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Quelle est la pratique scientifique consensuelle en m´ecanique

est plus ou moins grande. Comme, dans de nombreux domaines de recherche, il est vraisemblable qu’on puisse identifier une pratique consensuelle qui ne soit pas vide, ´etudier la question de savoir si un domaine de recherche est uni consiste surtout `a appr´ecier l’´etendue du consensus.

1.2

Quelle est la pratique scientifique consensuelle en m´ecanique quan-

tique ?

La conception de l’unit´e selon Kitcher, qui a ´et´e pr´esent´ee dans la section pr´ec´e- dente, peut ˆetre maintenant appliqu´ee au cas de la m´ecanique quantique. L’objectif est de savoir si la m´ecanique quantique est unie au sens de Kitcher, en d´epit de la pluralit´e des interpr´etations et, peut-ˆetre, de la pluralit´e des pratiques scienti-

fiques individuelles. Il s’agit d’identifier la pratique scientifique consensuelle parmi les scientifiques qui emploient la m´ecanique quantique. Si cette pratique consensuelle est substantielle, alors la m´ecanique quantique peut ˆetre consid´er´ee comme ´etant unie d’un point de vue pratique (je rappelle que l’unit´e chez Kitcher peut venir par de- gr´es). Cette analyse n’a pas ´et´e r´ealis´ee jusqu’`a pr´esent ; c’est donc la mienne que je propose.

D’une certaine fa¸con, la question a d´ej`a ´et´e abord´ee dans cette th`ese. Dans la sec- tion 1.7 du chapitre pr´ec´edent, j’ai montr´e qu’il n’existe pas de pratique scientifique individuelle qui soit interpr´etativement neutre, c’est-`a-dire qui ne prenne parti vis-`a- vis d’aucune interpr´etation quantique. Tout au mieux, ai-je indiqu´e, l’exp´erimentation et l’observation, ainsi que certaines questions significatives, peuvent ˆetre consid´er´ees comme neutres. La d´efinition d’une pratique scientifique neutre que j’ai donn´ee com- prend le cas d’une pratique scientifique qui serait commune aux pratiques sugg´er´ees par les diff´erentes interpr´etations. Elle inclue donc pr´ecis´ement la pratique consen- suelle de Kitcher. Aussi, cette derni`ere ne comprend, au mieux, que ce qui a trait `a l’exp´erimentation et `a l’observation, ainsi que certaines questions significatives. La pratique consensuelle en m´ecanique quantique est donc extrˆemement r´eduite. L’ana- lyse de Kitcher conduit `a consid´erer que la communaut´e physicienne de la m´ecanique quantique est tr`es peu unie en pratique.

Faut-il en rester l`a ? La lecture de Kitcher que j’ai eue implicitement jusque l`a peut ˆetre qualifi´ee de ✓ stricte ✔, au sens o`u j’ai consid´er´e que, pour qu’une composante appartienne `a la pratique d’un scientifique, celui-ci doit l’accepter pleinement. Par exemple, on peut consid´erer qu’un scientifique accepte un ´enonc´e s’il croˆıt que cet ´enonc´e est vrai, au regard de l’interpr´etation quantique qu’il adopte par ailleurs. Je vais proposer une autre fa¸con dont on peut consid´erer qu’une composante de la pratique est accept´ee par un scientifique — et donc, plus largement, une autre fa¸con de comprendre l’analyse de Kitcher.

1.2.1 L’acceptation en un sens pragmatique et instrumentaliste

Pour sauver une conception substantielle de la pratique consensuelle chez Kitcher, je propose d’assouplir la fa¸con dont on peut concevoir l’adoption d’une pratique scien- tifique par un individu. Je consid`ere `a pr´esent que l’acceptation peut se faire d’un point de vue instrumentaliste ou pragmatique. Pour pr´eciser ce que cela signifie, re- prenons le cas de l’acceptation d’un ´enonc´e. On peut reconnaˆıtre qu’un ´enonc´e n’est pas vrai du monde selon l’interpr´etation quantique qu’on adopte, mais n´eanmoins

ˆetre int´eress´e par l’usage qui peut en ˆetre fait ou par l’utilit´e qu’il peut procurer. Consid´erons par exemple la mesure du spin d’un ´electron dans l’´etat √1

2(|↑i + |↓i).

Soit l’´enonc´e ✓ la mesure a eu pour r´esultat | ↓i ✔. En un sens strict, un physicien everettien n’accepte pas cet ´enonc´e puisqu’il consid`ere que les deux r´esultats de l’ex- p´erience se sont r´ealis´es, et qu’il n’y a pas eu un seul r´esultat r´ealis´e. Cependant, il peut accepter l’´enoncer en lui attribuant une validit´e limit´ee : l’´enonc´e est acceptable dans une certaine branche de l’univers (celle o`u lui-mˆeme se trouve). Ce faisant, le physicien y trouve une utilit´e : d’une part, l’´enonc´e est plus simple `a manipuler s’il restreint la suite de son ´etude `a cette branche de l’univers ; d’autre part, il se fait com- prendre facilement par les physiciens qui adoptent d’autres interpr´etations (et qui, eux, acceptent l’´enonc´e sans r´eserve). Ainsi, un physicien peut accepter un ´enonc´e qui n’est pas en stricte ad´equation avec le sens qu’il a selon l’interpr´etation quantique qu’il adopte par ailleurs. Comme l’indique van Fraassen `a propos de l’acceptation d’une th´eorie, ✓ ce qui est en jeu est davantage que la croyance ✔9 : un ´enonc´e peut

ˆetre accept´e pour l’usage et l’utilit´e qu’il permettra. C’est ce qui int´eresse les physi- ciens, lorsqu’ils acceptent de fa¸con instrumentaliste ou pragmatique certaines ´enonc´es. L’acceptation d’un ´enonc´e est ✓ instrumentaliste ✔ dans la mesure o`u le physicien ne croˆıt pas n´ecessairement que les entit´es ou les faits auxquels l’´enonc´e se r´ef`ere existent (elles peuvent ˆetre en d´ecalage avec l’image du monde auquel il croˆıt). Pour reprendre l’exemple ci-dessus, un everettien peut parler du r´esultat de mesure du spin tout en sachant que, selon son interpr´etation, il n’existe pas de tel fait dans le monde. L’at- titude instrumentaliste ou pragmatique envers les ´enonc´es rejoint ce que j’ai appel´e un ✓ usage souple ou flou ✔ du langage (chapitre 2, p. 87). J’en ai parl´e `a propos des physiciens qui utilisent des termes dans le sens du langage courant, et non pas dans le sens qu’ils ont dans l’interpr´etation qu’ils adoptent. L’acceptation instrumentaliste ou pragmatique est une g´en´eralisation de cet usage, envers toutes les interpr´etations quantiques.

Toutes les composantes de la pratique scientifique peuvent ˆetre accept´ees de cette fa¸con instrumentaliste et pragmatique. Un physicien peut employer un langage dif- f´erent de celui de l’interpr´etation quantique avec laquelle il travaille, dans le but de se faire comprendre par les autres physiciens. Il peut aussi consid´erer une question comme significative bien qu’elle soit formul´ee dans le langage d’une interpr´etation particuli`ere. Par exemple, nous avons vu dans la section 1.2 du chapitre pr´ec´edent que la question ✓ quelles sont les trajectoires de Bohm de photons ? ✔ n’est pas si- gnificative `a premi`ere vue pour les interpr´etations orthodoxe et everettienne, parce

qu’elles ne consid`erent pas que les trajectoires de Bohm existent. Cependant, elles peuvent consid´erer ces trajectoires de fa¸con instrumentaliste, dans la mesure o`u leur d´etermination prend un sens exp´erimental clair (et acquiert une pertinence) avec le proc´ed´e de la mesure faible.

De fa¸con g´en´erale, c’est l’attitude envers l’ensemble de la m´ecanique quantique qui peut ˆetre instrumentaliste ou pragmatique. C’est ainsi que Bell peut dire :

✓ la m´ecanique quantique ordinaire (autant que je sache) fonctionne parfaite- ment bien `a toutes fins pratiques✔10

Bell signifie que la m´ecanique quantique ordinaire, c’est-`a-dire dans sa formulation orthodoxe (´eventuellement minimale) est effectivement couronn´ee de succ`es exp´eri- mentalement. Dans cet article intitul´e ✓ Contre la Mesure ✔, Bell aborde l’approxi- mation conceptuelle qui r`egne en m´ecanique quantique, `a travers des termes tels que ✓ mesure ✔, ✓ appareil ✔ ou ✓ macroscopique ✔ et argumente en faveur de leur aban- don. Il conc`ede dans un premier temps que le manque de clart´e conceptuelle de la formulation habituelle de la m´ecanique quantique n’empˆeche pas les physiciens de l’employer avec dext´erit´e, de sorte qu’elle ait un excellent accord avec l’exp´erience.

Il ne faudrait pas se m´eprendre sur l’attitude pragmatique ou instrumentaliste que je propose de consid´erer ici. Je ne la consid`ere pas simplement comme une fa¸con de consid´erer une th´eorie scientifique quelconque, de mani`ere g´en´erale. Je ne cherche pas `a argumenter ici sur le bien-fond´e de l’instrumentalisme ou de l’anti-r´ealisme, contre le r´ealisme. Je note simplement qu’il est possible d’avoir une attitude pragmatique ou instrumentaliste envers une pratique scientifique issue d’une certaine interpr´eta- tion. La question de l’attitude du scientifique porte sur le rapport qu’il ´etablit entre des pratiques issues d’interpr´etations diff´erentes de la m´ecanique quantique. Il peut ˆetre r´ealiste envers une interpr´etation particuli`ere de la th´eorie, et n´eanmoins utili- ser de fa¸con pragmatique une autre interpr´etation. Certains ´ecarts sont ainsi permis. Par cons´equent, la pratique scientifique qu’un physicien peut adopter est accrue. Je reviens plus loin (p. 178) sur la notion d’engagement du scientifique et de degr´es d’engagements.

10

Bell (1990), p. 33. En majuscules dans le texte original, car il souhaite insister : ✓ ORDI- NARY QUANTUM MECHANICS (as far as I know) IS JUST FINE FOR ALL PRACTICAL PURPOSES✔.

1.2.2 Le consensus `a propos de la pratique sugg´er´ee par l’interpr´etation orthodoxe mi- nimale

La section pr´ec´edente a propos´e de consid´erer qu’un scientifique peut employer, de mani`ere instrumentaliste ou pragmatique, une pratique scientifique diff´erente de celle sugg´er´ee par l’interpr´etation qu’il adopte. Cette section 1.2.2 veut ´etablir qu’il existe une pratique consensuelle dans le domaine de la m´ecanique, en ce sens pragmatique ou instrumentaliste. Je vais montrer que la pratique issue de l’interpr´etation orthodoxe minimale est dans cette situation11.

Pour cela, je vais m’appuyer sur la section 3.4 du chapitre pr´ec´edent, qui a ´etabli le constat selon lequel les scientifiques publient presque toujours leurs articles en se servant de l’interpr´etation orthodoxe minimale (c’est-`a-dire, en adoptant la pratique issue de cette interpr´etation). En particulier, j’ai montr´e que c’est le cas pour les scien- tifiques qui ont travaill´e et produit un r´esultat grˆace `a une autre interpr´etation que l’interpr´etation orthodoxe : ils acceptent de publier avec l’interpr´etation orthodoxe minimale. Il me semble que ce simple fait suffit `a prouver qu’ils acceptent la pratique orthodoxe minimale de fa¸con instrumentaliste ou pragmatique. R´ediger un article se- lon une interpr´etation `a laquelle on ne croˆıt pas n’est possible que si on l’accepte au moins de fa¸con instrumentaliste. Si ce n’´etait pas le cas, ces scientifiques publieraient leurs articles avec l’interpr´etation avec laquelle ils ont travaill´e et `a laquelle ils croient. Mieux, certains scientifiques acceptent aussi d’utiliser la pratique orthodoxe mini- male pour mener leurs recherches, donc pour produire certains travaux, alors mˆeme qu’ils croient en une autre interpr´etation. Je vais d´evelopper l’exemple des physiciens bohmiens. Un des physiciens `a adopter express´ement une telle attitude pragmatique envers l’interpr´etation orthodoxe est Jean Bricmont. Ce physicien belge est un d´e- fenseur connu de l’interpr´etation de Bohm, comme ´etant la meilleure fa¸con de com- prendre la th´eorie quantique et ses propri´et´es12. `A cˆot´e de cela, il consid`ere aussi

que l’interpr´etation orthodoxe, dans sa version minimale, est parfaitement l´egitime et doit ˆetre employ´ee, d`es lors qu’il est question d’une utilisation en pratique de la th´eorie par le physicien dans son travail de recherche13. Par exemple, le postulat de

r´eduction de la fonction d’onde est accept´e, ✓ `a toutes fins pratiques ✔, bien qu’il n’existe pas en tant que postulat dans la formulation bohmienne de la m´ecanique quantique. Cette acceptation instrumentaliste et pragmatique peut d’ailleurs recevoir

11J’ai pr´esent´e cette version minimale au chapitre 2, section 1.3. 12Cf. Bricmont (1999), (2002), (2009).

13Communication personnelle de Jean Bricmont, mai 2011. Sa position semble repr´esentative des

une certaine justification th´eorique : la r´eduction de la fonction d’onde se justifie en m´ecanique bohmienne comme ´etant une r´eduction effective, d`es lors que certaines parties de la fonction d’onde n’interagiront plus ensemble ensuite14. Rappelons que

la formulation math´ematique sugg´er´ee par l’interpr´etation de Bohm est fort diff´e- rente de celle utilis´ee habituellement avec la m´ecanique quantique orthodoxe : elle contient des variables suppl´ementaires pour les positions des particules et le potentiel bohmien, ainsi qu’une ´equation fondamentale en plus de l’´equation de Schr¨odinger15.

Le traitement d’un probl`eme par la formulation bohmienne est ainsi tr`es diff´erent de celui qui a lieu en m´ecanique quantique habituelle avec l’algorithme quantique. Aussi, l’attitude pragmatique qu’adopte Bricmont n’est pas anodine, dans la mesure o`u il est prˆet `a accepter d’utiliser des math´ematiques, des concepts ou des lois qui ne sont pas celles que son interpr´etation sugg`ere naturellement. Il existe une raison pragmatique pour laquelle la formulation orthodoxe est employ´ee par les physiciens partisans de l’interpr´etation de Bohm : pour la r´esolution de la plupart des probl`emes, le formalisme math´ematique de la m´ecanique bohmienne est substantiellement plus compliqu´e `a utiliser que le formalisme standard, `a cause du calcul des trajectoires bohmiennes. C’est un point que les bohmiens reconnaissent volontiers16.

Les physiciens, s’ils ne d´efendent pas `a une interpr´etation particuli`ere, consid`erent au moins la r´eduction de la fonction d’onde, comme ✓ un raccourci pour tout un appareil math´ematique ✔17. D’ailleurs, lorsque Wallace (2008) pr´esente la formula-

tion orthodoxe minimale de la m´ecanique quantique, il en parle comme d’une ✓ m´e- thode pragmatique ✔18 d’obtenir des pr´edictions, c’est-`a-dire une mani`ere d’extraire

du contenu empirique `a partir de la th´eorie formalis´ee.

Le constat que je fais d’une utilisation instrumentaliste de la formulation ortho- doxe de la th´eorie `a l’heure actuelle n’est pas nouveau. D´ej`a, l’historienne Beller faisait un constat similaire `a propos des premi`eres heures de la m´ecanique quantique :

✓ C’´etait sur l’efficacit´e des outils math´ematiques [...] qu’il y avait un accord dans la communaut´e des physiciens quantiques. Et sur ce point les orthodoxes

14

Cf. par exemple Goldstein (2009), section 8, et D¨urr et Teufel (2009, p. 179-183). Ce qui importe ici est que la r´eduction de la fonction d’onde soit consid´er´ee comme une r`egle pour elle-mˆeme, `a toutes fins pratiques. On peut d’ailleurs noter que l’expression✓ for all practical purposes ✔ est r´ecurrente — une trentaine de fois — dans le manuel bohmien de D¨urr et Teufel.

15Cf. chapitre 2, section 2.

16Cf. par exemple Bricmont (communication personnelle, mai 2011).

17C’est la position de Aephraim Steinberg, professeur de Physique `a l’Universit´e de Toronto (com-

munication personnelle, mai 2010). J’ai d´ej`a ´evoqu´e ses travaux, dans lesquels il emploie la m´ecanique bohmienne (Kocsis et al, 2011), au chapitre 4, section 1.2.

18

et l’opposition ´etaient unis. ✔19

Les✓ orthodoxes ✔ ´etaient notamment Bohr et Heisenberg, d´efendant l’interpr´etation dite de Copenhague. Schr¨odinger, de Broglie ou Einstein faisaient partie de l’✓ oppo- sition ✔ et d´efendaient d’autres interpr´etations. Selon Beller, le consensus existe sur les qualit´es des outils math´ematiques : c’est-`a-dire qu’il est d’ordre pragmatique et instrumentaliste.

Le constat que je propose est finalement le suivant. La pratique issue de l’inter- pr´etation orthodoxe minimale est accept´ee au moins de mani`ere instrumentaliste ou pragmatique par tous les physiciens. Ceux qui adoptent par ailleurs `a une interpr´e- tation diff´erente de l’interpr´etation orthodoxe (et y croient par exemple de mani`ere r´ealiste) ont une double attitude : d’une part, ils adoptent parfois la pratique de leur interpr´etation lors de la production de leur travaux, et d’autre part ils adoptent de fa¸con instrumentaliste la pratique issue de l’interpr´etation orthodoxe minimale, pour ce qui concerne la publication de ces travaux et aussi parfois pour leur production.