r´eutilisa pour cela l’argument d’EPR dans la situation pro- pos´ee par Bohm et Aharonov. Sch´ematiquement, l’hypoth`ese coupable fut identifi´ee comme ´etant la localit´e (mais cf. ma note 9 p. 133).

Un article de Clauser, Horne, Shimony et Holt (appel´e CHSH, 1969) proposa une exp´erience permettant de tester les in´egalit´es de Bell. Clauser ´etait venu `a s’int´eres- ser aux in´egalit´es de Bell notamment `a cause de ses lectures de Bohm48; il ´etait un

partisan des variables cach´ees et pariait d’ailleurs (500 $) que la m´ecanique quantique allait ˆetre d´efaite. `A l’inverse, Holt et Shimony pensaient que la m´ecanique quantique allait ˆetre v´erifi´ee49; n´eanmoins, Shimony ´etait critique de l’interpr´etation de Copen-

hague dominante50. C’est plutˆot l’interpr´etation orthodoxe minimale qui est utilis´ee

dans l’article, ainsi qu’une interpr´etation r´ealiste locale. On note

WCHSH 1969(Iortho min+ IBohm+ Ir´ealiste locale, Iortho min+ Ir´ealiste locale) (4.14)

Plusieurs exp´eriences sont ensuite men´ees pour tester les in´egalit´es de Bell51 et

elles se prononcent en faveur de la m´ecanique quantique. N´eanmoins, certaines ´echap- patoires peuvent ˆetre imaginer qui expliqueraient comment une th´eorie `a variables ca- ch´ees locales donnerait l’apparente absence de contradiction avec la m´ecanique quan- tique. C’est une exp´erience d´ecisive d’Aspect, Dalibard et Roger (1982) qui permis d’´ecarter un ´echappatoire important, celui de la communication (✓ the communication loophole ✔). Aspect adopte l’interpr´etation orthodoxe52. On note :

WAspect et al. 1982(Iortho, Iortho). (4.15)

48Cf. Freire (2009), p. 283 et Clauser (2002). 49Cf. Freire (2009), p. 283 et Shimony (2002).

50✓ Bell, Clauser et Shimony ´etaient critiques de ce qu’ils comprenaient comme ´etant l’interpr´e-

tation de la compl´ementarit´e de Bohr.✔, Freire (2009), p. 283.

51Un aper¸cu en est par exemple donn´e par Redhead (1987), p. 107-113.

52✓ Aspect n’avait pas de querelle philosophique particuli`ere avec cette interpr´etation [de Copen-

Les exemples tir´es de ces deux domaines de recherche (calcul quantique et fonde- ments de la th´eorie) ont illustr´e que des pratiques issues d’interpr´etations diff´erentes ont jou´e des rˆoles dans des travaux majeurs — ceux qui ont ´et´e pr´esent´es sont proba- blement les plus importants de leur domaine. La section suivante d´eveloppe un point sp´ecifique : le cas des travaux r´ealis´es en collaboration.