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Commentaires sur cette notion d’unit´e par la f´econdation

Je vais faire `a pr´esent quelques commentaires plus g´en´eraux sur le concept d’unit´e que j’ai d´efini. Dans un premier temps, je d´etaille en quoi cette unit´e se distingue de

celle fond´ee sur le consensus (section 2.4.1), puis je la compare avec d’autres positions philosophiques (section 2.4.2).

2.4.1 Comparaison avec l’id´ee d’une unit´e comme consensus

La conception de l’unit´e que j’ai propos´ee se fonde sur la f´econdation entre des travaux scientifiques, qui est une notion construite au moyen d’une relation. C’est parce qu’il existe des liens particuliers entre des travaux qu’un domaine de recherche sera uni. Cette relation peut ˆetre qualifi´ee de dynamique, dans la mesure o`u les travaux engag´es dans une relation sont temporellement d´ecal´es : ce sont d’anciens travaux qui sont r´eutilis´es pour la production d’un nouveau travail. En cela, cette unit´e se diff´erencie d’une unit´e consensuelle qui doit r´eunir ce qu’acceptent les physiciens `a un instant donn´e : il s’agit l`a d’une notion statique, fixant un instantan´e de l’´etat de la discipline. Avec l’unit´e par la f´econdation, les liens entre des travaux anciens et d’autres plus r´ecents assurent aussi une unit´e `a travers le temps et par cons´equent une certaine continuit´e de la discipline. Contrairement `a l’unit´e consensuelle, il n’existe pas de corpus fix´e qui soit le reflet de la discipline `a un instant donn´e : les physiciens sont libres de choisir les travaux qu’ils r´eutilisent.

L’unit´e par la f´econdation que j’ai propos´ee satisfait la deuxi`eme contrainte que j’ai impos´ee `a la fin de la section 2.1, `a savoir le fait qu’il s’agisse d’une unit´e positive envers la pluralit´e des interpr´etations. Je veux dire par l`a que le domaine de recherche de la m´ecanique quantique doit ˆetre uni sans exclure la diversit´e des interpr´etations (contrairement `a l’unit´e consensuelle, qui repose sur l’abandon des sp´ecificit´es des diff´erentes interpr´etations). C’est le cas ici : l’unit´e par la f´econdation suppose que les scientifiques puissent r´eutiliser des travaux publi´es avec des interpr´etations vari´ees. C’est donc parce que la pluralit´e interpr´etative est permise parmi les scientifiques que l’unit´e peut exister. L’unit´e que je propose est donc positive vis-`a-vis de la pluralit´e des interpr´etations quantiques et elle d´epasse la critique adress´ee `a l’unit´e consensuelle.

Je vais montrer `a pr´esent que la premi`ere contrainte que j’ai impos´ee est ´egalement satisfaite : le concept d’unit´e par la f´econdation permet de distinguer les deux situa- tions fictives de la section 2.1. Les deux situations ont en commun que la th´eorie de la m´ecanique quantique admet plusieurs interpr´etations et que les physiciens recon- naissent tous de mani`ere instrumentaliste et pragmatique une pratique issue d’une interpr´etation orthodoxe. Dans la premi`ere situation, les physiciens sont regroup´es en fonction de l’interpr´etation qu’ils adoptent, ils publient avec cette interpr´etation et sont incapables de comprendre et de r´eutiliser les articles ´ecrits avec une autre

interpr´etation. Dans la seconde situation au contraire, les physiciens comprennent parfaitement les articles ´ecrits avec n’importe quelle interpr´etation et peuvent les r´eutiliser. Maintenant qu’un crit`ere d’unit´e par la f´econdation a ´et´e donn´e, il est clair que la premi`ere situation n’est pas unie selon ce crit`ere et que la seconde l’est. Rappe- lons que le crit`ere d’unit´e consensuelle de Kitcher ne permet pas de distinguer entre les deux situations. Ainsi, le crit`ere d’unit´e par la f´econdation permet de saisir une diff´erence l`a o`u l’approche consensuelle ne le permet pas, en l’occurence de satisfaire la premi`ere contrainte que j’ai impos´ee.

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Etudions `a pr´esent de fa¸con plus g´en´erale le rapport entre l’unit´e par la f´econda- tion que j’ai propos´ee et l’unit´e consensuelle de Kitcher. L’une d’elle est-elle incluse dans l’autre, ce qui en fait une notion plus fine ? Je vais montrer que les deux notions d’unit´e ne sont pas dans cette relation, mais au contraire qu’elles sont compl´emen- taires l’une de l’autre. La discussion ci-dessus `a propos des deux situations fictives permet de dire qu’il existe des cas o`u un domaine de recherche est uni `a la fois par la f´econdation et pour le consensus (la seconde situation), et parfois uni seulement pour le consensus et pas pour la f´econdation (la premi`ere situation). Je vais `a pr´esent proposer une troisi`eme situation fictive qui est unie par la f´econdation, mais qui ne l’est pas pour le consensus. Consid´erons une th´eorie appel´ee la m´ecanique quantique qui admet plusieurs interpr´etations. Les scientifiques adoptent chacun une interpr´eta- tion, ainsi que toute la pratique qui en est issue, telle qu’elle a ´et´e d´efinie au chapitre pr´ec´edent (section 1). Notamment, leurs articles sont toujours r´edig´es avec leur inter- pr´etation pr´ef´er´ee, sa formulation math´ematique particuli`ere, etc. `A la diff´erence du constat que j’ai dress´e pour la situation actuelle en m´ecanique quantique, les scienti- fiques ne reconnaissent pas de fa¸con instrumentaliste une pratique particuli`ere. Ainsi, il n’existe pas de pratique scientifique qui soit consensuelle dans cette troisi`eme si- tuation, et elle n’est pas unie selon l’analyse de Kitcher. Poursuivons la description de cette situation. Tous les scientifiques sont parfaitement capables de comprendre les autres interpr´etations, leurs formulations math´ematiques et tout le reste des pra- tiques issues des interpr´etations, de sorte qu’ils n’ont aucun mal `a comprendre les articles r´edig´es avec d’autres interpr´etations que la leur et `a les r´eutiliser avec profit. La f´econdation n’est donc pas gˆen´ee par l’interpr´etation qui figure dans les articles publi´es. Ainsi, le domaine de recherche est uni par la f´econdation, avec la d´efinition que j’en ai propos´ee. On a ainsi une situation o`u les travaux peuvent ˆetre f´econds sans entrave, mais o`u les scientifiques ne partagent rien de fa¸con consensuelle et travaillent avec des formulations et des interpr´etations de la th´eorie diff´erentes. Cet exemple pourrait correspondre `a une situation d´eg´en´er´ee de la m´ecanique quantique actuelle :

ce serait le cas o`u la pratique issue de l’algorithme (ou orthodoxe) ne serait mˆeme plus consensuelle de fa¸con instrumentaliste.

Comparons `a pr´esent cette troisi`eme situation avec la premi`ere : selon le concept de l’unit´e par la f´econdation, ces situations sont toutes les deux unies (il ne permet pas donc de faire de diff´erence) ; le concept d’unit´e consensuelle de Kitcher, de son cˆot´e, consid`ere que l’une est unie tandis que l’autre est divis´ee. Cela permet de conclure que les concepts d’unit´e par la f´econdation et d’unit´e consensuelle ne sont pas dans une relation d’inclusion l’un envers l’autre. Il existe tous les cas possibles : certaines situations peuvent ˆetre unies pour un concept d’unit´e et pas pour l’autre. Ces deux concepts d’unit´e sont donc compl´ementaires. Tous les deux sont utiles pour analyser l’unit´e d’un domaine de recherche d’un point de vue pratique. Ils saisissent tous les deux des traits diff´erents de ce qu’on consid`ere intuitivement comme caract´erisant l’unit´e.

2.4.2 Comparaison avec d’autres positions

Dans cette section, je fais encore quelques commentaires sur ma notion d’unit´e par la f´econdation, en mettant en ´evidence certains points de sa d´efinition (ou des pr´esuppos´es sur lesquels elle repose) et en les comparant avec des analyses philoso- phiques ou historiques existantes. Il s’agit d’une br`eve comparaison, dont l’objectif consiste surtout `a indiquer des pistes d’approfondissement pour un futur travail.

Le concept d’unit´e par la f´econdation s’appuie sur l’existence de relations de f´e- condation entre des travaux scientifiques. Ce faisant, je fais de la r´eutilisation des anciens travaux scientifiques la base de la dynamique de la recherche scientifique et de son unit´e. Je me rapproche ainsi des analyses d´efendues par deux auteurs, Kuhn et Beller. Le premier a insist´e dans son ouvrage La Structure des R´evolutions Scientifiques (1962/1970) sur le fait que certains travaux scientifiques majeurs (✓ pa- radigmatiques✔) sont reconnus par une communaut´e de scientifiques, qui s’en ressert pour la suite de ses travaux. Kuhn insiste surtout sur la r´eutilisation des travaux majeurs ; de mon cˆot´e, je permets qu’elle concerne aussi des travaux plus mineurs — la r´eutilisation est consid´er´ee comme un ´el´ement de base du travail scientifique quo- tidien. Kuhn consid`ere aussi que la r´eutilisation des travaux scientifiques est surtout une acceptation de certains engagements ou de certains pr´esuppos´es : par exemple, elle consiste `a reprendre une loi, un concept, une m´ethodologie, un instrument de mesure... Ma d´efinition de la f´econdation autorise que la r´eutilisation se fasse sur la base d’un d´esaccord, qu’elle soit une modification ou une critique. Par exemple, un

r´esultat jug´e incorrect peut ˆetre une incitation `a travailler sur un nouveau r´esultat qu’on esp`ere ˆetre diff´erent.

De son cˆot´e, Beller a d´evelopp´e dans son ouvrage Quantum Dialogue (1990), qui est une ´etude historique des d´ebuts de la m´ecanique quantique, l’id´ee selon laquelle la recherche scientifique peut fonctionner sous forme d’un ✓ dialogue ✔ entre des approches diff´erentes et comp´etitives. Ces approches communiquent n´eanmoins : les travaux sont critiqu´es ou repris de mani`ere s´elective. Ma conception de l’unit´e par- tage avec Beller l’id´ee que la r´eutilisation des travaux n’est pas n´ecessairement une adoption pleine et enti`ere. Je souscris aussi au fait que cette r´eutilisation peut ˆetre partielle, en concernant seulement un aspect du travail en question (une hypoth`ese th´eorique, un concept, etc) et non pas sa globalit´e. Je partage aussi son id´ee que la recherche ne suppose pas qu’il existe un accord sur les fondements de la discipline — il n’y a pas besoin qu’un dogme soit partag´e par tous les protagonistes. Cependant, je me d´etache de Beller en ne mettant pas seulement l’accent sur le d´esaccord : la communaut´e de vues peut aussi ˆetre un moteur de la recherche. L`a o`u elle plaide en faveur d’une pluralit´e d’approches distinctes et alternatives, je maintiens qu’il existe une limite pour qu’une unit´e se maintienne dans la discipline : ces approches doivent ˆetre f´econdes et les travaux r´eutilisables. De fa¸con g´en´erale, on peut consid´erer que mon concept d’unit´e par la f´econdation formalise une notion d’unit´e qui est implicite chez Beller, tout en en proposant une d´efinition plus g´en´erale.

Conclusion

Afin de compl´eter l’analyse de Kitcher qui propose un concept d’unit´e consensuelle, cette section a pr´esent´e un nouveau concept d’unit´e pour la recherche scientifique en- visag´ee d’un point de vue pratique. Il repose sur une relation dite de ✓ f´econdation ✔ entre des travaux scientifiques, qui existe lorsque la r´eutilisation d’un ancien tra- vail facilite la r´ealisation d’un nouveau travail pour le scientifique. J’ai propos´e de consid´erer qu’un domaine scientifique est ✓ uni par la f´econdation ✔, vis-`a-vis des interpr´etations de la th´eorie, si l’interpr´etation mise en jeu dans la publication d’un travail n’est pas un obstacle `a ce que ce travail puisse ˆetre f´econd pour un autre travail. J’ai ´egalement propos´e une g´en´eralisation des d´efinitions de la relation de f´econdation et de l’unit´e par la f´econdation, afin qu’elles puissent concerner d’autres param`etres ´epist´emiques que les seules interpr´etations quantiques. J’ai montr´e qu’il faut consid´erer mon concept d’unit´e par la f´econdation comme ´etant compl´ementaire de celui d’unit´e consensuelle de Kitcher. Les deux sont utiles pour analyser l’unit´e

d’un domaine scientifique et en soulignent des caract´eristiques diff´erentes.

3 L’unit´e par la f´econdation de la m´ecanique quantique

Le but de ce chapitre est d’´etudier la question de savoir si la m´ecanique quantique est un domaine de recherche uni d’un point de vue pratique, ´etant donn´e la plura- lit´e d’interpr´etations qui existe dans la pratique scientifique. Il s’agit d’identifier, le cas ´ech´eant, le(s) concept(s) d’unit´e qui peut (peuvent) s’y appliquer. Apr`es avoir montr´e certains limites du concept d’unit´e consensuelle de Kitcher, j’en suis venu `a proposer un nouveau concept d’unit´e, qui repose sur la f´econdation entre les travaux scientifiques (section 2). Or `a la fin de la section 2.1, j’ai d´efini trois contraintes qu’un nouveau concept d’unit´e devrait remplir. La section 2.4.1 a ´etabli que mon concept d’unit´e par la f´econdation satisfait les deux premi`eres contraintes. Cette section 3 a pour but d’´etablir que la troisi`eme contrainte, qui est de loin la plus importante, est v´erifi´ee : il s’agit de montrer que ce concept d’unit´e s’applique effectivement au cas de la m´ecanique quantique. C’est la th`ese que je souhaite d´efendre `a pr´esent. Cela doit me permettre de conclure que la m´ecanique quantique est unie au sens de la f´econdation, en plus de l’ˆetre au sens du consensus selon Kitcher.

Pour cela, il s’agit d’´evaluer dans quelle mesure le domaine de la m´ecanique quan- tique respecte la d´efinition de l’unit´e propos´ee `a la section 2.3 : les interpr´etations qui se trouvent dans les articles publi´es sont-elles un obstacle `a leur r´eutilisation et leur f´econdit´e ? La r´eponse `a cette question est par nature d´elicate, car la d´efinition de l’unit´e invite `a consid´erer potentiellement tous les travaux existants et leurs relations de f´econdation. Cela suppose de rechercher si des relations de f´econdation existantes ont ´et´e rendues plus difficiles `a cause de l’interpr´etation et si d’autres relations de f´econdation ont ´et´e manqu´ees. Ce dernier point est particuli`erement difficile `a ´etablir et je ne tenterai pas d’´ecrire une histoire contrefactuelle pour les d´eveloppements de la recherche35. Au lieu de chercher `a v´erifier litt´eralement cette d´efinition, je vais montrer

qu’il y a de bonnes raisons de penser qu’elle s’applique dans le cas de la m´ecanique quantique. J’avance deux arguments : le premier est que, ´etant donn´e la fa¸con dont les articles sont publi´es dans le domaine, les scientifiques sont actuellement ´equip´es pour les comprendre (section 3.1) ; le second est qu’il existe de nombreux exemples

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Pour une r´e´ecriture historique contrefactuelle du d´eveloppement interpr´etatif de la m´ecanique quantique, voir par exemple le chapitre 10 de Cushing (1994), intitul´e✓ An Alternative Scenario ? ✔. Il consid`ere ce qu’aurait ´et´e la m´ecanique quantique si l’interpr´etation de Bohm avait ´et´e propos´ee avant celle de Copenhague. Pour une r´eponse `a certaines de ces positions, voir par exemple Saunders (2005).

de scientifiques qui travaillent avec une interpr´etation et qui ont r´eutilis´e des travaux ´ecrits avec des interpr´etations diff´erentes, ce qui sugg`ere que les ´eventuelles difficult´es ne sont pas grandes (section 3.2). Ainsi, la section 3.1 donne des raisons de principe, tandis que la section 3.2 fournit des exemples concrets.