• Aucun résultat trouvé

Je consid`ere `a pr´esent une autre composante de la pratique scientifique : les sch´e- mas explicatifs (l’´el´ement 4 de la citation de Kitcher p. 129). Ils contiennent les mo- tifs que les scientifiques consid`erent comme explicatifs, c’est-`a-dire ce qui constitue la trame de l’explication. Je vais montrer qu’ils peuvent d´ependre de l’interpr´eta- tion adopt´ee, comme cela a ´et´e le cas dans les sections pr´ec´edentes. Autrement dit, je vais montrer que des scientifiques qui adoptent des interpr´etations diff´erentes peuvent reconnaˆıtre des motifs d’explication diff´erents.

L’id´ee g´en´erale est la suivante : comme les interpr´etations quantiques s’appuient notamment sur des formulations math´ematiques diff´erentes, elles conduisent `a r´e- soudre un mˆeme probl`eme de diff´erentes fa¸cons. Ces r´esolutions diff´erentes s’appuient sur des motifs d’explication diff´erents. Je propose d’illustrer ce raisonnement sur un exemple simple, celui de l’exp´erience de la mesure de spin que j’ai pr´esent´ee au cha- pitre 2 (notamment section 2.3). Afin de mesurer le spin d’un ´electron selon un axe z, on l’envoie dans un appareil (dit de Stern-Gerlach) qui le d´evie en fonction de son spin, selon l’axe z. Il n’existe que deux r´esultats possibles pour la mesure : ou bien l’´electron est d´etect´e dans la branche inf´erieure et on dit qu’il a un spin ✓ vers le bas ✔, not´e |↓i, ou bien il est d´etect´e dans la branche sup´erieure et on dit qu’il a un spin ✓ vers le haut ✔, not´e |↑i.

Comparons comment la m´ecanique bohmienne et l’interpr´etation orthodoxe pro- posent de r´esoudre le cas d’un ´electron dont l’´etat initial de spin est 1

2(| ↑i + | ↓i)

et qui est mesur´e par une tel appareil29. Pour un physicien qui adopte la m´ecanique

bohmienne, la propri´et´e de spin se r´eduit `a une propri´et´e spatiale face `a un certain appareil de mesure. Il commence par consid´erer la position initiale de l’´electron par rapport `a l’extension spatiale de la fonction d’onde initiale. Il montre que, si la po- sition initiale de l’´electron est dans la partie sup´erieure de cette extension spatiale, alors sa trajectoire finira par arriver dans la branche sup´erieure en sortie de l’appareil, de sorte que l’´electron sera ´etiquet´e de spin | ↑i. R´eciproquement, si sa position est

29

Pour la justification de la validit´e du raisonnement concernant la m´ecanique bohmienne, je renvoie `a Albert (1992), p. 145-147.

dans la partie inf´erieure, alors il sortira par la branche inf´erieure et sera caract´eris´e comme de spin | ↓i. Comme l’´electron a initialement 50 % de chance d’ˆetre dans la partie sup´erieure ou inf´erieure de l’extension spatiale de la fonction d’onde initiale, on en d´eduit que le r´esultat de la mesure est |↑i ou |↓i avec une probabilit´e 1/2.

D’un autre cˆot´e, pour un physicien qui adopte l’interpr´etation orthodoxe, le spin est une propri´et´e intrins`eque de l’´electron. Il raisonne de la fa¸con suivante. Un ´elec- tron dans un ´etat de spin | ↑i se retrouvera dans la branche sup´erieure en sortie de l’appareil, et un ´electron dans un ´etat | ↓i se retrouvera dans la branche inf´erieure. Pour un ´electron dans l’´etat superpos´e initial 1

2(|↑i + |↓i), la superposition est main-

tenue en sortie de l’appareil. Les d´etecteurs en sortie de l’appareil conduisent `a une r´eduction al´eatoire de l’´etat sur l’une ou l’autre des deux composantes, de sorte que le r´esultat de la mesure est |↑i ou |↓i avec une probabilit´e 1/2. On remarque que ces deux r´esolutions conduisent aux mˆemes pr´edictions probabilistes, ce qui t´emoigne de leur ´equivalence.

Cet exemple permet d’illustrer le fait que les motifs d’explication d´ependent de l’interpr´etation quantique adopt´ee. Soit le ph´enom`ene suivant `a expliquer : sachant que l’´electron ´etait initialement dans l’´etat de spin 1

2(|↑i+|↓i), la mesure de son spin

donne le r´esultat |↑i. Je vais comparer les explications que proposent les interpr´eta- tions bohmienne et orthodoxe. Pour la m´ecanique bohmienne, une explication prend la forme suivante : la position de l’´electron ´etait initialement dans la partie sup´erieure de l’extension spatiale de la fonction d’onde ; en raison de la dynamique de la fonction d’onde, il se retrouve dans la branche sup´erieure de l’appareil de Stern-Gerlach ; il est donc qualifi´e de ✓ vers le haut ✔. Selon l’interpr´etation orthodoxe, l’explication est : l’´electron est dans une superposition pendant sa travers´ee de l’appareil ; une r´eduction se produit dans le d´etecteur final, qui donne avec une ´egale probabilit´e (objective) un r´esultat |↑i ou |↓i ; il se trouve que dans ce cas c’est le r´esultat |↑i qui est obtenu.

Ces explications mettent en jeu des motifs d’explication tr`es diff´erents. Elles ne portent pas sur la mˆeme propri´et´e (bien qu’elle ait `a chaque fois le nom de ✓ spin ✔) : selon l’une, il s’agit d’une propri´et´e qui se r´eduit `a la position spatiale de l’´electron relativement `a l’appareil de mesure ; selon l’autre, il s’agit d’une propri´et´e intrins`eque `a l’´electron, mais qui n’est pas d´efinie en toute circonstance. Les deux explications ne partent pas des mˆemes pr´emisses : l’une consid`ere la position initiale de l’´electron, tandis que l’autre ne fait rien de tel. Les lois utilis´ees ne sont pas les mˆemes : l’inter- pr´etation bohmienne convoque l’´equation de Schr¨odinger et l’´equation guidante pour la position de l’´electron, tandis que l’interpr´etation orthodoxe consid`ere l’´equation de Schr¨odinger et le postulat de projection. Les lois de la m´ecanique bohmienne sont

d´eterministes, tandis que l’interpr´etation orthodoxe utilise une loi ind´eterministe. Ces lois ne sont pas convoqu´ees `a la mˆeme place dans l’explication : l’´equation guidante est employ´ee au cours du d´eplacement de l’´electron, tandis que le postulat de r´educ- tion de l’´etat est employ´e `a la toute fin de l’exp´erience. Ainsi, cet exemple illustre le fait que les motifs d’explication bohmiens et orthodoxes peuvent ˆetre diff´erents. De fa¸con g´en´erale, le motif d’explication qui sous-tend un raisonnement d´epend de l’interpr´etation adopt´ee.